Alors qu'internet nous promettait un monde sans frontières, certaines plateformes imposent un mode d'inscription très sélectif à leurs utilisateurs et utilisatrices. C'est le cas de Clubhouse. Pourquoi adopter cette stratégie ? Est-elle payante ? Analyse de Tommaso Venturini, chercheur au CNRS, au médialab, et spécialiste de la sociologie des réseaux sociaux.
Tommaso Venturini est chercheur au Centre Internet et Société du CNRS. Il est également chercheur associé à l'INRA, au médialab de Sciences Po Paris, et le fondateur du Public Data Lab. Expert en sociologie des nouveaux médias, il décrypte pour nous le phénomène Clubhouse, et s'aventure dans les nouvelles cultures du web.
En ce moment, l’application hype, c’est « Clubhouse ». Son système d’invitations limitées participe pour beaucoup à l’engouement. Est-ce la bonne stratégie à adopter quand on veut se lancer ?
Tommaso Venturini : Ce n’est pas quelque chose de nouveau : de nombreux réseaux se sont lancés sur ce modèle. De 'Gens de Confiance' à Facebook, en passant par certains sites de rencontres, c’est une stratégie attirante. Il faut dire que ça va à rebours de la nature même des réseaux sociaux – et des réseaux numériques en général. L’idée d’internet, depuis que le web existe, est celle d'un réseau ouvert à tout le monde, et dont l’intérêt réside dans l’effet d’échelle. Pouvoir être connecté à n’importe qui et à plusieurs personnes en même temps rend l’idée d’invitations privées contre-intuitive. Forcément, ça crée de la curiosité.
Y a-t-il des avantages en matière d’usage à restreindre l’accès de certaines personnes à un réseau ?
T. V. : Si on analyse les stratégies des patrons des grands réseaux sociaux, on constate qu’ils orientent souvent leur discours autour du droit d’expression. Qu’il s’agisse de Mark Zuckerberg ou Jack Dorsey, leur volonté affichée est de donner à tout le monde la possibilité de s’exprimer, que chacun puisse dire ce qu’il pense. C’est important, mais c’est oublier que dans la communication, il y a deux versants : la parole et l’écoute. Les réseaux sociaux ont ouvert de très belles perspectives en matière d’expression, mais ils ont accordé beaucoup moins de soin à l’écoute. Si tout le monde s’exprime, il est difficile d’écouter les choses intéressantes – et, a fortiori, de se faire entendre dans un environnement de plus en plus bruyant. Le choix qu’il nous reste est donc d’écouter ce qui fait le plus de bruit, ou de s’enfermer dans des cercles de discussion plus restreints. Je pense qu’une communauté fermée peut être une sorte de protection du bruit. Mais il faut comprendre que, même sans ce système d’invitations, nous adoptons déjà cette mécanique. Nous sommes obligés ! Que ce soit consenti – en acceptant une invitation à un réseau ou à un groupe – ou non – et là on parle des algorithmes de recommandation ou des bulles de filtre.
L’équilibre est délicat à trouver : en étant trop sélectif, on ne rencontre pas toujours son public. Google + en avait fait les frais il y a quelques années…
T. V. : C’est une équation compliquée. L'ambition, c’est d’offrir du contenu pertinent aux utilisateurs. Si la bulle est trop restreinte, ils n’y trouveront pas d’intérêt. Si elle est trop vaste, ils vont se perdre dans le flot de contenus. L’exemple parfait de ce dernier cas de figure, c’est 4chan. Aucune vraie limite, tout le monde est anonyme et peut s’exprimer librement sans conséquences. C’est une plateforme intéressante sur laquelle il se passe plein de choses nouvelles et créatives – la plupart des objets du folklore numérique et de la culture web viennent d’ailleurs de 4chan – mais elle peut aussi être le terreau de comportements toxiques. À l’inverse, Facebook, YouTube ou Twitter sont énormissimes mais reposent sur une stratégie relativement fermée.
Pourquoi dites-vous que Facebook, YouTube ou Twitter ont des stratégies « fermées » ?
T. V. : Parce que ces plateformes se dirigent vers des politiques de modération de plus en plus strictes. Par ailleurs, elles permettent aux utilisateurs de se regrouper en communautés restreintes à l’intérieur même des plateformes. Il est important de faire la distinction : une plateforme est l’outil qui permet de rendre un service accessible aux utilisateurs, elle doit donc être relativement ouverte. En revanche, chaque plateforme est composée de communautés réduites qui coexistent. Leurs centres d’intérêt varient et sont parfois très pointus. Qu’il s’agisse de joueurs de cartes Magic ou de personnes childfree, leurs espaces de discussion n’ont pas nécessairement vocation à s’ouvrir aux gens qui ne partagent pas leurs idées.
De l’effet de club à l’effet de réseau, il n’y a qu’un pas. En l’occurrence, sur Clubhouse, chaque utilisateur dispose de plusieurs invitations par jour. À quel moment le « club » devient-il une « masse » ?
