
Le passage vers le tout numérique n’a pas épargné les soixante ans et plus. Avec les confinements successifs, ils et elles sont de plus en plus nombreux à visionner des vidéos en ligne, scroller sur les réseaux sociaux et faire de l'e-shopping. Témoignages.
Avant la pandémie, Françoise, 67 ans, médecin en retraite progressive, achetait en ligne des croquettes pour ses animaux de compagnie. Et c’est à peu près tout. Pour tout le reste, elle avait ses habitudes dans le centre-ville du Havre où elle vit. « J’avais une certaine appréhension à acheter en ligne, j’avais peur de mal faire, de ne pas être disponible le jour de la livraison, de ne pas être livrée du tout… » En novembre 2020 le second confinement et la fermeture des magasins dits non essentiels la poussent à changer ses habitudes. « Cela a commencé avec les achats de cadeaux de Noël, et puis des objets de décoration pour moi, des meubles… »
Françoise n’est pas une exception. Plusieurs études pointent l’arrivée massive de nouveaux cyberacheteurs seniors depuis mars 2020. L’institut Nielsen note qu’en France sur les 1,2 nouveaux foyers passés à l'e-commerce pendant la première semaine du premier confinement, 500 000 étaient des retraités. C'est près de la moitié de ces nouvelles recrues. Le vieillissement des utilisateurs se constate aussi pour d’autres pratiques numériques. Une étude comparative du ministère de la Culture publiée en décembre 2020 constate que 48 % des 60 ans et plus ont regardé des vidéos en ligne, contre 18 % en 2018. 34 % ont joué aux jeux vidéo, contre 17 % deux ans plus tôt.
« Maintenant c’est Google qui oriente mon shopping »
Pour Françoise, l'e-commerce est même devenu un hobby, presque une addiction, dit-elle. Elle y passe entre 45 minutes et une heure chaque soir. « Je n’achète pas systématiquement, mais je regarde tous les jours, ça m’amuse. » Ces derniers mois elle a investi dans un paravent, un petit tabouret, une étagère, des sets de couverts pour offrir, du maquillage, des vêtements et des jouets pour ses petits-enfants. Sa nouvelle passion e-shopping lui coûte environ 500 euros par mois. Elle reconnaît qu’elle n’aurait sans doute pas acheté autant en faisant les boutiques. « Il y a un côté très addictif à l'e-commerce. Cela pousse à la consommation. Car il y a une illusion d’une multitude de choix. En quelques clics, j’ai accès à des dizaines de versions d’un même type de produit, chose que l’on n’a pas en magasin. »
Tous ses rituels d’achat ont été chamboulés. Dans « le monde d’avant », Françoise restait fidèle à quelques enseignes. Depuis que son shopping se fait sur le web, elle les a délaissées au profit de nouvelles. Et souvent c’est Google qui oriente ses nouveaux choix. « Je cherche un objet qui m’intéresse sur le moteur de recherche et je fais ma sélection parmi les marques qui arrivent dans les premiers résultats ». Ce sont donc les enseignes les mieux référencées comme La Redoute ou Maison du Monde – dont elle n’était pas cliente auparavant – qui ont ses faveurs. Tout comme celles qui facilitent au maximum la livraison.
Du ciné au binge watching
Pour Sylvie, 61 ans, pas d’addiction à l'e-commerce – le shopping dans la vraie vie n’est déjà pas la tasse de thé de cette éditrice parisienne – mais un passage à marche forcée vers le streaming vidéo. L’ennui du premier confinement a incité cette amatrice de théâtre et de cinéma à souscrire à des abonnements Netflix et Canal Série. « Mon temps passé à sortir le soir s’est reporté sur les écrans. Je regarde toutes les séries que j’ai ratées ces dernières années : des classiques comme Le Bureau des Légendes, Baron Noir, The Shield et des séries plus récentes comme En Thérapie et Unorthodox. J’ai rattrapé mon retard en express », s’amuse-t-elle.
« Avant c’était un monde qui n’existait pas pour moi. Je me sentais hors-norme quand j’entendais des conversations autour de la dernière saison de telle ou telle série. Je ne comprenais pas comment ces gens pouvaient passer autant de temps à regarder épisode sur épisode. Maintenant, je comprends. »
D’autres comme Pascale, 58 ans, habitante de la métropole lilloise, ont trouvé du réconfort sur les réseaux sociaux. En quelques mois, la quinquagénaire s’est inscrite sur WhatsApp, Skype, Zoom, Instagram et Facebook. C’est sur ce dernier réseau qu’elle passe le plus de temps. Au moins deux heures par jour. Et sa pratique est déjà bien rodée. « Je publie des citations, des photos, des blagues et des textes sur la spiritualité. Je les pioche généralement sur Instagram, sur lequel je suis inscrite sans être active, puis je les publie sur Facebook pour alimenter régulièrement mon compte. » L’étude du ministère de la culture citée plus haut constate que le taux d'utilisation des réseaux sociaux par les seniors est passé de 12% en 2018 à 43% cette année. Le confinement et le manque de relations sociales ont fait tomber certaines barrières qui jusqu’ici freinaient certains à se connecter.
