On pensait avoir tout dit sur le télétravail, mais voilà qu’une fonctionnalité controversée de Microsoft relance le débat. Alors, les entreprises peuvent-elles surveiller leurs équipes en télétravail ? À quel niveau ? On fait le point.
On pensait que télétravail rimait avec confiance, mais il semblerait que pour certaines entreprises, le maître-mot soit plutôt surveillance. Sur le banc des accusés du débat du moment : Microsoft, et son « score de productivité » . Développé au sein de son service Microsoft 365, il permettait aux managers de suivre la productivité de leurs équipes, leur attribuant une note sur 800, calculée selon différents items. Communication, réunions, travail d’équipe… le tout en utilisant des données issues des logiciels dont Microsoft est propriétaire.
Objectif affiché : aider les gens à mieux travailler. Dérive assurée : leur flicage – et les possibles sanctions – par le management.
Résultat : une fronde organisée a fait plier la firme de Redmond, et Microsoft a annoncé début décembre le retrait d’une fonction jugée particulièrement problématique. Désormais, les managers ne peuvent plus avoir accès aux statistiques d’une personne en particulier, mais uniquement aux statistiques « globales » de leur équipe.
Mais ce n’est pas le signe que l’engouement pour le sujet se tarit dans les entreprises.
Des entreprises de plus en plus tentées de surveiller leurs équipes à distance
Microsoft n’est évidemment pas le seul fournisseur d’outils de surveillance. Hubstaff, Teramind, DeskTime, Kickidler, Time Doctor, FlexiSpy Crossover… les acteurs sur le secteur sont nombreux, et auraient même tendance à se multiplier. Leurs fonctionnalités sont multiples : enregistrement du texte tapé sur un clavier, captures d’écran aléatoires, activation de la webcam à distance… certains outils vont même jusqu’à fouiller dans les messageries des travailleurs et travailleuses.
Il faut dire que ce n’est pas le besoin qui manque. Une étude réalisée par Top10VPN dévoilait en juin que la demande pour ce type de services avait bondi de 51% depuis le début de la pandémie. Et en général, ce n’est pas pour du court-terme : à coups de réductions avantageuses et d’abonnements annuels, ces entreprises s’assurent de rendre leurs outils pérennes. En France, Maître Virginie Devos, avocate associée en droit social au sein du cabinet August Debouzy, nous explique que le sujet est bien d’actualité. « L’expérience du confinement mène une réflexion importante sur la généralisation du télétravail, constate-t-elle. Les entreprises entrent dans une optique où le télétravail pourrait s’envisager sur le long terme, cela pose naturellement son lot de questions. Quid des déplacements des collaborateurs ? Comment prévenir les risques psychosociaux ? Éviter le sentiment d’isolement ? Assurer un sentiment d’appartenance ? Et bien sûr, comment s’assurer que les salariés travaillent. Sur le sujet, les entreprises sont plutôt proactives. »
Surveillance sous conditions
Virginie Devos rappelle qu’à ce sujet, il y a parfois abus de langage : il ne faut pas parler « d’espionnage » mais bel et bien de « surveillance ». « Ces dispositifs ne peuvent pas être installés à l’insu du salarié. Il doit s’agir d’une surveillance reconnue, admise et qui ne doit pas atteindre aux libertés fondamentales des collaborateurs, notamment en ce qui concerne leur vie privée », explique-t-elle. Il est vrai qu’en principe, une charte doit détailler la façon dont s’organise le travail à la maison. L’accord du 26 novembre 2020 stipule que « si un moyen de contrôle de l’activité du salarié et du contrôle du temps de travail est mis en place, il doit être justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché, et le salarié doit en être informé. » Par ailleurs, si de tels dispositifs sont mis en place, il convient de consulter au préalable le CSE (Comité Social et Économique) des sociétés, précise le texte. Pour les entreprises de moins de 11 personnes salariées qui ne disposent pas d’une telle instance, « les discussions doivent tout de même avoir lieu avec les salariés, et il faut a minima rédiger cette charte », poursuit Virginie Devos.
Attention, les start-up !
