
Pour emménager ici, prière de posséder un QI très élevé, un compte en banque blindé, et de détester l'État, merci.
Au printemps dernier, tout le gratin de la Silicon Valley s'est rassemblé près d'un petit village du Monténégro sur la côte Adriatique. C'est dans ce pays des Balkans qu'a débuté Zuzalu, une expérience de cohabitation de deux mois pensée et partiellement financée par Vitalik Buterin. L'horizon du cofondateur de la cryptomonnaie Ethereum : créer un État indépendant, point de chute pour nomades numériques influents, où on pourrait causer entre gens de bonne compagnie et expérimenter tranquillement bio hacking et fontaines de jouvence. Entre un concert de Grimes et une excursion en bateau, on a aussi parlé de network state (État réseau). Le concept a été développé dans l'ouvrage « The Network State », autopublié en 2022 par Balaji Srinivasan, grand adepte de Bitcoin. La proposition de Balaji : faire en sorte qu'une communauté créée en ligne (type DAO) sur la base d'idées homogènes (dites aussi « innovations morales » ou « commandements » ) finance l'achat d'un terrain et l'habite suffisamment intensément pour qu’ « au moins un gouvernement préexistant » lui offre sa reconnaissance diplomatique. Après ça, aux habitants de créer leur propre paradigme. À ce jour, rien de très concret sur le plan organisationnel. Mais beaucoup de tapages sur Internet et un fourmillement d'idées libertariennes et néofascistes.
Praxis ou la Ville Éternelle
D'après Balaji, le network state séduira toute personne qui n'apprécie pas la cancel culture, les réglementations imposées par la Food and Drugs Administration, ou suit un régime alimentaire keto. Mais tous les coups sont permis. Pour l’entrepreneur allemand Titus Gebel, l'idéal est la « ville privée gratuite », où les citoyens seraient des clients ne payant que pour les services gouvernementaux qu’ils ont l’intention d’utiliser personnellement, précise Kaitlyn Tiffany dans The Atlantic. Chez Dryden Brown, vingtenaire se définissant comme « fiscalement à droite et socialement maladroit », l'idée a fait son chemin. Celui dont les ancêtres auraient combattu pour la Guerre d'indépendance des États-Unis prépare sa propre utopie : fuir la démocratie américaine et construire une « ville éternelle » sur la rive méditerranéenne. Elle porte déjà un nom : Praxis.
Dans ce pays tenu secret, les gens auraient tous un QI très élevé et les cryptomonnaies régneraient en maîtres, raconte The Financial Times. De tels projets sont nombreux. « Que ce soit dans des champs californiens ou sur les côtes du Honduras, des milliardaires libertariens ambitionnent de créer des cités-États régies par les seuls principes du libre marché. Des projets attrayants pour certaines franges du monde des cryptomonnaies, aux ambitions communautaires », résumait déjà Le Monde en 2023. Investisseur dans les biotechs, Sebastian Brunemeier s'est autoproclamé « longéviste maximaliste ». Quand il ne pratique pas le jeûne intermittent, il développe un network state dont les habitants pourront s'adonner à leur loisir préféré : tuer la mort.
Ville pop-up où la mort est en option
« Le principe de base est le suivant : si la vie et la santé sont bonnes, la mort et la maladie sont mauvaises », a-t-il expliqué à Kaitlyn Tiffany à Zuzalu lors d'un déjeuner. (Son repas était constitué d'un simple verre d'eau.) D'après la fine fleur de la Silicon Valley adepte du courant de pensée baptisé « vitalisme », la mort est une option, et non une fatalité. Pour l'instant, l'homme qui ne voulait pas mourir teste le concept à Vitalia, ville pop-up bâtie sur une île au large du Honduras. Ici se sont retrouvés les membres d'une communauté préexistante appelée Próspera, qui pratique depuis plusieurs mois déjà la thérapie génique expérimentale. Il faut aussi compter avec Itana au Nigeria, conçue pour attirer les entreprises étrangères à coups d'incitations fiscales, et avec « la smart city » de Shervin Pishevar, investisseur en capital-risque. En cours de développement aux Bahamas, la cité ne représentera qu'une première étape. Le cofondateur d'Hyperloop One compte ensuite lancer un projet urbain sur « une île plus grande que Manhattan » où il serait déjà en train de négocier un bail de 99 ans avec le gouvernement d'un pays tenu secret.
N'oublions pasbien sûr le Liberland, micronation cryptoanarchiste, où se sont rendus les journalistes Timothée Demeillers et Grégoire Osoha pour enquêter en 2022. Né officiellement en 2015 grâce à l'homme politique tchèque Vít Jedlička, le Liberland se situe entre la Serbie et la Croatie, sur les rives du Danube. Sa devise : « vivre et laisser vivre ». Si le projet piétine (le Liberland n'est reconnu par aucun pays), la minuscule nation charrie en ligne beaucoup de fantasmes tout en suscitant la convoitise d'une certaine démographie : « Une écrasante majorité d’hommes, plutôt jeunes et aisés, qui gravitent dans le monde de la finance et des cryptomonnaies », déclarent les journalistes.
