Groupe de salariés hilares autour d'une table de réunion

Tech Trash : quand les start-up se moquent (enfin) de leurs codes ridicules

© skynesher via Getty Images

La French Tech manque-t-elle cruellement de second degré ? Certainement. Mais la newsletter satirique Tech Trash et d’autres soignent ce mal, aussi synonyme de manque d’esprit critique.

Tous les mercredis, Julie Jouvencel, co-dirigeante de la start-up de formation Coding Days, reçoit la newsletter satirique Tech Trash. Et tous les mercredis, elle se poile bien. Cette newsletter auto-proclamée « bête et méchante » repère les travers risibles, déclarations grotesques et autres absurdités de l’actualité tech. Ce que Julie Jouvencel préfère ? Les bullshit quotes, qui pointent chaque semaine la (vraie ! ) diatribe en novlangue incompréhensible d’un acteur du secteur. Dernière en date : « Si j’ai des leads qui arrivent générés par la data, donc calculés, ou par le digital, parce qu’il y a des intentions d’achat que j’ai détectées sur le numérique… Il faut que je réinvente une forme d’agilité dans mon modèle de management de mes leads commerciaux », prononcée par Jean-Philippe Poisson, entrepreneur en IA.

« À part Tech Trash, il n’y a pas de second degré dans la tech, tranche Julie Jouvencel. Tout le monde se prend très au sérieux. » Elle regrette ce manque d’humour, synonyme pour elle de manque de recul et de prise de conscience. « L’humour, c’est une question d’intelligence, non ? C’est une façon de réfléchir à ce qu’on est en train de faire, de s’interroger. Il n’y a pas de remise en question. On est tous bien heureux d’aller à des événements organisés et payés par Google, sans se dire que ce qu’ils font avec les données personnelles, c’est un peu trash. Il est courant d'entendre parler de levées de fonds mirobolantes pour lancer un produit pas vraiment utile, sans aucune valeur éthique ni environnementale », explique-t-elle. On rappelle que la start-up parisienne Pazzi vient de récolter la coquette somme de 10 millions d’euros pour améliorer son robot pizzaiolo.

À VivaTech, sourires figés et storytelling bien rôdé

Effectivement, en arpentant les allées de VivaTech fin mai, second degré et prise de recul n’étaient pas franchement au rendez-vous malgré l’ambiance faussement fun du salon. Au programme : sourires figés, pitchs convaincus que telle innovation va changer le quotidien de milliers de personnes voire le monde... même lorsqu’on ne vend qu'une casquette avec lunettes intégrées, une machine pour faire des faux tatouages ou un algorithme qui permet de prendre un café avec l’un de ses collègues au hasard.

Julie Jouvencel n’est pas la seule à en avoir assez de ce premier degré à toute épreuve. La newsletter Tech Trash lancée en 2017 réunit aujourd’hui 25 000 abonnés. « Environ 75% de nos lecteurs travaillent de près ou de loin dans le monde de la tech : start-up, incubateurs, entrepreneurs, directions innovation de grands groupes, etc. Les profils sont variés, nous explique l’équipe de Tech Trash. Nous avons une communauté très engagée qui nous écrit régulièrement, qui répond aux newsletters en nous posant des questions, en nous demandant d’écrire sur untel ou untel. Certains débusquent des trucs drôles ou absurdes pour nous, on a nos lanceurs d’alerte !  (…) Parfois ils sont eux-mêmes cités dans la newsletter. Mais étonnamment, ils comprennent qu’on se moque dans un but constructif. Parce qu’en vrai, même si le modèle start-up est parfois (souvent ? ) utilisé pour faire n’importe quoi, il reste une alternative hyper intéressante aux grands groupes par exemple, qui sont quant à eux tout aussi critiquables, voire bien plus, pour d’autres raisons. »

