Bouées en forme de licorne

Start-up : devrait-on tuer les licornes plutôt que de les soutenir ?

© ivan101 via Getty Images

Emmanuel Macron s’est mis en tête d’avoir 25 licornes françaises, ces start-up tech valorisées à plus d’un milliard de dollars, d’ici à 2025. Aux États-Unis, les dérives d’Uber et WeWork montrent pourtant les limites de ce modèle.

Au France Digitale Day, événement où se réunit tout le gratin de la tech française, il n’y en avait que pour elles. Les licornes. Sur la « Unicorn Stage » s’enchaînaient les discours sur la nécessité de développer des champions européens de la tech, et plus vite que ça, s’il vous plaît ! Des prières récurrentes qui ont été entendues par le gouvernement. Emmanuel Macron a profité de l’événement pour annoncer 5 milliards d’euros d’investissement afin de doper les levées de fonds et soutenir les futures licornes françaises. L’objectif est d’obtenir au moins 25 entreprises de ce type d’ici à 2025.

Les licornes, pour rappel, sont de jeunes entreprises valorisées à 1 milliard de dollars à la croissance très rapide. À l’échelle mondiale, ce club est constitué de 334 entreprises selon le cabinet CB Insight, majoritairement des sociétés américaines et chinoises et seulement 4 françaises. D’où la nécessité de rattraper le retard, estime le gouvernement qui y voit un sujet de souveraineté nationale et une occasion de créer des emplois.

WeWork et Uber ou la fin des licornes ?

Pourtant au même moment, outre-Atlantique, ce modèle d’entreprise bat de l’aile. WeWork est certainement l’exemple le plus flagrant des dérives du genre. La valorisation du spécialiste des bureaux partagés a atteint la somme délirante de 47 milliards de dollars en 2017, avant de dégringoler à 10 milliards aujourd’hui. Certes, on justifie cette chute par les manœuvres financières douteuses de son PDG Adam Neumann, qui a fini par démissionner le 24 septembre sous la pression des actionnaires. Mais, il ne faudrait pas oublier le coeur du problème : son modèle d’affaires n'a pas fait ses preuves. WeWork accuse des pertes considérables (1,6 milliard de dollars en 2018) et en 2019, son déficit devrait encore se creuser. Un tiers des effectifs de l'entreprise serait menacé.

Uber, la reine des licornes américaines, connaît elle aussi des déboires. Début septembre, la société de VTC a annoncé qu’elle licenciait plus de 400 salariés pour la seconde fois cette année, afin d'espérer devenir rentable et diminuer ses coûts (l'entreprise a perdu 5 milliards de dollars au premier semestre 2019). Dans son livre Le startupisme, le fantasme technologique de la start-up nation, le journaliste et essayiste Antoine Gouritin estime que le 10 mai 2019, date de l’entrée en bourse chaotique d’Uber, marque « la fin du fantasme collectif des licornes, du moins aux États-Unis. »

« L’ère des post-licornes »

Tariq Krim, entrepreneur et promoteur du mouvement Slow web, juge que nous sommes déjà dans « l’ère des post-licornes » . « Le phénomène des licornes a démarré en 2009 avec l’apparition de l’iPhone et du Cloud. Le mobile a changé les règles de distribution du logiciel et permis à un petit nombre d’acteurs arrivés au bon moment de grandir à une vitesse jamais vue dans l’histoire, raconte-t-il. Des start-up comme Dropbox, Palantir, Zinga… ont vu leur valorisation exploser et sont devenues des « Licornes ». Une fois que toutes les places ont été prises, il est devenu difficile de pouvoir construire de nouveaux services, car les GAFA ont verrouillé le marché. Mais comme les fonds ont levé énormément d’argent, une deuxième génération de licornes s’est fait connaître. Leur agenda, la platformisation du monde réel, permet d’attirer des volumes d’utilisateurs très importants. »

Mais contrairement à Google dont l’introduction en bourse avait montré que c’était une « cash machine », les projets d’introduction en bourse d’Uber et de WeWork ont montré que leur modèle sur le long terme était structurellement déficitaire. « C’est inquiétant, car ce sont des modèles que beaucoup d’entreprises européennes et notamment françaises essayent de copier », regrette Tariq Krim.

