Trois exterminateurs dans des combinaisons jaunes, avec de la fumée

Halte aux business pas modèles !

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John Elkington est un entrepreneur et activiste de l'économie durable de la première heure. Pour lui, les dirigeants qui refusent de changer leurs pratiques pour sauver la planète méritent... d'être en prison. Interview.

À en croire un nombre croissant de scientifiques et d’économistes, c’est inévitable : on va droit dans le mur. Que pensez-vous de ces analyses ?  

John Elkington :  Les fouilles archéologiques comme les analyses historiques montrent clairement que les civilisations sont vouées à disparaître – et parfois très rapidement. De nombreux facteurs contribuent à ces effondrements. Les guerres, les migrations de masse, les maladies, les crises économiques et les dérèglements climatiques. En ce sens, oui, nous sommes plus proches d’un effondrement que nous ne l’avons jamais été depuis l’apogée de la guerre froide. Pour autant, est-ce que je pense que la fin du monde est proche ? Probablement pas. Mais il est certain que l’urbanisation croissante de nos sociétés nous rend plus vulnérables à tous les risques.

Les entreprises ont-elles intégré ces risques dans leur stratégie ou sont-elles dans le déni ?

J. E. :  Elles prennent de plus en plus conscience des enjeux liés à la durabilité, mais même les plus exemplaires participent aux problèmes qu’elles disent vouloir résoudre. En 1994, j’ai proposé la notion de Triple Bottom Line (TBL, ou triple résultat, qui évalue l’entreprise sous trois angles :  People, Planet, Profit – Personnes, Planète, Profit, ndlr). Depuis, des milliers de sociétés ont communiqué sur leur performance TBL ou leur empreinte carbone. Certaines sont même devenues ce que l’on appelle des benefit corporations, c’est-à-dire qu’elles génèrent du profit tout en tenant compte de la société et de l’environnement. Cela se traduit dans leur structure même, leur modèle d’organisation et par une certification officielle. Mais malgré ces signaux positifs, il reste encore un très long chemin à parcourir. Comme le faisait remarquer le spécialiste de l'innovation frugale Navi Radjou dans un récent article, 100 entreprises sont responsables de 71% des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Les chiffres du rapport Planète Vivante 2018 du WWF sont également sans équivoque : entre 1970 et 2014, nous avons perdu 60 % des espèces d’animaux sauvages. Il est urgent d’agir. Même une personnalité comme Larry Fink, CEO de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs mondial, a alerté les entreprises en janvier 2018 : elles doivent faire plus !

Nous sommes plus proches d'un effondrement que nous ne l'avons jamais été depuis l'apogée de la guerre froide.

Et les pouvoirs politiques ?

J. E. :  Que ce soit aux États-Unis, en Russie, en Italie, au Royaume-Uni, en Turquie, aux Philippines ou en Arabie Saoudite, il est difficile de dire que les pouvoirs politiques vont dans la bonne direction. L’espoir se situe sans doute davantage au niveau des municipalités : les maires ont plus de flexibilité pour appliquer l’accord de Paris sur le climat, ou les objectifs de développement durable de l’ONU. Il existe des initiatives comme C40, qui rassemble 96 villes parmi les plus importantes du monde – soit 25 % du PIB mondial, mais aussi 70 % des émissions de gaz à effet de serre. Cette organisation se donne pour mission de lutter contre le dérèglement climatique. Des plateformes destinées à partager les meilleures pratiques publiques émergent aussi, à l’instar d’Apolitical. Tous ces projets sont nécessaires et réjouissants.

 

Les entreprises polluantes ont-elles toujours conscience des dégâts qu’elles causent ?

J. E. :  Dans une certaine mesure, je dirais que nous sommes tous en plein délire. Le degré de pollution des entreprises à travers le monde est inimaginable. Les évolutions sur ces sujets sont désespérément mauvaises. Il n’y a qu’à jeter un œil aux travaux réalisés sur la Great Acceleration (ou Grande accélération : cette appellation correspond à la phase II de l’Anthropocène, dans laquelle nous sommes entrés depuis 1945 et qui voit l’accélération de la concentration du dioxyde de carbone dans l’atmosphère, ndlr). Est-ce que les CEO et les comités exécutifs ne se rendent pas compte de ce qui se passe ? Il faudrait qu’ils soient tous aveugles pour passer à côté de ces informations qui sont reprises par tous les médias, y compris les grands journaux financiers… Mais la majorité des dirigeants subissent des pressions extrêmement fortes qui ne sont jamais dictées par les questions écologiques. Elles sont liées à leurs résultats financiers et à leur capacité à faire émerger des technologies disruptives. Heureusement, la nouvelle génération de décideurs pense très différemment. Quant à savoir si elle va réussir à mener les entreprises dans la bonne direction… le futur nous le dira.

