20% : c'est la part de la population qui poursuit ses études au moins cinq ans après le bac. De plus en plus nombreuses, les élites imposent leurs codes. Consommation, culture, médias, travail... leurs méthodes et valeurs affirmées créent une fracture avec le reste de la société. La sociologue Monique Dagnaud et le journaliste Jean-Laurent Cassely étudient cette population dans leur dernier ouvrage, Génération surdiplômée - Les 20 % qui transforment la France, paru aux éditions Odile Jacob le 27 janvier 2021.
Traditionnellement, pour exposer les inégalités, on oppose les 1% les plus riches aux 99% les plus pauvres. Vous partez d’un autre postulat : et si la vraie fracture était entre les 20% des gens les plus diplômés et les autres ?
Monique Dagnaud : Si le clivage des « 1% » contre les « 99% » est si souvent repris aujourd’hui, c’est qu’il a été transformé en slogan politique percutant, notamment avec le mouvement Occupy Wall Street. Quand on réfléchit un instant, on se rend vite compte que les gens que l’on rencontre – que ce soit dans les entreprises, les start-up, l’univers de la recherche, les agences de communication…– ont toujours fait cinq ans d’études ou plus après le bac. Comment se fait-il qu’aucune étude n’ait été faite sur ces diplômés au cursus assez long ? Déjà dans les années 80, lorsque j’étais à Berkeley, il existait un débat sur le rôle qu’allait jouer cet « univers des diplômés », qui ne cessait de s’étendre et de produire des profils qui n’étaient pas forcément destinés à prendre la tête des entreprises ou des hautes administrations, mais à graviter autour, à remplir des fonctions d’expertise, de recherche ou de gestion et qu’on nommait la professional managerial class. À l’époque, la question n’intéressait personne en France, où il persiste encore aujourd’hui une lecture assez marxiste de la société, une opposition entre capital et travail. En discutant avec Jean-Laurent, nous avions certaines intuitions sur ces « 20% » de personnes surdiplômées, qui jouent un rôle stratégique dans les sociétés développées, et jouent un rôle moteur dans la transition numérique et écologique. D’un côté il y a ceux qui endossent les nouveaux métiers dynamisés par l’innovation, de l’autre ceux qui continuent d’exister dans des professions anciennes comme le droit, la médecine ou la finance. Ce sont deux populations qui se connaissent, qui ont des parcours universitaires parallèles, qui ont fait des séjours prolongés à l’étranger, qui ont l’anglais pour espéranto, qui sont mobiles intellectuellement et géographiquement… et qui sont différents, culturellement parlant, du reste de la société.
Jean-Laurent Cassely : Depuis une dizaine d’années, j’ai beaucoup écrit sur les milieux des start-up, de l’innovation, les méthodes de travail émergentes, la gentrification ou encore les consommations alternatives. Sur tous ces sujets, le clivage éducatif et culturel est fortement présent. Mais plutôt que de s’y intéresser, les commentaires politiques, les tribunes ou les émissions de débat mettent l’accent sur le poids des 1% des plus riches face aux classes populaires. Il existerait entre les deux une énorme classe moyenne indifférenciée qui, selon moi, a assez peu de consistance aujourd’hui. Notre projet a pour ambition de redessiner les lignes de fracture de la société française actuelle, au-delà des sempiternelles variations autour du 1%...
Une bonne éducation rime donc avec réussite – professionnelle et matérielle. Et tout se joue dès l’école maternelle. La pression et l’ambition familiale exercent-elles vraiment un rôle dès le plus jeune âge ?
M. D. : Je ne parlerais pas de « pression ». La bourgeoisie culturelle ou économique tient à assurer une reproduction sociale qui passe par des stratégies éducatives très subtiles. Le livre est présenté sous un jour enchanté : dès l’enfance, les jeunes ont accès à la lecture et voient les murs du foyer ornés de bibliothèques, ils sont très entourés par les adultes, la famille s’implique énormément dans leur éducation. Bénéficier de la présence d’adultes chargés d’inculquer un savoir par des voies non scolaires est l’un des aspects qui permet au mieux de grimper dans l’échelle scolaire. Les jeunes évoluent ainsi dans une sorte de cocon cultivé, qui respecte leur individualité pour développer toutes leurs potentialités. Nous ne sommes donc pas face à une pression autoritaire, mais à un schéma subtilement organisé qui aboutira à ce que l’enfant, en grandissant, trouve très normal de fréquenter les musées, lire ou parler anglais.
Vous notez une évolution du champ lexical, notamment avec la percée des « talents ». Qu’est-ce que cela nous enseigne ?
