Leur double virtuel arpente les îles d’Animal Crossing en ensemble Chanel, finit ses ennemis sur Fortnite en combi poisson, ou s’équipe d’un fusil rose satiné sur Counter-Strike. Moduler l'apparence de leur avatar fait partie du plaisir de jouer, et certains sont prêts à payer, parfois cher, pour ça.
Quand Hugo joue à League of Legends, Hugo n’a plus 31 ans, il n’est plus data analyst et il n’habite plus non plus à Paris avec sa fiancée et son chien. Dans cet univers-là, où créatures et héros fantastiques combattent ardemment, Hugo s’appelle Akali, il est une superbe ninja aux cheveux rebelles, au corps musculeux et fuselé. « J’aime son côté nerveux, elle bouge tout le temps, mais elle a aussi un côté fragile. Cela me correspond bien », explique-t-il. Et quelques fois, pour parfaire le look de sa sublime guerrière, Hugo n’hésite pas à sortir sa carte bancaire.
Quand Hugo joue, Hugo habille sa Barbie !
Depuis ses débuts sur le jeu, il a déboursé 350 euros, notamment dans ce qu’il convient d’appeler des « skins », c’est-à-dire l’habillement de son personnage, mais également dans certains effets visuels qui l’accompagnent, des effets de lumière, de couleur... Chaque skin coûte entre 2 et 30 euros. « Sur cinq ans, ce n’est pas tant que ça, même si on pourrait se dire que j’ai dépensé pour du vent », commente-t-il. Car les skins n’apportent aucun avantage aux joueurs, leur bénéfice est purement esthétique. D’ailleurs, le shopping virtuel d’Hugo lui attire surtout les railleries de sa copine. « Elle dit que j’habille ma Barbie. C’est difficile à expliquer à quelqu’un qui ne joue pas, reconnaît-il. Mais un skin n’est pas seulement une tenue. La tonalité de la voix peut changer, les objets qu’on lance aussi… Et c’est une manière de mieux découvrir le personnage. »
Hugo est loin d’être une exception. Depuis plusieurs dizaines d’années, une partie de l’industrie vidéoludique se finance grâce à ces microtransactions, mais la pratique a littéralement explosé avec Fortnite, le jeu devenu phénomène mondial en 2019. Tout le modèle économique de ce jeu free-to-play (gratuit d’accès) est basé sur les achats intégrés. La boutique est mise à jour quotidiennement, et Epic Games, l’éditeur du jeu, multiplie les partenariats avec films, séries et marques pour attirer les joueurs. Ici non plus, payer ne donne aucune compétence supplémentaire dans le jeu. Et pourtant, les joueurs dégainent quand même leur carte bleue : selon une étude de LendEDU, ils sont près de 70 % à avoir déjà dépensé de l’argent.
Customiser son avatar n’est pas réservé à Fortnite ou aux jeux de rôle en ligne de manière générale. La pratique infuse des univers plus inattendus, comme des applications de tarot ou de Scrabble. Louise, la trentaine, créa dans la publicité digitale, peaufine avec soin son avatar, une simple vignette, dans l’une de ces applications. Elle ne dépense pas de « vrai argent », mais des jetons qu’elle obtient en gagnant des parties ou en regardant des publicités. « Je lui ai acheté un manteau doublé en fourrure pour 3 000 jetons et une petite cicatrice sur le visage pour 70 jetons », précise-t-elle.
« Je ne sors plus, pourquoi ne pas dépenser dans le monde virtuel ? »
Le confinement est aussi passé par là. « Je ne sors plus, je ne voyage plus, en plus j’ai arrêté de fumer, donc ce que je ne dépense plus dans la vraie vie, pourquoi ne pas le dépenser virtuellement ? », calcule Thomas, vendeur dans le prêt-à-porter. Lui a dépensé 340 euros en trois semaines sur Apex Legends, un jeu similaire à Fortnite.
Comme pour le shopping classique, le plaisir est à la base de tout. « C’est pour mon kiff personnel, le plaisir du collectionneur, résume Alexandre, étudiant en informatique à Lyon et joueur de Fortnite. C’est aussi le plaisir de ressortir de temps en temps un skin qu’on a oublié, comme quand on ressort un vêtement, c’est exactement pareil. » Après trois ans de jeu, ses dépenses atteignent 1 500 euros. Son dernier « craquage » a été pour un kit militaire futuriste, avec une combi, un planeur façon avion de chasse et une moto. Le tout pour 40 euros. « J’étais obligé de passer à la caisse. » Pour Gwendoline, c’est l’attrait de la nouveauté qui l’a poussée, malgré son petit budget, à dépenser 800 euros en trois ans dans le même jeu. « C’est toujours cool d’avoir de nouvelles choses dans son casier, explique cette étudiante en langues étrangères de 19 ans et apprentie streameuse. Quand quelque chose me plaît, j’achète, je prends un peu de tout. »
Cindy, Marseillaise dans sa vingtaine pour le moment sans emploi, est aussi une adepte des achats virtuels. Pendant ses longues sessions nocturnes sur Fortnite, la jeune femme change d’apparence à chaque nouvelle partie. « J’aime bien avoir le choix. On peut jouer sur les associations, choisir un sac à dos, une pioche... » Une petite étincelle de joie qui lui coûte une soixantaine d’euros par mois.
