La pastille verte sur Slack, la présence aux différentes réunions Zoom, le taux de productivité sur HubStaff… Avec le télétravail et l’utilisation massive d’outils numériques, notre vie pro est de plus en plus chronométrée, tracée et surveillée. Un sujet dont commencent à s’emparer les défenseurs des libertés numériques. Nous en avons discuté avec Maud Barret Bertelloni et Camille Dubedout, deux membres du Mouton Numérique, une association qui interroge notre rapport aux technologies. Depuis l’automne 2020, elles animent un groupe de travail dédié à la surveillance.
Pourquoi avoir lancé un groupe de travail autour de la surveillance à l’automne dernier ?
Maud Barret Bertelloni : Le Mouton Numérique a commencé à vraiment s’intéresser de près à la surveillance lors du premier confinement, notamment en recensant les différentes technologies qui ont été déployées : les systèmes de traçage de contacts, les drones, toute une série de dispositifs de surveillance, y compris au travail. À l’automne, on a commencé un groupe de travail vraiment centré sur la surveillance. On s’intéresse à la surveillance policière et administrative, à l'usage des données comme mode d'organisation sociale et enfin au « capitalisme de surveillance » . Certains de nos membres ont aussi travaillé spécifiquement sur la surveillance au travail. S’il y a un point positif à cette accélération de la surveillance, c’est qu’on prend davantage conscience d’un problème qui existait déjà.
Estimez-vous qu’il y a eu un glissement de la surveillance publique, celle exercée par l’État, vers des sphères privées, comme le monde du travail ?
M.B.B. : La question de la surveillance au travail existe depuis longtemps. Elle est très liée au capitalisme. C’est à partir du moment où l’on a cherché à s’approprier le temps de travail de l’ouvrier et sa productivité, que sont apparus des dispositifs de pointage et les contremaîtres, par exemple. La question, c’est d’où vient ce besoin de surveillance ? Le fait d’avoir besoin de contrôler constamment l’activité renvoie à un manque de confiance, cela montre qu’on ne laisse pas aux personnes la possibilité de s’organiser elles-mêmes. On les dépossède de leurs responsabilités, et donc de leur travail. Il faut également s’interroger sur les forces qui poussent vers plus de surveillance : les sociétés éditrices de logiciels, ou encore celles qui fabriquent des bippers pour faire respecter la distanciation sociale comme ceux utilisés sur le port d’Anvers. Il y a toute une industrie de la surveillance.
Les défenseurs des libertés numériques s’intéressent de plus en plus à la surveillance exercée par l’État, la surveillance policière notamment. Celle qui a lieu au travail semble moins considérée. Comment l’expliquer ?
Camille Dubedout : Cela est perçu comme un problème interne à l’entreprise. Pour l’instant, la surveillance au travail est un sujet qui reste débattu – lorsqu’il l’est – au niveau des groupements internes, comme les comités d’entreprise ou les syndicats. Alors que la problématique est plus large, c’est un problème social, qui ne se résume pas qu’à des rapports de travail.
Qu’a changé la massification des outils numériques, comme des logiciels permettant de mesurer la productivité, ou de vérifier la présence des salariés ?
C.D. : La pandémie a accéléré une tendance de fond qui existait déjà avant la crise. Elle a permis la diffusion de dispositifs numériques de plus en plus intrusifs, y compris en dehors de l’entreprise. Aujourd’hui, les salariés peuvent être surveillés où qu’ils se trouvent, dès lors qu’ils utilisent des outils de travail nomade comme leur ordinateur professionnel. La surveillance des salariés devient alors possible partout, tout le temps.
M.B.B. : C’est aussi intéressant de noter les types de travailleurs concernés par cette surveillance. Avec le Covid, toute une population de travailleurs des classes supérieures s'est trouvée face à une forme de contrôle numérique du travail, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Et c’est ce qui explique en partie la prise de conscience récente autour de ces enjeux.
Ce qu’apportent ces outils numériques, c’est aussi un traçage très précis de la productivité (certains logiciels chronomètrent à la seconde près les différentes tâches exécutées par un salarié) et la conservation de ces statistiques...
M.B.B. : C’est le propre de la surveillance. Surveiller c’est inscrire un rapport social dans des dispositifs d’information. Dans ce cas, il se retrouve objectivé dans des métriques, des signaux. Donc quand vous n’êtes plus au bureau, vous avez accès à différents indicateurs : le voyant vert qui signale que vous êtes connecté, la quantité de mails envoyés, d’autres indicateurs quantifiés… Cela montre au fond une certaine naïveté à l’égard de ce qui peut remplacer une relation en présentiel. Plutôt que de faire confiance aux gens, on s’en remet à des rapports quantifiés. Et on se retrouve avec du solutionnisme numérique pur et dur : le fait d’employer l’outil en cherchant à reproduire des relations préexistantes, sans l’interroger. On organise le travail d’après des métriques qui sont dictées par un logiciel. Et c’est intéressant de le noter, les indicateurs sont souvent définis par le fournisseur de logiciel, pas par l’employeur.