Les dérives des licornes américaines n’inquiètent pas les entrepreneurs français

En France, le fantasme des licornes va, en effet, toujours bon train. Les limites de ce modèle paraissent trop lointaines aux entrepreneurs qui veulent déjà grossir avant de le remettre en question. Jean-Stéphane Arcis, PDG de l’entreprise TalentSoft, un éditeur de solution RH lauréat du prix de la « Future Licorne » 2019 et sélectionné parmi le Next40 du gouvernement (les 40 entreprises tech les plus prometteuses), considère que les déboires des licornes de la Valley ne devraient pas préoccuper la France. « Aux États-Unis, il y a un vertige de la valorisation qui fait qu’on en oublie la valeur de l’offre. Mais nous en sommes tellement loin en Europe et en France que le problème de la surchauffe ne se pose pas. Et je pense que chacune des entreprises du Next40 apporte une véritable innovation. Il n’y a pas eu d’investissement de plusieurs centaines de millions d’euros pour une simili plateforme qui n’apporte pas grand-chose. »

Pourtant, la flambée actuelle des montants levés par les start-up tricolores laisse à penser que nous essayons d'emprunter la même voie que les États-Unis – avec 10 ans de retard. Les levées de fonds ont atteint le montant record de 2,8 milliards d’euros au premier semestre 2019. Au total près de 5 milliards d’euros devraient être levés en 2019, contre 3,3 milliards l’an passé.

« Si vous allez lentement, vous n’êtes rien ou vous êtes mort »

Jean-David Chamboredon, président exécutif du fonds d’investissement ISAI, reconnaît une forme d’ « exubérance » chez les fonds d’investissement français et la génération actuelle des jeunes startuppers. Voire parfois un manque de prudence qui conduit à survaloriser des entreprises qui ne valent en réalité pas grand-chose. Mais pour lui, l’hypercroissance reste le modèle à suivre si l’on veut créer un géant européen de la tech. « Je respecte les modèles moins excessifs et agressifs que les licornes. Mais ils sont difficilement applicables dans le domaine de la tech. C’est un secteur où il faut aller très vite. Lorsqu’un marché émerge, il y a généralement une course entre quelques acteurs. Et si vous allez lentement, vous n’êtes rien ou vous êtes mort », explique-t-il. « Sans capital, on ne peut pas gagner cette guerre, qui est mondiale ».

Véronique Bessière, co-directrice du Master Création d’entreprises innovantes & management de projets innovants à l'université de Montpellier (IAE) va dans le même sens. « On simplifie le modèle de la licorne à la valorisation, mais il s’agit surtout de grossir suffisamment vite pour qu’un concurrent ne le fasse pas avant vous. » Le problème c’est que beaucoup de start-up se targuent d’être LE futur Facebook ou Google sans en avoir les épaules pour obtenir des financements et grossir vite. Et parfois elles arrivent à en convaincre les investisseurs. Le fameux Fake it until you make it. « Les investisseurs peuvent miser sur 10 entreprises prometteuses et sur les 10, une seule réussira très bien, mais cela suffit car elle permettra aux investisseurs de remporter 10 fois leur mise de départ. C’est le principe du capital risque. » Et donc 9 entreprises sur les 10 seront très bien financées mais échoueront.

« On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs », résume Jean-David Chamboredon. « Parmi les futures licornes françaises, il y aura de beaux succès, mais aussi de la casse ».

Tout le monde ne sait pas gérer l’hypercroissance

Toutes les wannabe licornes ne sont de plus pas forcément armées pour gérer l’hypercroissance. Doubler voire tripler ses effectifs en très peu de temps est un exercice périlleux. « En particulier parce qu’il n’y a pas suffisamment de talents en France, contrairement à la Silicon Valley », estime Jean-David Chamboredon.

Au-delà de la fragilité des licornes, on peut s’interroger sur le modèle social qu’elles représentent. Parmi les entreprises du Next40, on trouve des sociétés comme Meero ou Frichti, très prometteuses selon les investisseurs, mais dont l’impact social est contestable. Meero est accusé par les photographes de précariser la profession. Frichti fait vivre à ses livreurs un enfer.

« Personne ne semble se poser la question de savoir si les populations européennes sont d’accord avec l’idée d’utiliser de l’argent public pour financer leur propre platformisation, s’interroge Tariq Krim. Il faut rappeler que les licornes n’existent que dans les contes de fées. » (Notons que les 5 milliards d'euros annoncés par Emmanuel Macron pour doper les licornes ne sont pas issus des fonds publics mais ont été mobilisés auprès de banques et d'assurances). 

Les zèbres Vs. les licornes

L’entrepreneur regrette que d’autres modèles de développement comme les « Zébras » qui proposent la création de start-up éthiques, profitables avec une croissance maîtrisée, ne soient pas davantage mis en avant. « Les Zébras attirent de plus en plus de gens notamment des femmes entrepreneures qui ne sont pas à l’aise avec le modèle winner takes all des licornes. Si on n’intègre pas le coût sociétal dans la valorisation d’une start-up, alors nous allons devant de grandes désillusions. »

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Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
commentaires

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  1. Avatar Thomas dit :

    Je ne connaissais pas le concept des zebras, avez-vous des exemples de startups françaises qui rentrent dans cette catégorie ? 🙂

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