M. D. : Dans nos sociétés économiques, les entreprises recherchent certes des têtes bien faites, mais surtout des individus singuliers dont la forte flexibilité intellectuelle permet de naviguer entre plusieurs cultures, de changer d’environnement de travail aisément. Ils doivent aussi être curieux, dotés d’originalité. Ils doivent être amenés à développer leur spécificité et devenir le contraire d’une personne formatée. Ils ont une capacité de créativité alliée au sens du risque et de l’audace, car, comme on l’a vu précédemment, ils ont grandi dans un cocon qui leur a donné confiance en eux. Le talent, c’est une qualité différentielle qui s’appuie sur des paramètres qui ne sont pas toujours d’une grande objectivité.
Vous expliquez que leur mode de vie devient le nouveau modèle à atteindre, plus que celui des super-riches. Pourquoi ?
J.-L. C. : La caricature du 1%, ce serait Donald Trump, ses goûts bling bling et vulgaires, sa Trump Tower à l’intérieur doré et marbré. Si le rejet du populisme à la Trump est si fort chez nos diplômés, c’est pour des raisons politiques, mais aussi esthétiques. La brutalité du personnage même crée un rejet viscéral chez eux. Les valeurs propagées par les 20% sont « post-matérialistes ». Elles répondent au « monde d’après » , ne glorifient plus les voitures de luxe et la vieille consommation ostentatoire, mais plutôt la dimension culturelle ou morale de la consommation.
M. D. : Ce qui distingue cette nouvelle consommation, c’est une connotation morale et éthique. Le discours peut parfois être perçu comme arrogant, voire agressif pour une partie des classes sociales moins favorisées.
Passe-t-on du patrimoine économique à un patrimoine culturel et moral ?
M. D. : La plupart des jeunes que nous avons interrogés dans le livre n’avaient pas encore de patrimoine existant – sauf deux ou trois héritiers qui avaient acheté un appartement avec l’aide de leurs parents. Leurs salaires peuvent être fortement différenciés : du cadre très bien payé dans une unité française des GAFA à l’entrepreneur social, qui gagne autant qu’un prof. Mais tous ont une relative assise économique et ne connaissent pas le chômage. Certains hériteront un jour et, en cas de besoin, peuvent être soutenus par leur famille. Il ne s’agit donc pas que de purs esprits. D’ailleurs, certains entrepreneurs sociaux exercent en parallèle des activités plus lucratives : donner des cours, faire du conseil… la sobriété matérielle est une valeur affirmée, choisie et à certains égards, vécue, mais il ne s’agit pas du tout de dénuement.
Vous opposez l’ouverture sur le monde permise par de longues études et l’entre-soi qui se crée parmi les 20% des personnes les plus diplômées. Cet enclavement est-il conscient ? Est-il risqué ?
J.-L. C. : Nous avons en effet observé un paradoxe entre une catégorie plutôt ouverte sur le monde, aux valeurs de tolérance et d’ouverture non feintes, et un relatif enclavement. Je fréquente beaucoup d’espaces de coworking : en général, à l’entrée figure un trombinoscope. J’ai souvent été frappé par l’uniformisation, même esthétique, de ces populations. Dans les professions de l’innovation, les emplois sont concentrés géographiquement, les terrains de jeu réduits. On assiste à un entre-soi résidentiel. C’est aussi vrai à l’intérieur des entreprises qui sont homogènes sur le plan éducatif, et enfin sur le plan culturel et médiatique : les 20% ont leurs médias, des pure players de l’élite éducative qui ont émergé après la crise des médias de masse, qui ne parlent que de diplômés… aux diplômés. Ce segment a pu émerger parce qu’il constitue une niche suffisamment importante : la massification des très diplômés a permis leur enclavement sans qu’ils ne s’en rendent compte, sans volonté « séparatiste ». Certes, tout le monde évolue dans une bulle, mais toutes les bulles n’ont pas la même influence sur les autres. Il existe une vraie volonté de faire école, de diffuser des normes de comportement. Et cela peut susciter des tensions.
M. D. : Les professions qui ont une « clientèle » – les professeurs, les avocats, les médecins – ont une connaissance du monde social qui les entoure, mais cela ne constitue qu’une partie des 20%. Les organisations dans les entreprises forment des mondes assez fermés sur eux-mêmes et permettent peu la connaissance directe de la société.
Votre intuition était que ce « monde clos » n’était pas composé d’un bloc uniforme, mais d’hétérogénéités. S’est-elle vérifiée ?