Gender fluid au tarot
Mais le plaisir du shopping des skins dans le monde virtuel va un cran plus loin que le shopping dans le monde réel : ici, non seulement on peut choisir son look, mais on peut carrément choisir de se glisser dans la peau d’un autre, d’un tout autre. Plus besoin de composer avec les limites de son propre corps. Un jour, on habille son cowboy, le lendemain son robot de combat ou son elfe. « Sur l’application de tarot à laquelle on joue, l’une de mes amies s’est créé un personnage de beau gosse et se fait appeler Julio, témoigne Louise. Moi, j’ai un peu un style de crackhead. Les gens changent d’apparence pour se donner un style, se démarquer. C’est comme une minisociété, chacun veut soigner son image. Et puis, c’est rigolo, aussi. » Thomas, dans le jeu Apex Legends, incarne tantôt une guerrière plantureuse, tantôt une chasseuse affublée d’un masque à gaz.
Pour le psychanalyste Michael Stora, le plaisir de personnaliser son avatar est indéniable. « L’identification à l’avatar est un phénomène puissant, car c’est un processus primaire, c’est une coquille vide dans laquelle on se glisse, contrairement au personnage de cinéma où le processus est secondaire. » Un plaisir aussi synonyme de « prolongement narcissique », qui peut parfois cacher « une fragilité », selon le thérapeute spécialiste des mondes virtuels. Thomas aime tout simplement contempler les armes et skins qu’il achète dans Apex Legends. « J’achète des choses pour moi, je ne regarde pas tellement les autres joueurs. Pourtant, quand on joue, le point de vue ne permet pas de voir son personnage. Mais on le voit sur sa bannière (une petite fiche de présentation avec, entre autres, son niveau et l’image de son avatar, ndlr). »
Être le plus looké pour aller streamer... ou l'effet cour de récré en version gamer
Michael Stora y voit aussi une autre dimension, qu’il appelle « l’idéal groupal », apparue plus récemment. « Pour certains jeunes, mettre en avant un skin a la même valeur que d’acheter les dernières baskets. La construction de soi au sein d’un groupe passe étrangement par l’achat de biens virtuels. Si j’ai une apparence de base qui vaut zéro euro, cela signifie d’une certaine manière que je suis un zéro. L’apparence dans le monde virtuel compte autant que celle du monde réel, d’où l’importance d’investir. » Plus étonnant encore, la plupart des joueurs ne cherchent pas à savoir qui se cache derrière l’avatar, celui-ci se suffit à lui-même, et il est pris très au sérieux, souligne le psychanalyste.
Cindy assume pleinement ce côté cour de récré. « Le but, c’est d’impressionner les autres, expose-t-elle. C’est fait aussi pour narguer, faire réagir. Avoir une bonne « e-mote », c’est très important aussi. Ce sont des danses que l’on peut faire faire à son personnage. On les exécute quand on finit un autre joueur, à ce moment, tous les autres nous regardent. On se moque un peu de ceux qui ont des skins bas de gamme. »
La vingtenaire, qui joue surtout avec des amis, assure que l’ambiance reste bon enfant. Mais parfois cette injonction à avoir le dernier skin à la mode vire au cauchemar. En 2019, une enquête du magazine en ligne Polygon révélait des cas de harcèlement dans des collèges américains. Des ados se plaignaient d’être insultés et rejetés par leurs camarades parce qu’ils ne portaient pas de skins payants.
Investir dans le look de son avatar ou comment basculer dans la team pigeon
Mais si ceux qui n’ont pas le dernier skin peuvent être raillés, voire harcelés, les règles sont parfois plus ambigües. « Dans League of Legends, ce n’est pas toujours vu positivement d’acheter des skins, précise Askia, data scientist trentenaire. Ceux qui le font sont considérés comme appartenant à la « team Pigeon », car certains perçoivent la vente d’objets virtuels comme une forme d’arnaque ». Sur les groupes Facebook réunissant des communautés de joueurs, ceux qui assument leur côté dépensier n’hésitent pas à s’identifier à la « team Pigeon » ou à la « team carte bleue ».
Pour la team Pigeon, l’acquisition de leur collection d’objets virtuels laisse parfois un goût amer. « Je n’utilise pas la moitié de mes skins », reconnaît Thomas. Pour obtenir les items qu’il convoite, le jeune joueur achète des packs ou « loot boxes », sorte de pochettes-surprises dans lesquelles on ne sait pas ce que l’on va trouver. Lui espère trouver un « pack héritage » contenant des objets très rares. Mais pour le moment il n’en a pas obtenu, malgré des centaines d’euros dépensées. « Il m’arrive de regretter, ou plutôt d’être blasé parce que je me dis que j’ai déjà mis plus de 300 euros pour rien. Mais j’en rigole aussi. Je suis team Pigeon, c’est le mot par excellence. »
D’autres rient moins volontiers. Certains gameurs estiment être devenus addicts aux achats virtuels. Dans le groupe Reddit « Stop Gaming » , les histoires de joueurs perdant le fil de leurs dépenses et sombrant dans la dépression s’accumulent. « J’ai une addiction aux microtransactions, raconte ainsi un utilisateur du réseau social. À chaque fois que j’appuie sur le bouton pour acheter des objets, je suis saisi d’une vague de panique. Je sais que ce n’est pas bon, je le regrette, mais je le fais quand même. Comme si c’était ce que je devais faire, et que ça en valait la peine pour la petite dose d’adrénaline que je reçois à chaque fois que je change la tenue de mon personnage. »
Michael Stora voit dans cette frénésie d’achats virtuels « une extension caricaturale de l’hyperconsommation comme moyen d’exister ». La pratique peut étonner ou faire sourire, mais peaufiner un double virtuel, c'est un peu ce que nous apprenons à faire chaque jour un peu plus souvent sur le Web. « L’existence virtuelle d’une personne sur Instagram pose les mêmes questions que les avatars dans les jeux, souligne le psychologue. À coups de filtres, elle devient un avatar d’elle-même. » De là à imaginer payer quelques euros pour un filtre, il n’y a qu’un pas…
Cet article est paru dans le chapitre tendance du numéro 25 de la revue de L'ADN.
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