
Deux confinements auront suffi à les faire basculer dans la matrice. Ils s'enfilent les séries télé de leur adolescence, passent des nuits à jouer à Dragon Quest Builder 2 et suivent les aventures quotidiennes de deux chats coréens sur YouTube. Témoignages.
Eau turquoise et cocotiers, villa spacieuse et piscine à débordement. Bienvenue dans le monde que Marie, 32 ans, s’est construit dans Les Sims, ce jeu de simulation où l’on se concocte une vie numérique sur mesure. « C’est mon refuge, là où je vais quand j’ai besoin de me retrouver seule », explique Marie, en télétravail depuis le mois de mars dans le petit trois-pièces qu’elle partage avec son compagnon à Asnières-sur-Seine.
« Au premier confinement, on avait réussi à garder l’équilibre, on faisait attention, mais là on a vrillé. Je passe des heures, parfois des nuits, sur Dragon Quest Builder 2 ou World of Warcraft, des jeux vidéo que j’adorais quand j’étais au collège. » Quand Marie voit son petit garçon de 2 ans tourner en rond dans le salon, elle se sent bien un peu coupable. Mais pas assez pour se déconnecter. « Les jeux, c’est un truc qui m’enferme dans un cocon réconfortant. Je fais abstraction de tout ce qui se passe dehors, je côtoie des créatures magiques dans un univers fantastique où j’ai la main sur tout. » Les jeux que Marie préfère sont ceux qui l’immergent en pleine nature, sans habitations ni civilisation. Et elle alterne les mondes. Elle passe de celui de Zelda, chevaleresque et elfique, où elle doit libérer le royaume d’Hyrule de Ganon, le Seigneur du Mal, à celui de Red Dead Redemption, qui la plonge dans la sueur et les armes de l’Ouest américain des années 1910. « Je ressens une grande sensation de liberté. J’en ressors souvent au milieu de la nuit, huit heures plus tard… » Dans la pièce à côté, Florent, son compagnon, combat les forces du mal dans l’univers impitoyable et fantastique de Final Fantasy : « On est chacun face à son écran. On peut passer des heures sans se parler. »
Tout pour ne pas se retrouver face au mur blanc du salon
Avec les jeux vidéo, Robin, 29 ans, confesse avoir « pété un câble. » Longtemps joueur occasionnel, ce vidéaste vegan passe maintenant huit heures par jour à livrer bataille dans Apex Legends, où brigands, soldats et marginaux se livrent à des combats à mort. Dans cet univers futuriste inquiétant, l’adrénaline coule à flots, et le monde réel paraît bien dénervé. « J’avais acheté la biographie d’Obama pour m’occuper. Arrivé à la moitié, j’ai abandonné. »
Il travaille en horaires décalés, de 5 heures à 10 heures du matin, et passe le reste de son temps à jouer en tirant sur sa cigarette électronique. Alors qu’il avait toujours trouvé cela « ridicule », il a dépensé pour son avatar numérique 400 euros. Il rêvait pour lui d’un skin très rare, une combinaison « ultra high-tech ». Et, malgré les remontrances de sa copine doctorante, le jeune homme ne regrette rien. « J’ai mis du temps à tomber sur la bonne loot box, ces coffres virtuels dont on découvre le contenu une fois l’achat validé, je suis content de mes achats ! » Au fil des jours, Robin reconnaît qu’un léger dégoût s’est installé. « Pour se sevrer des jeux », il a regardé en deux jours les deux saisons de huit épisodes chacune de la série The Mandalorian qui l’a plongé dans l’univers de la saga Star Wars, « alors que je n’aime même pas... », dit-il, et a revu l’ensemble des 25 films de Scorsese… Finalement, il a téléchargé l’appli TikTok, où il « swipe » pendant des heures sur des vidéos de 15 secondes… « Tout pour ne pas se retrouver face au mur blanc du salon ! »
C’est ce même besoin d’ailleurs qu’Alice, 33 ans, férue de littérature et de patinage artistique, comble en rêvassant à la fenêtre. Pas à la sienne, qui donne sur un immeuble haussmannien du 18e arrondissement de Paris, mais à celles d’anonymes à l’autre bout de son monde. Depuis le site WindowSwap, cette cheffe de projet dans un grand groupe peut regarder la pluie tomber à grosses gouttes sur un porche de Kansas City ou des voitures qui klaxonnent sous le soleil de Saint-Pétersbourg. « C’est toujours contemplatif, mais quand je tombe dans les Cyclades, face à une mer cristalline, j’y reste le plus longtemps possible. Moi qui adore les voyages, cela me permet de m’évader… »
Jouer ou chater, pourquoi choisir
Pour renouer avec des amis qu’elle ne peut plus voir dans « la vraie vie », Alice, entre quelques films de Noël et des séries pour ado, s’est mise à Age of Empires. Ici, elle joue à bâtir un empire, avec pour mission de le faire passer de l’âge de pierre à l’âge du fer. Vaste programme, donc ! Cinq soirs par semaine, elle retrouve les amis qui l’ont initiée et joue jusqu’à épuisement. « Le jeu est accessoire, c’est plus un prétexte pour se parler.