« Le modèle vénitien » : un vieux rêve californien
Beaucoup de ces projets n'ont pas encore de matérialité. Cela ne les empêche pas d'exister dans l'esprit de leurs instigateurs, qui les pensent autour d'une idée : « La bureaucratie tordue de la gouvernance démocratique contraint l’humanité », analyse The Atlantic. Une notion qui rappelle le concept de « Patchwork » proposé il y a 15 ans par Curtis Yarvin, l'un des pères de la pensée néoréactionnaire dite des Lumières sombres. On appréciera la référence. En 2008, il écrivait sur son blog que les gouvernements devraient être remplacés par un réseau de « milliers de mini-pays souverains et indépendants ». Petite précision : il suggérait aussi l'idée d' « un petit bombardement aérien » pour débarrasser San Francisco des pauvres.
En 1955, les universitaires britanniques Richard Barbrook et Andy Cameron expliquaient avec un peu d’inquiétude dans l'essai « The Californian Ideology » que les technologues de la Silicon Valley espéraient voir advenir un avenir dans lequel « les structures de pouvoir sociales, politiques et juridiques existantes dépériraient pour être remplacées par des interactions sans entraves entre des individus autonomes et leurs logiciels. » Deux ans plus tard, l’investisseur américain James Dale Davidson et le journaliste britannique Lord William Rees-Mogg répliquent avec la publication de « The Sovereign Individual », un manifeste en faveur de la « propriété de soi ». Selon la journaliste Kaitlyn Tiffany, l'essai témoigne « d’un mépris total pour toute forme de relation réciproque avec le gouvernement ». La prédiction des deux auteurs : devenus trop lourds, les États pourraient être remplacés par des cités-États, « le vieux modèle vénitien ». Ce nouveau modèle serait dominé par une « élite cognitive ». À terme, cette élite vagabonderait à son gré partout à travers le monde, affranchie de la « tyrannie du lieu », plus libre, payant pour s'offrir les services jadis fournis par les États. Et tant pis pour les Luddites et les nationalistes. Le style du manifeste est parfois étonnant : « L’État s’est habitué à traiter ses contribuables comme un agriculteur traite ses vaches, les gardant dans un champ pour être traites. Bientôt, la vache aura des ailes ». L'essai a toutefois été récemment réédité avec une nouvelle introduction du milliardaire Peter Thiel.
Burning Man on the High Seas
Dans les années 2010, les velléités sécessionnistes s'accélèrent. Patri Friedman (le petit-fils du théoricien du libre marché Milton Friedman) et Peter Thiel rêvent de construire en mer des « villes flottantes. » Baptisé « Burning Man on the High Seas », le projet échoue. Pronomos Capital, le fonds d'investissement de Patri Friedman, contribue néanmoins à financer Praxis, Próspera et Itana. Depuis longtemps, le petit-fils de Milton vante l'idée d'une « gouvernance compétitive » : le gouvernement serait comme une industrie, qui pourrait être perturbée par des start-up. Inscrit dans la même lignée, le concept de network state est très populaire dans la Silicon Valley, où une part croissante de leaders de la tech s'estime tyrannisée par les démocrates. « C’est une histoire vieille comme la civilisation : quand on est persécuté, on quitte la ville », écrit Kaitlyn Tiffany. Si les discours ancrés à droite de Balaji Srinivasan en rebutent certains (il aime s'en prendre aux « autoritaires de gauche et aux « chiens en laisse » ), les propos plus inclusifs de Vitalik Buterin font des adeptes, même au sein de l'extrême gauche.
L'argument mobilisé par les défenseurs de ces projets s'impose de lui-même, à une époque où le ciel tourne à l'orange à la suite de méga feux. « Je trouve intéressant que les critiques du projet semblent n'avoir aucun problème à vivre dans une ville où on laisse les sans-abri mourir devant nos portes, dans un pays qui assassine des gens chaque jour, dans son territoire et à l'étranger », a écrit dans un e-mail l'artiste et romancière Olivia Kan-Sperling.
Rendre cool les ghettos pour riches
« Pour intéresser les gens à ce genre de choses, il faut les rendre culturellement intéressantes », explique Riva Tez dans une interview. Comme d'autres sur la côte californienne, elle voue une admiration sans bornes à Ayn Rand, célèbre romancière et philosophe américaine adepte de la pensée libérale. Et la stratégie de l'investisseuse fait ses preuves. Depuis des années, la communauté Praxis organise des petites sauteries luxueuses et excentriques réservées aux « cool kids ». À l'entrée, ils se voient distribuer des médailles avec la mention : « Meet Me in the Eternal City », Rendez-vous à la Ville Éternelle. La grande fiesta n'est pas sans rappeler les grand raouts type NFT.NYC organisés par la clique crypto en 2021 à New York, lors desquelles les fans de la série Bored Ape Yacht Club se rassemblaient pour boire du champagne et hurler WAGMI à la Lune. Pour entretenir son capital de coolitude, la communauté Praxis s'immisce dans la contre-culture née sur Internet, une contre-culture qui s'acoquine volontiers avec la droite radicale. Le patron de Palantir, Peter Thiel, a eu recours au même stratagème, en finançant le NPC Festival organisé par certains des membres du collectif branchouille anti-woke Dime Square.