En France, nous sommes protégés des pratiques de surveillance par le cadre juridique, mais va-t-il assez loin selon vous ?
C.D. : Les dispositifs de surveillance professionnelle sont effectivement encadrés par la loi. Le respect de la vie privée existe aussi au travail, y compris lorsque celui-ci est réalisé à distance. La Cnil est attentive à ces dispositifs. Il y a un principe selon lequel il ne doit pas y avoir de surveillance « excessive ». En ce sens, la Cnil a estimé dans un avis en 2014 qu’un système de vidéo-surveillance mis en place dans une entreprise était « disproportionné », car il contrôlait le temps des salariés passé en salle de pause, et surveillait certains d’entre eux en permanence. De même, une caméra ne peut pas être installée en direction d’un salarié pour le surveiller individuellement. Il faut qu’elle soit dirigée vers les locaux ou vers l’outil de travail. Plus largement, pour l’installation de tout dispositif de surveillance qui concernerait les salariés, il faut au moins une consultation préalable de ces salariés et du comité d’entreprise.
Mais avec le basculement récent vers le télétravail, la Cnil n’a pas eu le temps de prendre des décisions précises sur ce cadre spécifique des dispositifs à distance. C’est plus flou. D’ailleurs en septembre 2020, la Cnil a rappelé que les employeurs ont le droit de surveiller les horaires de travail et de connexion, le volume et la qualité du travail, ce qui peut entretenir ce flou. Certaines pratiques ont toutefois été jugées excessives comme les captations d’écran faites par certains logiciels. Par ailleurs, le risque est de voir ces pratiques se banaliser et certains salariés s’y accoutumer, l’accepter, car les limites de l’excessivité ne sont pas encore bien fixées. Certains mettent en place des outils de contrôle en méconnaissance du droit. À cause de cette méconnaissance, il y a une large diffusion de ces pratiques et il sera difficile ensuite de revenir dessus. Diffuser des informations dans les entreprises sur les règles applicables serait déjà un bon départ.
M.B.B. : La réflexion doit aussi venir des employeurs qui déploient la surveillance en bonne foi. Il faut comprendre qu’aucun outil n’est neutre. Passer du bureau à Zoom en un jour n’est pas anodin, cela nécessite de repenser le rapport au travail.
Que voulez-vous dire par « redéfinir le rapport au travail » ?
M.B.B. : Le rapport au travail est redéfini d’emblée, car nous ne sommes plus au bureau, il n’y a donc plus de moment informel. Tous les échanges sont formalisés. Il faut alors se demander ce que signifie travailler seul chez soi, sans collègues ? Comment travailler en sachant que toutes les communications qu’on a sont traçables et accessibles, y compris celles qui font état de problèmes et de conflits sur le lieu de travail ? Ces questions n’ont pas été adressées lors du passage massif au télétravail. Nous sommes passés au tout numérique en l’espace d’un week-end avec l’illusion qu’on pouvait réduire le rapport au travail à un ensemble de tâches. On constate la même chose du côté de l’enseignement supérieur. Le rapport d’enseignement n’est pas simplement de la transmission de connaissances, de la même manière que le travail n’est pas une simple coordination de l’activité. L’enseignement c’est un savoir-faire, un rapport interpersonnel… Or, on a pensé qu’on pouvait simplement transposer les cours en présence sur Zoom. Cela explique en partie le malaise actuel des étudiants et des enseignants.
C.D. : Cela met bien en évidence cette foi dans les outils technologiques, comme s’ils allaient tout résoudre. Une tendance de fond qui s’est accélérée avec la pandémie.
Merci pour cet article qui résume bien la situation et pointe les dérives possibles avec la mise en place hâtive du télétravail et l’hyper surveillance souvent associée.
Tout d’abord le télétravail met en exergue les dysfonctionnements déjà présents dans les locaux de l’entreprise. La clé pour une mise en place efficace du télétravail est de préparer en amont cette transition. Or avec la crise, de nombreuses sociétés ont été contraintes de s’y mettre sans avoir eu le temps nécessaire de s’y préparer. Il est alors facile de se laisser aller dans des travers qui vont se révéler à court terme contre productif.
Le télétravail va de pair avec l’adoption des nouvelles technologies. Cependant, lorsque la technologie se fait encore plus présente, il est d’autant plus nécessaire de placer l’humain au centre des préoccupations.
Enfin, la confiance et le contrôle s'excluent mutuellement. Pour bénéficier de tous les avantages du télétravail, il faudra passer par une révolution managériale. Le manager est la clé de ce changement. Un autre management est possible.