Faire marrer et pourquoi pas bouger les choses

Les auteurs de Tech Trash souhaitent rester anonymes. Ils viennent eux-aussi du monde de la tech. Avant de lancer la newsletter, ils travaillaient tous de près ou de loin dans l’univers des start-up. Tech Trash est née d’une frustration. Celle de « ne pas voir assez de médias parlant de tech et d’innovation avec un ton critique, analytique, et une vraie prise de recul. Évidemment, des médias du genre existaient avant nous, les excellents InternetActu et MaisOùVaLeWeb notamment, mais on pensait quand même pouvoir amener notre (petite) pierre à l’édifice. » Le but des auteurs est évidemment de faire rire, mais aussi de « faire bouger les choses », « permettre aux lecteurs de réfléchir à ce qu’ils ont lu dans Les Échos ou dans Maddyness, et qui était certes informationnel, mais peut-être un peu trop “premier degré”. »

Pourquoi cette absence d’autodérision et d’esprit critique au sein de la French Tech ? « On l’analyse par le fait que la scène start-up française lorgne, en toute logique, du côté de la Silicon Valley, répond Tech Trash. On le sait, les Américains ont énormément de talent, mais le second degré n’en fait pas partie, ils sont même tellement premier degré que ça en devient parfois très gênant. Nous sommes assez persuadés que les startuppeurs français se sont inspirés naturellement des Américains - et ce mimétisme s’est accompagné d’une reprise des travers, du blabla motivationnel et de tout le verbiage qui sonne pas trop mal en anglais mais qui devient rapidement très ridicule en français. »

Le storytelling est l’ennemi de l’humour

Autre barrière à l’humour : le storytelling, nécessaire à tout projet entreuprenarial. « Le fameux fake it until you make it (fais semblant avant d’y arriver vraiment), même si c’est risible, c’est quasiment obligatoire pour un projet qui est en train de se lancer, avancent les fondateurs de Tech Trash. Sauf que certains s’emballent un peu, et au lieu de se projeter et d’exagérer légèrement leurs prévisions, se mettent à raconter vraiment n’importe quoi. Ça donne des situations absurdes, et ça nous donne du grain à moudre pour nos news.»

Des travers que la série comique Silicon Valley dézingue déjà depuis 2013. La production d’HBO signera sa sixième et ultime saison en 2020. Elle suit les tribulations de cinq « Valley boys », créateurs de la start-up à succès Pied Piper. Chaque personnage est une caricature : le CEO geek et mal à l’aise, l’associé imbu de lui-même et grossier, l’investisseur effrayé à l’idée de perdre son statut de milliardaire... « Silicon Valley montre toutes les habitudes et blagues idiotes et machistes d’une industrie qui ignore souvent son hyper-masculinité et sa culture bro », résumait Wired dans un numéro dédié à la série.

Pour Antoine Gouritin, qui anime le podcast technocritique Disruption Protestante et le compte humoristique Twitter du même nom, certains entrepreneurs ont bien conscience de ces excès, mais ont souvent peur de s’exprimer par peur de se mettre à dos des investisseurs ou ne pas obtenir une subvention publique. Dans son podcast, quelques patrons de la tech française osent tout de même prendre la parole pour dénoncer les dérives. À l'instar de Paul-Louis Belletante, président de Betterise Health Techqui n’hésite pas à décrire Station F comme « un gigantesque lieu où tu fais rentrer des milliers de jeunes qui vont à l’abattoir. »

« Si on est critiqués, c’est qu’on va dans le bon sens »

En parallèle de ce vent critique, une autre partie de la French tech « se radicalise » au contraire dans l’exagération et le solutionnisme technologique, estime Antoine Gouritin. Cette partie accepte mal la critique, souvent perçue comme du « start-up bashing ». « Ils avancent ce contre-argument fantastique qui consiste à dire : si on est critiqués, c’est qu’on va dans le bon sens », explique-t-il.