« Avant la pandémie, je n’ai jamais voulu aller sur les réseaux sociaux, explique Pascale. J’étais frileuse et méfiante, je ne voulais pas dévoiler ma vie privée », explique-t-elle. Les membres de l’association dont elle fait partie depuis deux ans l’ont finalement motivée à rejoindre Facebook et compagnie. « Ça a été un déclic, résume-t-elle. C’était un moyen de rester en communication, je me suis sentie beaucoup moins isolée grâce à cela. » Ses inquiétudes demeurent, mais elle fait attention. « Je n’ai ajouté qu’une dizaine d’amis, uniquement des membres de l’association donc je suis sûre qu’il n’y aura pas de dérapage. J’ai parfois des demandes d’inconnus, mais je ne les accepte pas. Et je ne poste aucune photo de moi. » Quand une publication d’un de ses contacts suscite trop de réactions, Pascale évite de commenter pour ne pas trop s’exposer.
Jean-Pierre, 74 ans, devenu cyberacheteur chevronné avec les confinements successifs, reste malgré tout méfiant vis-à-vis du commerce en ligne, et surtout du vol de coordonnées bancaires dont il a déjà fait une fois les frais. Il a décidé d’acheter uniquement sur Amazon et ebay afin d’éviter de donner ses informations de paiement à différents sites web. « Je n’enregistre jamais les coordonnées de ma carte, je les rentre à chaque achat », précise-t-il.
La culture du mème entre mère et fils
L’étude du ministère de la Culture souligne que ces nouveaux passe-temps des boomers ont réduit les écarts générationnels des pratiques culturelles. Le cliché de junior qui joue à Fortnite et binge Netflix face au senior plutôt bridge et lecture s’effrite. La « diminution (des écarts entre catégories d’âge et classes sociales) est liée à un double mouvement qui s’exprime différemment selon les biens culturels : en matière de jeux vidéo et de vidéos en ligne, les populations initialement les moins consommatrices – c’est-à-dire les personnes de 60 ans et plus, les ouvriers et les non-diplômés – ont largement développé ces pratiques pendant le confinement, tandis que les pratiques des catégories plus initiées progressent de façon plus mesurée – pour les cadres et les diplômés du supérieur –, voire reculent légèrement – pour les 15-24 ans », explique l’étude.
Cette nouvelle répartition donne par ailleurs lieu à de nouveaux types d’échanges intergénérationnels. Pascale peut en témoigner. Elle envoie régulièrement des mèmes chinés sur Instagram et Facebook à ses deux fils. « Je ne savais pas que ça s’appelait des mèmes, c’est l’un de mes fils qui me l’a appris. Ils ne répondent pas toujours, mais tant qu’ils ne me disent pas qu’ils en ont marre, je continue de leur en envoyer, même si j’essaie de ne pas trop abuser ».
Des habitudes là pour rester
À partir de la mi-mai, restaurants, théâtres, cinémas, boutiques et autres activités culturelles devraient peu à peu rouvrir. Mais Sylvie, Pascale, Jean-Pierre et Françoise n’ont pas prévu d’abandonner leurs nouvelles « e-habitudes » pour autant. Sylvie admet qu’il sera difficile de se passer des séries maintenant qu’elle y a goûté. « Le problème, c’est que c’est une addiction », explique-t-elle. Pascale utilise le même terme addict pour décrire ses heures passées sur Facebook. « Ça m’a beaucoup apporté, ajoute-t-elle, je suis sortie de ma zone de confort ».
Jean-Pierre et Françoise disent vouloir eux aussi continuer leur shopping en ligne, lui pour le côté bon marché, elle pour le côté ludique.
Ces nouvelles pratiques ne sont pas un épiphénomène, elles sont révélatrices d’une tendance de fond à l'œuvre depuis plusieurs années. Pour Monique Epstein, fondatrice de l’association e-senior qui aide les personnes âgées à s’approprier le numérique, les confinements ont certes eu un effet accélérateur, mais le passage des 60 ans et plus sur internet était déjà bien en marche. « Dans les années 2000, l’informatique et le web intéressaient surtout les classes d’âges aisées pour qui l’ordinateur était un gadget. Mais depuis une dizaine d’années, ce sont toutes les catégories sociales qui nous sollicitent, et notamment les catégories plus populaires », souligne-t-elle. Pour les marques, il y a donc urgence à s’adapter à ces nouvelles recrues du web.
Avant 70 ans l'on ne doit pas être qualifié de séniors, à notre époque l'on parait de plus en plus jeune.