« Que faire quand il semble qu’il n’y aurait plus rien à faire ? Une seule solution : faire avec. » À l’occasion de la sortie de son dernier livre Faire avec : Conflits, coalitions, contagion, l’essayiste Yves Citton est venu passer une heure « au calme » avec les membres de L’ADN Le Shift pour discuter des solutions inventives qu’il propose pour faire face aux crises qui arrivent.
Nos milieux de vie, naturels et sociaux, subissent des pressions qui les menacent d’effondrement. Ces menaces croissantes sont vouées à exacerber les conflits dans les années à venir. Le défi est donc d’apprendre à faire avec : avec des problèmes, des rivaux, des ennemis que nous ne pourrons ni « solutionner », ni vaincre, ni éradiquer.
Mais alors, comment faire ?
La casse du siècle
Que signifie précisément l'idée que le 20ème siècle vienne se casser devant nous ?
YC : La casse du siècle désigne ce temps de rupture où les croyances et les milieux de vie sont bouleversés. Nous savons maintenant les conséquences de non soutenabilité des modèles de développement ayant enrichi l'Occident et perpétué la misère ailleurs. Nous entrons dans une période de conflits radicalisés et inédits. Devant un tel constat, nous devons développer d’autres visions de la conflictualité et d’autres pratiques du commun.
Face à ces crises, le répertoire d'actions collectives traditionnelles vous paraît impuissant, voire fossilisé. Iriez-vous jusqu'à dire que ce sont des freins ?
YC : Les modes traditionnels d'opposition politique sont insuffisants mais pas inutiles. La mobilisation des jeunes dans la rue lors des Fridays for the Future n'a rien de nouveau, mais reste nécessaire. Il ne s'agit pas de condamner ce qui se fait, mais de palier d'éventuelles carences par d'autres initiatives. Je ne remplace pas, je supplémente !
Selon vous, le pacifisme est un échec annoncé et le réformisme est impossible. S'il n'existe pas de voie démocratique pour cette transition, la guerre civile n’est-elle pas inéluctable ?
YC : Si l'on ne brusque pas les lignes, on ne fait que différer la pression. Aujourd'hui, il faut changer nos modes de vie même si je ne souhaite pas penser la transition en termes de sacrifices et d'abandon. Dans le bouleversement des valeurs que nous vivons, la violence s'explique parfois, bien que je ne la prône pas. On brise des vitrines contre les injustices perpétrées par les agents qui en profitent. C'est une manière ponctuelle de rendre compte d'un sentiment fondamental d’injustice que nulle sanction ne peut complètement étouffer.
Faire avec nos impatiences
Raphaël Briant (Membre du Shift): Le « faire avec » implique-t-il une logique d'acceptation sans identifier l'ennemi, aux dépens d'une logique d'action ?
YC : L'ennemi existe, il est plus ou moins facile à localiser, mais le penser par une politique d'éradication est une impasse. Faire avec, c'est agir pour éviter d'avoir à tirer sur quelqu'un. D'un point de vue militaire, cela consiste à prévenir les causes de la guerre plutôt que d'investir dans des opérations coûteuses et peu productives Cela signifie aussi apprendre des « impatients », ceux qui souffrent d'injustice et refusent la soumission à l'ordre établi. En réfléchissant avec eux, les privilégiés valorisent leur douleur et tendent vers plus de justice.
Camille Pène (Membre du Shift): Le « faire avec » est-il à la hauteur de la situation climatique en termes de production de pensée et surtout d’actions efficaces ?
YC : Le « faire avec » signifie la valorisation de la voix dissonante pour un « faire ensemble » sans alignement. Loin des valeurs consensuelles du mainstream, il donne sa chance à un écart, parfois indigeste, mais vertueux par ce qu'il crée. En somme, la dissension peut permettre l'invention. De plus, un système décisionnel dépourvu de verticalité perd en richesse.
Pour s'engager dans un rapport de force, il faut des coalitions qui nécessitent une cohésion, parfois difficile à établir. Comment crée-t-on ces coalitions ?
YC : Il faut passer par des formes de coexistence multiculturelles, contradictoires et insuffisantes. Pour réfléchir ensemble, il faut penser la différence entre intégrisme et intégrité pour déceler ce qu'il y a de bon. Par exemple, quelqu'un d'intègre est fidèle à ses principes. De plus, une position intégriste quelle que soit la cause défendue doit être écoutée avec méfiance.
Votre essai décrit la nécessité de quitter la position de mineur pour tendre vers le fait majoritaire. Comment les coalitions de mineurs peuvent-elles faire infuser leur message et faire advenir la transition ?
YC : Il faut développer des stratégies de contagion, employer la viralité comme un effet de mode autant qu'une vague d'imitation dans les sociétés. La transition est indispensable mais elle a des ennemis que nous ne pourrons pas éliminer. Nous devons donc passer de l’hostilité à l’hospitalité et contrer l’exploitation par des exploits pour que les conflits qui menacent ne nous fassent pas sombrer dans la victoire annoncée des extrêmes droites. Nous devons retrouver du pouvoir d’agir, localement, collectivement, viralement et réellement. Une telle ambition n’est peut-être après tout que la définition même de la politique.
À propos de notre invité :
Yves Citton est essayiste, professeur de littérature et média à l’université Paris 8 et codirecteur de la revue Multitudes.
Derniers ouvrages :
- Faire avec : Conflits, coalitions, contagions, Paris, Les Liens qui Libèrent, coll. « Trans », 2021
- Génération Collapsonautes (avec J. Rasmi), Seuil, 2020
L’ADN Le Shift est le collectif du magazine L’ADN, son prolongement humain. Il regroupe toutes celles et tous ceux qui veulent se plonger dans les thèmes et tendances décryptées par le magazine. Il propose un journalisme hors-les-murs, une conversation permanente afin de mieux capter l’esprit du temps et les reflets de demain.
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