Sur son compte Twitter Disruption Protestante, le jeune homme s’amuse à repérer, comme Tech Trash, les absurdités du monde de la tech, y compris celles émanant des membres du gouvernement – l’une de ses cibles récurrentes est l’ancien secrétaire d’État au numérique Mounir Mahjoubi. « C’est plus un humour de lassitude », décrit Antoine Gouritin. Avant de se lancer dans le podcast, il a travaillé quelques années dans le milieu des start-up et a vite été lassé de la communication disproportionnée de la « start-up nation » face à ce qu’elle représente réellement, en termes de valeur et de nombre d’emplois notamment.

Elon Musk c’est un peu le Cyril Hanouna de la tech

Pour les fondateurs de Tech Trash, les choses seraient tout de même en train de changer. La tech commence enfin à rire d’elle-même et surtout à avoir un esprit critique. « Il y a une vraie évolution des mentalités, jugent-ils. Les médias critiques ont pris de l’ampleur ces derniers mois. Les startuppeurs eux-mêmes sont moins dans le cliché, et il y a une vraie désillusion concernant la Silicon Valley. On le voit à travers les critiques envers les GAFA et principalement Facebook. De grandes figures de la scène comme Mark Zuckerberg, Elon Musk ou Jeff Bezos sont beaucoup moins adulées que pouvait l’être un Steve Jobs il y a 10 ans. Il y a encore 3 ans, Musk était perçu comme un génie, point barre. Aujourd’hui, on a quand même compris que, tout génie qu’il était, c’était aussi un mégalomane qui ne peut pas s'empêcher de raconter n’importe quoi pour faire le buzz. C’est un peu le Cyril Hanouna de la tech en quelque sorte - pour le côté buzz bien sûr ».

Julie Jouvencel constate qu’il reste tout de même difficile de faire une blague second degré à son voisin lors d’une conférence tech. « Et sur LinkedIn, beaucoup n’osent pas dénoncer le bullshit de la tech par peur de fâcher certaines personnes », estime-t-elle. Elle, s’amuse à jouer avec les codes. « Je reconnais quand j’utilise une photo un peu bullshit pendant une présentation ou quand j’invente un nouveau buzzword… J’entends parfois un ou deux rires dans la salle. » Rien n’est désespéré.

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Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.
commentaires

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  1. Merci pour cet article qui fait du bien. Marre de ces start-up qui se prennent pour les rois du monde avec des projets la plupart du temps ridicules et surtout avec le seul objectif de faire du fric. Pourquoi ne pas mettre leur créativité et énergie au service d'autres causes certes moins lucratives (quoi que ...) mais bourrées de valeurs et donnant du sens (je pense à tout ce qui touche au green, RSE, Dev durable etc.).
    Me demande s(il existe quelque chose de similaire sur les grands groupes. J'y travaille et ... il y aurait de quoi faire ...

  2. Ce qui est risible c'est quand les porteurs de projets prennent comme référence le modèle californien avec une préoccupation constante : faire gagner du temps sur des sujets futiles à des jeunes urbains passionnés par le logiciel qu'ils inventent d'abord pour eux même.

    Ils étaient un peu cachés à Vivatech, il fallait aller dans l’autre bâtiment, mais, ils étaient là, ceux qui ouvrent la voie du Tech for Good. Ces acteurs sont actuellement plus dans les programmes entrepreneuriaux des universités que dans les incubateurs, les grands groupes commencent à mixer Tech et RSE, Citizen Capital vient de signer avec Allianz pour créer un premier fond dédié aux investissements à impact ; les choses bougent.

    Il n’y a plus que la Californie comme modèle, le centre de la Tech s’étend, se déplace et quand vous explorez ce qui se passe en Afrique, en Europe du Nord, en Inde … les idées qui servent vraiment à quelque chose d’utile pour la Planète et les Humains se construisent.

    Quand on me décrit une envie de projet pour faire autrement et que l’on hésite sur le comment … j’encourage à aller voir ce que font la Bill and Melinda Gates Foundation, ou Solar Impulse Foundation, et pour ceux qui ont aussi envie de prendre du recul je conseille la vidéo « slip chinois » de Karim Duval !

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