Une montagne de déchets plastiques

Pourquoi les entreprises doivent passer à l'économie bleue

© vchal via Getty Images

Gunter Pauli est parfois surnommé le « Steve Jobs du développement durable ». Son combat ? Sortir du modèle de consommation et de production actuel pour basculer dans ce qu'il appelle « l'économie bleue », un modèle dont le principe n'est pas destructeur de ressources... Mais régénérateur. Rencontre.

Pensez-vous que les entreprises, dans leur modèle actuel, soient vouées à disparaître ?

GUNTER PAULI :  Nous évoluons dans un monde où les inégalités de richesses se creusent. C’est vrai entre les individus, mais aussi entre les entreprises. Les marchés se concentrent autour de quelques acteurs qui sont les seuls à maîtriser entièrement la chaîne de valeur. Les entreprises « moyennes » n’ont alors que peu de choix : soit elles se font racheter par l’un des grands groupes dominants, soit elles changent complètement de modèle d’affaires. Je doute de la survie de celles qui ne s’adapteront pas. L’innovation dont nous avons besoin aujourd’hui se situe dans leur organisation.

Vous identifiez trois types d’économies : la rouge (dans laquelle nous sommes actuellement et qui use et abuse des ressources), la verte (qui implique de payer plus cher pour des produits respectueux de l’environnement) et la bleue (qui permettrait de régénérer les ressources et donc de sauver la planète). Est-il réellement possible pour toutes les industries de transiter vers une économie bleue ?

G. P. :  Il n’y a pas le choix ! Tout d’abord pour une raison très business qui est que l’on ne peut plus se différencier dans une économie rouge. Ainsi, si vous n’avez pas un département au sein de votre entreprise capable d’envisager et de gérer le futur… vous n’existez déjà plus. Ensuite, il y a le cas de l’économie verte, pour laquelle je me suis battu pendant 30 ans. Mais il faut reconnaître que c’est une économie pour les riches, qui ne permet pas de proposer des produits qui soient les meilleurs de leur marché au plus grand nombre. C’est pour ça que je prône cette économie bleue. Elle doit proposer au niveau local des produits offrant une réelle plus-value pour répondre aux besoins de base de tout le monde. Et ça, ça marche : avec plus de 200 projets réalisés, force est de constater que le marché n’est pas seulement prêt, il est enthousiaste. On fabrique des champignons avec du café, eux-mêmes sont transformés en nourriture pour les poules qui donnent des œufs. D’un coup nous avons quatre produits là où n’en avions qu’un. Donc oui, toutes les industries peuvent transiter. Mais il faut quitter le concept d’une économie où l’on est obligé d’être le moins cher pour être acheté. Parce que baisser les prix, ça signifie éliminer le tissu social, polluer ou faire travailler des enfants en profitant des réglementations faibles des pays du tiers monde. Par ailleurs, nous avons toutes les technologies et moyens nécessaires pour réussir cette transformation. Ce qui n’existe pas encore, c’est le modèle d’affaires qui va avec. Prenons, par exemple, le marché de l’automobile. Le changement de perspective qu’implique le passage à une économie bleue voudrait que les acteurs considèrent leur marché non plus comme celui de la voiture, mais comme celui de la mobilité. Ils comprendraient alors qu’ils doivent apprendre à fonctionner en interaction avec les réseaux d’électricité, les villes, les citoyens.

Il faut quitter le concept d’une économie où l’on est obligé d’être le moins cher pour être acheté.

Les entreprises sont-elles préparées à opérer ce basculement ?

G. P. :  Nous touchons ici un élément très important : l’ignorance. Je crois que beaucoup de gens sont ignorants de l’impact négatif de leurs actions. La contrepartie étant que la majorité des entreprises sont tout aussi ignorantes des opportunités qui existent si elles changeaient leur modèle. Le problème vient de l’éducation reçue. Dans les écoles de commerce ou d’ingénieurs, on apprend aux élèves à se concentrer sur une mission unique et un résultat précis. Résultat, il devient impossible de savoir que l’on pollue avec les mines lorsque l’on s’occupe du marketing ou de la supply chain. Forcément, vous n’êtes pas mineur ! Vous vous contentez d’acheter une matière première qui va servir à fabriquer un produit. La séparation systématique de chaque étape fait que nul n’est maître de la totalité de la chaîne. C’est pour cette raison que nous ne pourrons pas changer de modèle d’affaires sans faire évoluer notre système de formation. C’est dans ce but que la commission de l’Union européenne a décidé de voter une responsabilité élargie pour les entreprises : désormais, elles sont responsables de leurs produits même si elles se sont contentées de les vendre. S’il est avéré qu’une société participe à un problème, il faut qu’elle soit capable de le reconnaître, de s’excuser et de s’engager non seulement à corriger ses erreurs passées, mais aussi à créer des conditions de production et de consommation qui éliminent le problème identifié.

Il existe désormais des outils pour évaluer l’impact des entreprises. Les jugez-vous efficaces et suffisants ?

G. P. :  Prenons l’analyse du cycle de vie, qui est une méthodologie proposée par l’Union européenne. Elle permet de mesurer – et de comparer - l’impact d’un produit sur l’environnement. Selon cette méthode, une bouteille en plastique est déclarée meilleure pour l’environnement qu’une bouteille en verre ! C’est une aberration obtenue à cause des critères utilisés. En termes de coûts - énergétique et de transport -, la bouteille en plastique est effectivement meilleure. Mais si on transforme une bouteille en verre en mousse de verre, qui devient ensuite un matériau de construction pour préfabriquer une maison, on se rend compte que la bouteille de verre l’emporte haut la main. Le problème avec les mesures actuelles, c’est qu’elles ne dépassent jamais les frontières du secteur étudié. Oui, c’est déjà bien qu’on fasse des calculs… mais ils restent basés sur un modèle d’affaires qui n’a plus lieu d’être. Il faut reconnaître que changer ces modèles mobiliserait les lobbies. C’est un véritable problème.