À droite de la droite
Le virage à droite est pourtant bien entamé. Lors d'un rassemblement l'été dernier dans ses bureaux de SoHo, les futurs résidents potentiels de Praxis ont abordé diverses questions, dont l'une posée par un participant : « Dans une société idéale, dans quelle mesure les femmes devraient-elles travailler ou aller à l'université ou être formées de la même manière que les hommes ? » Lors d'un Q&A tenu sur le Telegram de Praxis, Dryden Brown a expliqué que Praxis serait régie par un « opérateur de zone » (vraisemblablement lui-même, souligne la journaliste de The Atlantic.) Il n'a pas donné de précisions quant à la manière dont la Ville Éternelle administrerait l'agriculture et les problèmes de plomberie.
En septembre dernier, un rapport publié par d'anciens employés de Praxis fait état de tendances suprémacistes et fascistes exprimées lors de conversations informelles et par le biais des conseils de lecture administrés par son fondateur. Parmi les références que Dryden Brown aime à citer : le roman Atlas Shrugged (La Grève) publié en 1957 par Ayn Rand. Comme souvent chez elle, l'ouvrage raconte l'histoire d'un homme solitaire qui se heurte « au conformisme borné de ses semblables », résume sobrement Le Monde Diplomatique. Dans le roman, l'ingénieur John Galt (sans doute inspiré par Nikola Tesla) se retire de la société pour fonder une ville dans une région montagneuse où se rassemblent les « hors-la-loi économiques » (economic outlaws). Pour avoir le droit de demeurer à Galt’s Gulch, il faut prêter serment : « Je jure par ma vie et mon amour pour elle que je ne vivrai jamais pour le bien d'un autre homme, ni ne demanderai à un autre homme de vivre pour le mien. »
« D'Or et de Jungle »
Un modèle qui excite les uns et fait frémir les autres. Dans cette seconde catégorie, l'académicien et ancien diplomate Jean-Christophe Rufin. Dans son dernier roman « D'Or et de Jungle » (Éditions Calmann-Lévy), il grossit quelque peu le trait et imagine le coup d'État mené à coups de fake news et de manipulations par une entreprise de renseignement privée pour le compte d'un géant du numérique. Dans le sultanat de Brunei sur l'île de Bornéo, se déroule alors le projet auxquels certains multimilliardaires tentent de donner vie : « Un rêve libertarien poussé à son extrême. Le monde ne manque pas de petits pays vulnérables qu'un "coup d'État clés en mains" pourrait livrer à des entreprises mille fois plus puissantes qu'eux. Et on sait que certains l'ont déjà sérieusement envisagé, notamment en Californie », souligne France Info. Dans l'émission de télé La Grande Librairie, l'auteur précise : « Vous avez plus de 200 États dans le monde. Il y en a 70 % à peu près qui n'existaient pas avant le Seconde Guerre mondiale. Ce sont des États tout jeunes, pour beaucoup d'entre eux très fragiles. Et vous avez de l'autre côté des industries, et des entreprises, celles du numérique en particulier, qui ont des budgets 300 ou 400 fois supérieurs à ces États. Donc, est-ce qu'à un moment donné, l'idée ne peut pas leur venir d'avoir accès à la souveraineté ? (...) Pour s'affranchir de l'État, ces entreprises peuvent avoir envie, tout simplement d'en avoir un. »
Génial Laure, c'est très provoquant pour celles et ceux qui sont prêts à réfléchir. Pas certain cependant que l'on puisse faire l'amalgame aussi facilement entre tous ces courants. Plusieurs sujets dans cet article qui mériteraient d'être creusés indépendamment les uns des autres avec peut-être des références robustes concernant les hypothèses proposées. Keep digging into this please
Après tout, pourquoi pas ? Qu'ils le fassent, leur club med ! crypto-monnaies ou colliers-bar, même combat… Les riches qui ne produisent plus de richesses, qui sont devenus de purs parasites dans leur entreprise auront au moins le mérite de "dégager le passage" et de laisser bosser ceux qui "taillent la route".
Mais je suis convaincu que dans ce genre d'affaire, des super-Maddof parmi eux vont devenir très riches. Un peu en grugeant tous ces "fort QI" finalement bien crédules. Un peu en jouant les souteneurs pour toutes les prostituées (mineures incluses) attirées par l'odeur du pognon. Et le coté "hors la loi" donnera un sentiment d'impunité à pas mal de criminels.
En fait, si ça marche quelques années, je verrai assez bien un débarquement de Marines pour siffler la fin du match.
Avoir prospera, ca n'a pas l'air si prospère. Pas un chat ( et bien peu de ces rats qui prétendent vouloir quitter le navire). Au premier ouragan ils rentreront dans leurs lofts en pleurnichant. On voit ce que la gestion privée de ce qui était naguère public donne en france : plus de corruption, du boulot bâclé, des malfaçons à gogo, du népotisme et des fils a papa incompétents avec leurs diplômes de complaisance des soi disant grandes écoles.