La conversation est délivrée des contraintes qu’on aurait sur Skype ou WhatsApp : on n’a plus rien de neuf à se dire, mais s’il y a des blancs, ce n’est pas grave. Le jeu sert de catalyseur. » C’est aussi pour parler avec ses potes qu’Eléonore, marathonienne et fan de Jane Austen s’est mise à Overcooked où une équipe survoltée de cuistots doit servir burgers et sushis avant que les clients affamés ne claquent la porte. « Cela me permet surtout de créer de nouvelles private jokes plutôt que de me reposer sur les acquis de notre relation. Le jeu est un support à la connexion, à un échange plus décousu et spontané », explique cette prof d’anglais. Elle qui ne jouait auparavant qu’à Candy Crush vient d’acheter toutes les extensions du jeu, dont les parties ont remplacé très avantageusement les apéros zoom.
Mais il n’y a pas que les soirées entre potes qui manquent. Pour Alexandre, intello munichois passionné de philosophie, se retrouver confiné sans contacts extérieurs a révélé l’importance des interactions anodines de ses journées : un flirt à la photocopieuse, un sourire dans le métro… « Des petits riens qui boostent l’égo et stimulent l’imagination », explique l’ingénieur informaticien. Alors, pour compenser, Alexandre passe beaucoup de temps sur les app de rencontre. Il y a Tinder pour « swiper » machinalement, et OkCupid pour des interactions nettement plus coquines. Sa consommation de porno aussi est en hausse. Il se connecte maintenant plusieurs fois par jour, parfois pendant la pause déjeuner. Alexandre a pris goût à des contenus plus extrêmes. « C’est comme lorsque je n’ai plus de weed, et qu’au lieu de me rabattre sur une clope je tape directement dans de la MDMA », analyse le jeune homme. Très lucide sur ses habitudes, il se fait néanmoins peur quand il évoque son temps de connexion moyen, pas loin des seize heures quotidiennes.
« Quand on émerge, il est quatre heures plus tard »
James, avocat et musicien de 31 ans, a aussi appris à dégoter sur la toile les contenus qui lui font du bien. Son truc à lui, c’est Reddit, une plateforme américaine qui rassemble des communautés en fonction de centres d’intérêt qui s’avèrent souvent extrêmement pointus et inattendus. Pour se relaxer, James va sur CatTaps – plus de 295 000 membres –, où les amateurs « des chats qui tapotent doucement des choses » se font plaisir en regardant des chats tapoter sur de la neige, un biscuit, une couverture en laine, une main, une bedaine… « C'est comme un anesthésique. C’est un flux constant d'informations indolores qui détournent l'attention du monde. » Quand James veut débattre des effets dévastateurs des antidouleurs à base d’opioïdes, il va sur TookTooMuch, et quand il veut apprendre comment devenir une HVW (pour « high value woman ») au lieu d’une LVW (pour « low value woman ») uniquement capable de faire la paire avec un LVM ( « low value man »), James, ouvertement gay, se rend sur Female Dating Strategy. « Je préfère ça à Facebook ou Instagram, car ici personne ne met sa vie en scène, ce qui peut devenir déprimant quand on commence à se comparer… »
Quand le sujet cesse de l’amuser, James, toujours content d’apprendre quelque chose, bascule sur Cool Guides, des guides pratiques expliquant, par exemple, comment réaliser la meilleure bulle de savon, ou comment bien faire son sac à dos. Mais il peut aussi aller passer un moment sur Girls Mirin, où des femmes sont immortalisées en train de regarder avec admiration une amie, un chien, ou, le plus souvent, un homme. Pour boucler la boucle, James se rend sur la chaîne YouTube MilkyBokiTan, qui suit les aventures quotidiennes d’un chien flanqué de deux chats coréens… « Bref, plein de trucs très bizarres mais intéressants, résume James. Les contenus sont souvent drôles, tout est dans l’écriture des intitulés des subreddit, c’est de l’humour pour initiés, un endroit où créer des mèmes est une forme d'art. Il est facile de tomber dans des trous noirs, c’est hypnotisant. Quand on émerge, il est quatre heures plus tard. »
Cet effet d’hypnose, d’autres le trouvent ailleurs. Pour Issa, 18 ans, ce sont les décryptages des matchs des Celtics de Boston sur YouTube, et pour Solange, 57 ans, les photos lissées de la @familycoste, qui a « tout plaqué pour vivre autrement » et voyage depuis 2015 aux quatre coins du monde. « Ils m’agacent, mais je ne peux pas m’empêcher de les suivre », confie la cheffe de projet, qui se console en allant acheter des bibelots sur leboncoin.
Alors, après la succession des bulles de confinement dont nous finirons bien par sortir, est-ce que Marie, Alice, Florent et les autres quitteront la matrice pour retourner dans le monde réel ? L’idée angoisse déjà certains. « J’étais invité à une soirée à Montreuil ; quand elle a été annulée à la dernière minute, j’ai été soulagé, confie Robin. Sortir, reprendre le métro, côtoyer des gens plusieurs heures, c’était le stress… De quoi seraient faites nos conversations ? »
Cet article est paru dans le chapitre tendance du numéro 25 de la revue de L'ADN. Pour avoir le bonheur de vous procurez votre exemplaire, cliquez ici.
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