Sans compter que les mesures rectificatives à mettre en œuvre sont très nombreuses. Une marque bio, par exemple, ne sera pas forcément durable ou éthique. Par où commencer ?

G. P. :  Si le but est d’adapter un modèle existant et de faire « moins mal », le bio est un bon début. Mais si votre but est de transformer l’économie pour qu’elle devienne compétitive et puisse répondre aux besoins de tout le monde, là, c’est clairement insuffisant. Par ailleurs, il ne faut pas que ce soit un prétexte pour se donner bonne conscience – « je suis bio, donc c’est moins grave si je ne suis pas local. » – Il ne faut plus se contenter de « faire moins mal ». Il faut « faire du bien »  ! La seule proposition qui est valable, c’est celle qui est meilleure pour l’environnement, la santé et le tissu local. Ça ne demande pas une simple amélioration… ça demande une vraie transformation. Et pour s’y mettre, la première chose à faire, c’est d’oublier tout ce que vous savez, tout votre historique. Il faut faire un inventaire des actifs disponibles, de ses forces – surtout pas de ses faiblesses – et du portefeuille d’opportunités qui s’offre.

Est-ce que changer son modèle de production et de consommation exige aussi de changer l’organisation d’une entreprise ?

G. P. :  C’est assez étonnant. Tout le monde s’accorde à dire que les bureaux des années 60, où chacun est installé dans sa petite pièce fermée, c’est le passé. Par contre, penser à faire évoluer les modèles de gestion serait impossible. Alors qu’on a tous les outils à disposition. Mais après 50 ans de MBA où chacun a été formé à travailler sur des fichiers Excel, il devient difficile d’éliminer certains usages. Les jeunes ont beaucoup plus l’habitude de travailler en multitasking, un peu comme les GAFA. Or, on nous a rabâché que le travail doit se faire de manière linéaire et la majorité des chefs d’entreprise sont formés ainsi. 

Alors que vous possédiez une marque de lessive écologique, vous avez tout arrêté pour ne pas contribuer à la déforestation. Peut-on réformer toutes les industries ?

G. P. :  Un entrepreneur ou un PDG d’entreprise qui n’a jamais connu de crise est un menteur. Ou alors il ne gère pas vraiment son entreprise… Il faut savoir que les moments de crise sont de bonnes nouvelles. Pour se réformer, les entreprises doivent se confronter aux problèmes et sortir du système linéaire dans lequel elles sont ancrées. Celles qui jugent qu’il est trop tard pour changer – notamment celles qui exploitent les ressources – auront un avantage compétitif à court terme. Mais elles perdront sur le long terme.

Pensez-vous que le changement viendra d’en haut – de mesures contraignantes prises par les instances politiques – ou d’en bas, c’est-à-dire des consommateurs ou des employés ?

G. P. :  Il ne faut jamais attendre qu’un président – d’un pays ou d’une entreprise – soit capable de changer de telle manière à ce qu’il y ait une transformation. Je n’y crois tout simplement pas. Ce sont, en général, les gens qui n’ont pas de fric ni d’expérience qui sont les plus aptes à conduire les transformations. La précondition étant de n’avoir rien à perdre. Sinon, on ne prend pas de risque, on s’en tient à ce que les experts disent être le futur. Il y a des exceptions, bien sûr… Mais en général les ruptures viennent de ceux qui sont installés en périphérie de l’économie. C’est aussi parce que le degré de liberté y est beaucoup plus avancé.

 Ce sont, en général, les gens qui n’ont pas de fric ni d’expérience qui sont les plus aptes à conduire les transformations. La précondition étant de n’avoir rien à perdre

Votre message est plutôt porteur d’espoir. Est-ce une vision utopiste ou réaliste ?

G. P. :  Quand on fait l'analyse et l'inventaire de toutes les opportunités, on devient vite optimiste. Nous sommes tellement ignorants de tout ce qui est possible.  

Avez-vous des exemples étonnants d’entreprises qui ont atteint le stade de l’économie bleue ?

G. P. :  Celui qui me vient à l’esprit est celui de Novamont, leader dans le domaine du bioplastique végétal. Aujourd’hui, ils transforment le chardon – considéré comme une mauvaise herbe ! – en six produits biochimiques. Et parmi leurs produits, on trouve des substituts pour le glyphosate. À bon entendeur…


Cet article est paru dans la revue 17 de L'ADN consacrée à la révolution bleue. Vous en voulez encore ? Vous pouvez commander votre exemplaire ici.


PARCOURS DE GUNTER PAULI 

Industriel belge, il reprend la société de produits ménagers Ecover et la transforme en modèle d'économie verte. Quand il comprend que la base de son entreprise repose sur l'exploitation de l'huile de palme qui détruit les forêts ainsi que l'habitat des orangs-outans, il la vend et se consacre à un modèle plus durable qu'il nomme l'économie bleue. Il crée alors la fondation ZERI (Recherche et Initiatives pour Zéro Pollution). Membre du Club de Rome, il milite pour la diffusion de solutions véritablement durables à dimension sociale, notamment à travers des livres, des conférences et des cours d’éducation auprès des jeunes.

À LIRE

Gunter Pauli, L'économie bleue 3.0, 2ème édition, Nouvelles Éditions Caillade, 2017

Gunter Pauli, Soyons aussi intelligents que la nature, L'observatoire, 2018 

À VOIR

zeri.org

france.novamont.com

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Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
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  1. Avatar Christian dit :

    Le lien vers Novamont ne fonctionne pas

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