T. V. : Revenons un peu en arrière, avant la naissance des réseaux sociaux. À la fin des années 60, le psychologue Stanley Milgram a mené une expérience afin de montrer que nous sommes tous reliés les uns aux autres. Pour ce faire, il a confié des lettres à plusieurs citoyens américains. Mais plutôt que de les poster directement à leurs destinataires, les participants devaient la confier en main propre à une de leurs connaissances qu’ils estimaient plus proches du destinataire, et ainsi de suite jusqu’à ce que la lettre arrive à bon port. Stanley Milgram tirera le concept du « petit monde » de cette expérience, censé prouver qu’il n’existe que six ou sept degrés de séparation entre les gens. Cette théorie vient nourrir l’effet de réseau : si je connais dix personnes - et j’en connais plus que ça -, et que chaque personne invite ses connaissances à nous rejoindre, on devrait rapidement toucher une partie importante de la population. Sauf qu’en vérité… cette théorie est fausse. Car les personnes que je connais sont susceptibles de se connaître entre elles. Nous nous trouvons tous dans des cercles relativement restreints. Ou plutôt, presque tous. Les chercheurs Duncan Watts et Steven Strogatz ont mis en évidence l’existence de « raccourcis » dans les réseaux. Nous sommes dans des « clubs » fermés, mais connaissons tous des liens longs qui nous permettent de créer des sortes de « raccourcis » vers des parties plus distantes de l’humanité ou de la société en général. Par exemple, si j’ai grandi dans une ville toute ma vie, mon cercle se restreindra aux gens de cette ville. Mais peut-être que j’aurais fait la connaissance en vacances d’une personne habitant ailleurs : elle me fera sortir de mon cercle restreint, d’élargir mon réseau. Enfin, dans Linked: The New Science of Networks, Albert-László Barabási analyse que certains individus possèdent beaucoup de liens longs, et permettent de connecter différents cercles qui seraient enfermés sur eux-mêmes sans cela. Il existe donc des liens verticaux et horizontaux qui façonnent les réseaux. Conceptuellement, ça s’explique assez bien, mais techniquement, il est difficile de définir et quantifier quels sont les liens à l’œuvre. Se pose aussi la question de l’échelle que l’on souhaite atteindre. Pour une plateforme comme Twitter, il est important d’avoir des personnalités telles que Donald Trump pour vivre : il faut donc que le réseau soit très large. Pour Gens de Confiance, c’est complètement différent.
Clubhouse remet en lumière cet « effet de réseau », qui existe en réalité depuis de nombreuses années. Il a d’ailleurs été théorisé par Robert Metcalfe en 1980 : « L’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs ». Au prisme des années 2020, pensez-vous qu’il faille revoir cette loi ?
T. V. : Je dirais qu’en 2021, la situation est bien plus compliquée que cela, notamment parce qu’on ne peut a priori distinguer la verticalité et l’horizontalité des liens. Il est tout à fait possible de faire face à un réseau qui possède de nombreux utilisateurs qui seraient tous enfermés dans de mini cercles qui ne communiquent pas entre eux. C’est le cas de Reddit, par exemple. L’utilité, alors, ne croît pas de manière exponentielle. L’autre point primordial, c’est qu’aucun de ces réseaux, même sélectif, n’est séparé du reste des réseaux – et du réseau internet en général. C’est une fiction complète d’imaginer que chacune de ces plateformes sont cloisonnées. On peut partager des extraits de forums sur Facebook puis les intégrer dans un tweet avant de les analyser dans une vidéo YouTube, par exemple. Les frontières sont extrêmement poreuses : nous faisons face à un grand mélange des réseaux totalement délibéré. C’est pour ça que je m’interroge toujours lorsque l’on parle du nombre d’utilisateurs d’une plateforme : on ne peut pas se contenter de compter le nombre de profils. Tout le monde, même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds, a été confronté au moins une fois à la culture 4chan : de nombreux mèmes viennent de la plateforme et sont partagés ailleurs.
Au-delà de l’effet de club ou de réseau, vous estimez que Clubhouse vient ancrer une tendance plus inattendue : celle de l’oralité du numérique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
T. V. : On le sait, Clubhouse est une histoire de voix. C’est un média exclusivement oral. Et c’est légèrement contre-intuitif ! Au départ, le web était un média exclusivement écrit. Le projet de Tim Barners-Lee était d'ailleurs de créer une bibliothèque géante ! D’où la culture très littéraire qui en découle – on parle d’hypertexte, par exemple. Et puis, petit à petit, s’est opérée une bascule vers une culture beaucoup plus orale. Au sens littéral du terme – on parle de plus en plus – mais aussi y compris dans nos usages écrits. Le cycle de l’attention sur internet, par exemple, est similaire à la culture orale qui ne conserve que peu de mémoire. Parmi tout ce qui est dit et raconté, seule une fraction subsiste. Et ce qui reste est repris, reproduit, répété, modifié. Exactement comme les cultures qui ne connaissaient pas l’écriture ! Sur 4chan, il n’existe pas d’archives : tout disparaît au bout de quelques jours. Et pourtant il se crée une culture monstrueuse, très vibrante, très vivante. En ce sens, je trouve l’interprétation de Clubhouse caractéristique de cette tendance du web : la plateforme n’a pas de mémoire puisque les échanges ont lieu au présent, sans rediffusion ni enregistrement. Le potentiel d’oralité est immense.
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