Un employeur n’a donc pas besoin de l’accord d’un salarié pour installer un logiciel de surveillance sur son ordinateur… sauf s’il s’agit d’un ordinateur personnel ! « De nombreuses start-up mettent en place le principe du "BYOD" (Bring Your Own Device, Apportez Votre Equipement personnel de Communication, en français, ndlr). Dans ce cas précis, on ne peut pas imposer un système de surveillance ni sanctionner un collaborateur qui s’y opposerait. Mais en général, les employeurs sont censés fournir un matériel adéquat pour qu’un salarié puisse exercer une prestation », rappelle Virginie Devos.
Proposer des plages horaires pour respecter la vie privée
La surveillance des télétravailleurs et télétravailleuses ne peut être continue. « Il est important de comprendre que cette surveillance doit être proportionnée, utilisée avec modération. On ne peut imposer un contrôle permanent. Vouloir surveiller ses salariés, pourquoi pas. Mais il faut le faire de façon intelligente et respecter le principe de proportion », nous dit Virginie Devos. C’est sûr qu’à l’heure où même nos consultations médicales se font en visio, une capture d’écran inopinée pourrait être problématique. C’est pour cela que Virginie Devos préconise de définir en amont des « temps libres » , lors desquels il ne serait pas autorisé de surveiller ses équipes. En cas de surveillance abusive – même s’il y a sanction -, il serait donc possible de saisir les organisations syndicales ou juridiques. « Ce type de contentieux risque d’arriver », prédit l’avocate.
« Il faut une certaine tolérance. Personne ne travaille à 100% dans une journée : il faut des temps de pause. C’est la loi qui le dit. Au-delà du système de surveillance, il faut surtout une organisation qui ait du sens, que ce qui se faisait naturellement en présentiel – par exemple, aller chez le médecin – puisse se faire à distance tout en respectant la vie privée du collaborateur. » C’est aussi le parti-pris de la Cnil, qui recommande plutôt « d’adapter les méthodes d’encadrement » que de mettre en place des outils de surveillance.
La technologie reste faillible
Sans compter que les sanctions pourraient tomber à côté de la plaque. Que se passe-t-il si un logiciel défaillant arrête d’enregistrer un clavier, par exemple ? Ou qu’une capture d’écran montre une ouverture de Facebook alors que le réseau social est utilisé pour des raisons professionnelles ? Des fonctionnalités trop rigides peuvent donner lieu à des malentendus très dommageables. Aux États-Unis, une autre population en a fait les frais : celle des élèves qui devaient passer leurs examens à distance. Les logiciels de surveillance utilisés à ce moment-là identifiaient parfois des cas de triche non avérés. « C’est un risque, bien entendu, consent Virginie Devos. Il faudra de toute façon entrer dans un système de preuves, pour prouver sa bonne foi. Mais je ne pense pas, néanmoins, que cela augmente les cas de licenciements abusifs. »
Privilégier l’accompagnement à la surveillance
Les failles informatiques ne constituent pas le seul risque pour les entreprises. Une étude d’ISG (Information Services Group, cabinet d’analyse des technologies et du conseil) regrette une tendance qui serait plutôt à la surveillance qu’à l’accompagnement des équipes. « L’adoption généralisée de logiciels de surveillance du travail à domicile (…) implique une décision politique clé : qu’est-ce qui sera révélé aux employés au sujet de la surveillance ? », questionne ISG, qui estime qu’il sera aisé de s’adapter ou de « trouver des moyens de contourner et détourner les outils de surveillance » dans le cas où les télétravailleurs et télétravailleuses les désapprouveraient. L’étude suggère plutôt d’accompagner le changement organisationnel afin d’aligner les besoins et les objectifs. Un avis partagé par Virginie Devos, qui juge que le sujet sera surtout celui du management intermédiaire. « Il y a une vraie question de maturité des entreprises par rapport au télétravail. Une entreprise mature fera confiance à ses équipes : les managers doivent être à même d’apprécier la qualité de travail de leurs collaborateurs. Tout système de surveillance, quel qu’il soit, crée de la défiance », conclut-elle.
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