Allons-nous êtres rongés par l'ennui pendant le confinement ? Pour le psychiatre Serge Tisseron, cette période pourrait au contraire être l'occasion de sortir de nos rythmes effrénés et de réapprendre à prendre le temps. Interview.
La peur de l’ennui semble être une préoccupation majeure en cette période de confinement. D’où vient cette angoisse ?
Serge Tisseron : Habitués à courir toute la journée, beaucoup de gens ont vécu l’angoisse du vide à l'annonce du confinement. En temps normal, même lorsque nous restons immobiles, nous sommes confrontés par des outils numériques à des images très colorées, très mobiles et très émouvantes. Nous avons l’habitude de courir sans arrêt, au physique comme au mental. L’idée de passer d’un rythme effréné à un emploi du temps plus vide était donc effrayante. En réalité, les gens n’ont pas peur du vide mais d’être dans l’incapacité de gérer leur disponibilité.
Doit-on vraiment craindre cet ennui ?
S.T : Pour certaines personnes, il existe en effet un temps considérable qu’il s’agit d’occuper. Ce sont les personnes qui n’ont pas d’enfants, et qui sont libérées du temps de transport quotidien, et parfois même de toute forme de travail. Mais cette idée de devoir remplir sa journée est elle-même un reflet de la société dans laquelle nous vivons.
Ce n’est pas la peur de l’ennui qui est la plus à craindre. C’est la réponse que nous apportons à cette peur. Par crainte de nous ennuyer, nous nous fixons des emplois du temps pléthoriques. Nous prévoyons de voir tous les épisodes de séries télé que nous n’avons jamais pu visionner, de voir les films que nous avons ratés au cinéma. Et nous nous empressons d’interagir sur les réseaux sociaux de peur que les membres des communautés dont nous faisons partie pensent que nous les oublions si nous ne leur envoyons pas de nombreux messages.
Justement, grâce aux nouvelles technologies, on n’a jamais eu autant de façon de se divertir, de s’informer, de se cultiver sans sortir de chez nous. On peut donc se demander si cette crainte est réellement justifiée.
S.T : La peur de l’ennui n’est pas objectivement justifiée car avec les outils numériques et les réseaux sociaux, nous avons très largement de quoi nous occuper. Pour ceux qui sont confinés avec des enfants, ces derniers sont même amplement suffisants. Mais cette crainte se justifie par la façon dont un grand nombre d’entre nous s’est habitué à vivre sans jamais avoir le temps de s’ennuyer. Le temps de ne rien faire. Le temps par exemple de regarder par sa fenêtre, de rêver…
Cette période de confinement serait-elle le moment idéal pour (ré)apprendre à s’ennuyer ?
S.T : Je n’aime pas vraiment le mot « ennui ». Pour les Romains, l'ennui, c'était le taedium vitae. C’est-à-dire le dégoût de la vie, le fait de ne plus être intéressé par rien. C’était ce qu’on appelle aujourd’hui la dépression. On ne peut donc pas dire qu’il faut s’ennuyer, ça serait dramatique. Je préfère parler de « disponibilité à soi ».
Sur les réseaux sociaux, on a vu bon nombre d’internautes considérer le confinement comme un moment propice au « développement personnel ». Faut-il faire attention à ne pas confondre disponibilité à soi et développement personnel ?
S.T : Nous sommes dans une société où beaucoup de gens pensent qu’ils sont eux-mêmes une œuvre à cultiver. Il faut s’imposer des contraintes pour correspondre à un modèle idéal de nous-mêmes. C’est moins notre intériorité réelle que nous cultivons, que l’idée d’en avoir une parce que nous faisons tout comme les médias nous disent de faire. Un grand nombre de journaux, d’hebdomadaires, d’émissions de télévision, proposent des méthodes pour mieux se connaître, mieux profiter de la vie, etc.
Le problème est que le développement personnel devient un challenge parmi d’autres. « Je n’ai pas médité aujourd’hui », « Il faut que je fasse mon exercice de relaxation ». Ça maintient les gens dans une logique de productivité et de culpabilité. Le risque d’aborder la disponibilité à soi à travers le développement personnel est de retomber dans une autre forme d’obligation. La grande difficulté, c’est d’établir un contact tout au fond de nous avec des désirs qui nous habitent mais que notre vie quotidienne nous a amenés depuis très longtemps à oublier.
Alors, comment retrouver cette « disponibilité à soi » pendant le confinement ?
S.T : La photographie est une forme extraordinaire de disponibilité à soi, par exemple. La disponibilité, ça veut dire « voir ce qui est beau ». Et ça peut être de toutes petites choses, qu’on peut voir à sa fenêtre. Globalement, le monde n’est pas beau mais si on découpe le monde en petits morceaux, on trouve des choses magnifiques. Tout le problème est d’arriver à ce découpage, c’est ça être disponible à soi.
Dans cette optique, avec Benoît Labourdette, nous avons lancé le site Par Ma fenêtre. Il s'agit d'un projet collaboratif pour inviter les gens à regarder par leurs fenêtres, à se souvenir et à rêver, et à partager leurs réflexions en vidéo.
Comment envisagez-vous la suite du confinement ?
S.T : Je pense que la boulimie d’activité qui a saisi certains d’entre nous le premier jour du confinement va peu à peu s’épuiser et que nous allons commencer à bénéficier des aspects positifs de cette situation dans un second temps – en tout cas, pour ceux qui n’ont pas d’enfants. Beaucoup de gens vont découvrir la possibilité de laisser tomber un certain nombre de sollicitations des réseaux sociaux. Il était nécessaire de passer par une étape de transition mais cette troisième semaine va nous permettre de mieux nous organiser. Nous nous apercevrons alors que nous n’avons fait que vouloir remplacer un rythme trépidant qui nous était imposé par un rythme trépidant que nous choisissions de nous imposer à nous-mêmes.
Participer à la conversation