M. D. : Au départ, l’objectif des universités était de créer des élites. Mais ces élites se sont massifiées. Une partie d’entre elles ambitionnent toujours de se loger dans des positions de pouvoir assez classiques. Une autre – la sous-élite – est tournée vers des fonctions d’organisation ou d’innovation et participe à la bonne marche de l’économie. Enfin, il existe une élite – l’alter-élite – animée par l’ambition de proposer des modes de vie alternatifs. Ce sont des gens souvent proches des valeurs morales dont on parlait plus tôt. Ils sont moins nombreux, ne sont pas révolutionnaires, ils sont progressistes dans une perspective de transition écologique et misent sur les expérimentations locales pour changer la donne.
J.-L. C. : Au-delà d’un tronc commun d’aspirations, le triptyque bien-vivre, bien-être et Bien avec un grand B, se manifeste dans des proportions variables en fonction des segments étudiés : certains, membres de la sous-élite, sont plus technophiles. Ils sont plus attachés au confort qu’à la dimension vertueuse de leur consommation. Pour schématiser, certains s’engagent dans une Amap, quand d’autres se contenteront des courses au Monoprix ou au Naturalia…
Élite dirigeante, alter-élite, sous-élite… Comment s’expriment-elles sur le lieu de travail ?
J.-L. C. : Je dirais que la start-up nation et l’envie d’impact ont tendance à converger. Leur tronc commun est méthodologique : toutes ces élites éducatives appliquent des méthodes de travail collaboratives, leurs études leur ont appris à travailler en mode projet, à distance. Que ce soit au sein du département innovation d’un grand groupe, dans une boîte de conseil ou dans un tiers-lieu, on retrouvera le même jargon organisationnel. Tous ces individus ont un rapport assez existentiel au travail, ils se bonifient et se cultivent en travaillant, savent se remettre en question. Là où d’autres verraient de l’instabilité, eux voient des méthodes innovantes qui évoluent sans cesse.
Vous notez qu’aujourd’hui, malgré une éducation poussée vers la réussite, de nombreuses jeunes personnes envisagent leur avenir comme une page blanche. Pourquoi ?
M. D. : Leurs nombreux diplômes leur offrent beaucoup de possibilités. S’ils choisissent une voie et que ça ne fonctionne pas, ils peuvent toujours changer, se réorienter, et pourquoi pas faire une nouvelle formation. Leur vision de la vie se place d’abord sous l’égide de la liberté. En accumulant les connaissances et les expériences, on prend le temps de réfléchir à sa vie. Alors qu’en entrant sur le marché du travail à vingt ans, on ne peut pas avoir maturé avec de nombreux objets de connaissance à disposition. De la même manière qu’ils conçoivent les univers de travail comme des planètes et non des pays d’études, ils naviguent entre différents espaces, et conçoivent la vie comme une succession d’opportunités à saisir ou non. Ils ont un véritable sentiment de souveraineté sur la construction de leur existence. Et contrairement à ceux qui ont écrit le livre de leur vie très tôt, la page blanche ne leur impose pas l’idée d’une carrière ascensionnelle qui aboutirait à un poste de directeur général à quarante-cinq ans.
J.-L. C. : Quand j’étudiais les gens qui se reconvertissent, j’avais constaté que le diplôme continue à former nos choix, même si on change de voie. On ne peut pas se dé-diplômer. On peut se retrouver ruiné mais jamais démis de son diplôme. De même, être déclassé – une réalité pour une partie des diplômés – n’équivaut pas à ne pas avoir été bien classé au départ… Je pense que la génération qui vient, qui vit la pire tempête étudiante de ces dernières décennies, aura encore d’autres attentes. Est-ce que cela va accélérer les envies d’alternatives ? Les recentrer sur des valeurs refuges ? Les aspirations des jeunes cumulées aux contraintes du monde du travail et à l’esprit du temps qui est moins à la légèreté qu’auparavant feront évoluer leurs choix.
Génération surdiplômée - Les 20% qui transforment la France, Monique Dagnaud, Jean-Laurent Cassely, éd. Odile Jacob, 27 janvier 2021
Merci, je mettai tout sur le dis des Enarques , mais votre vision est tout à fait réaliste. Il faut vite en sortir il y a une place pour chacun
Ne voit on pas dans cette course au diplôme un soucis réel de notre système éducatif?
En effet , si le diplôme ouvre les portes , les diplômés ressentent un drôle de malaise une fois en entreprise : leurs connaissances acquises à l'école ne servent que peu en entreprise/
CQFD l'apprentissage est donc une réelle voie royale tellement rabaissée qu'on en aurait des larmes.
Heureusement les parcours pro ne sont plus aujourd hui enfermés dans des cases.
L'éducation est libre de droit et celui qui commence boucher hier peut très bien monter les sphères d'autres métiers s'il le souhaite ou même réussir une vie riche dans tous les sens du terme simplement dans sa profession premiere.
Le bon sens paysan en somme
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