A-t-on démontré qu’il était possible de générer de la croissance sur la base d’un modèle vertueux pour la planète ?

J. E. :  On parle sans cesse de nouvelles technologies ou de produits révolutionnaires mais ce sont les business models qui doivent changer. Ils doivent être sociaux, intégrés, circulaires... Il y aurait plusieurs pistes à explorer. Par exemple, les entreprises devraient répondre à des besoins qui ont été ignorés. On a tendance à croire que si une offre n’existe pas, c’est qu’il n’y a pas de demande. La réalité, c’est que l’offre a toujours été concentrée sur les consommateurs les plus riches. C’est une erreur. Il y aurait de nombreuses opportunités qui pourraient reposer sur une meilleure utilisation des ressources en transformant des solutions énergivores en solutions plus propres et plus efficaces. 

Que penser des dirigeants et des industriels qui refusent de changer leurs pratiques ?

J. E. :  Qu’ils devraient être en prison. Ou, au moins, inemployables. Ceux qui détruisent le monde en toute connaissance de cause devraient être poursuivis en justice et leur richesse devrait servir à soutenir tous ceux qui souffrent à cause de leur aveuglement volontaire. J’ai d’ailleurs eu des échanges publics à ce sujet avec Rex Tillerson, l’ancien CEO de la société pétrolière ExxonMobil.

Les dirigeants et industriels qui refusent de changer leurs pratiques devraient être en prison.

Les activistes, les ONG et les citoyens sont à l’œuvre pour obtenir l’engagement des entreprises. Est-ce une pression suffisante ?

J. E. :  Le monde est, de manière générale, bien plus transparent que lorsque j’ai commencé à travailler sur la transformation des entreprises dans les années 70. Mais il y a des exceptions. En 2008, quand la société Lehman Brothers s’est effondrée, une semaine avant sa chute, j’ai été menacé par ses équipes pour avoir introduit un appareil photo dans leurs bureaux londoniens. Aujourd’hui, tout le monde – ou presque – possède un appareil photo et une caméra sur son téléphone.Pourtant, les entreprises peuvent toujours agir en secret. C’est particulièrement vrai dans les pays où les gouvernements ne sont pas vraiment démocratiques.

Les générations qui viennent semblent conscientes des difficultés auxquelles elles vont être confrontées. Avez-vous des conseils à leur adresser ?

J. E. :  Les générations X, Y et Z ont leur propre mode de pensée… mais on ne peut pas leur confier la responsabilité de transformer à elles seules le monde et les entreprises. Les enjeux sont trop importants, l’urgence trop intense. C’est un défi qui est transgénérationnel. Les différentes générations vont devoir s’entendre pour travailler mieux et ensemble. J’ai 69 ans… et j’ai l’impression que ma carrière commence tout juste.


Cet article est paru dans le numéro 17 de la revue de L'ADN consacré aux Tendances 2019. Pour vous procurer ce numéro, cliquez ici.


PARCOURS DE JOHN ELKINGTON

Auteur, conseiller et entrepreneur anglais, il est spécialisé sur les sujets de l’environnement, du développement durable et de l’innovation sociale. Il a notamment théorisé en 1994 le principe du TBL - Triple Bottom Line - qui vise à évaluer la performance des entreprises selon les 3P : Planète – Personnes – Profit. Il a également participé au lancement du projet The B Team aux côtés notamment de Richard Branson. Il s’agit d’une organisation à but non lucratif réunissant un groupe de dirigeants mondiaux afin que les entreprises donnent la priorité au bien-être des personnes et à la planète.

À LIRE

Sir Richard Branson, Jochen Zeitz et John Elkington, The Breakthrough Challenge: 10 Ways to Connect Today's Profits with Tomorrow's Bottom Line, Jossey Bass, 2014

John Elkington, « 25 Years Ago, I Coined the Phrase “Triple Bottom Line.” Here Why It’s time to Rethink It », sur hbr.org

Certified B Corporation, sur bcorporation.net

Rapport Planète Vivante 2018, sur wwf.fr

À VOIR

Breakthrough Business Models, sur YouTube

À VISITER

apolitical.co

igbp.net

Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.
commentaires

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  1. Avatar Cam Dewoods dit :

    Très intéressant et éclairé. Nous sommes beaucoup à rêver un monde où " Ceux qui détruisent le monde en toute connaissance de cause devraient être poursuivis en justice et leur richesse devrait servir à soutenir tous ceux qui souffrent à cause de leur aveuglement volontaire" mais dans les faits...

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