Confinement : derrière les injonctions de performance, il est surtout nécessaire de prendre du temps

Confinement : derrière les injonctions de performance, il est surtout nécessaire de prendre du temps

© Nathan Dumlao

Remettre un peu de philosophie pendant le confinement : c’est le pari de Marie Robert, qui partage avec nous ses conseils pour vivre ce temps autrement, plus sereinement. Interview.

Chaque semaine durant le confinement, L’ADN Le Shift vous propose de passer 30 minutes avec un.e invité.e pour penser, dépasser ou égayer ces moments suspendus. C’est « A la fenêtre », une émission pour décaler un moment les murs, saisir le présent et respirer une pensée.

La semaine dernière, nous accueillions Marie Robert. Philosophe, enseignante et chroniqueuse radio. Elle est l’autrice de Kant tu ne sais plus quoi faire il reste la philo et de Descartes pour les jours de doute. Lors de cette conversation au balcon, elle nous a parlé altérité, alignement et partagé sa bibliographie de crise.

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Ce jeudi 2 avril à 18h30, nous vous invitons au balcon avec Christian Clot. Explorateur et chercheur, il a parcouru seul les milieux les plus extrêmes de la planète pour étudier les ressources de notre corps et nos mécanismes d’adaptation. Quels conseils cet habitué de l’inconnu a t-il pour affronter le doute et le temps écrasant ? Le sujet vous intéresse ? Pour vous inscrire, il vous suffit de cliquer sur ce lien.


Alexandre Kouchner : La normalité a disparu. Nous ne savons d'ailleurs pas quand elle reviendra... Comment la philosophe vit et comprend le moment si particulier que nous traversons ?

Marie Robert : Nous sommes plus que jamais dans un temps philosophique. Au delà du flot pragmatique de l'organisation, du travail, des enfants et du flot des émotions, de ces moments de panique ou de vertige, il y a de nouveaux espaces de réflexion qui se créent. On est dans le temps de l'incertitude. Combien de temps ça va durer ? Quelles vont être l'issue et les conséquences de cette crise ? On n'en sait rien, ni d'un point de vue économique, ni d'un point de vue social. Il n'y a pas de vérité. Ce grand bordel nous impose un pas de côté. Si on se laisse envahir par nos certitudes, on ne peut que mal vivre cet instant. Il y a une nécessité de prendre du recul, d'avoir le temps de l'analyse. C'est précisément ça la proposition philosophique, un appel à trouver son alignement, à prendre un peu de distance avec tout ce qui peut nous traverser, nous oppresser. Nous vivons un moment particulièrement intéressant pour se rendre compte de la nécessité d'utiliser la pensée.

Ce « gros bordel », d'autres ont essayé de le décrire : guerre sanitaire, front commun, pandémie, crise collective... Vous êtes philosophe du langage. Ces mots là vous semblent-ils justes ?

M.R. : Je comprends très bien politiquement l'usage du terme guerre, la perspective martiale et solennelle qu'il y a derrière. Pour autant, on ne craint pas de bombardements. On a un ennemi biologique avant tout. On n'est pas du tout dans les enjeux de la guerre. On ne peut pas appliquer les mêmes codes, ni en termes de philosophie politique, ni en termes d'action.

Ce qui me semble intéressant dans tous ces termes, c'est la problématique collective que ça suppose. A la différence d'une guerre qui pourrait nous isoler, ça nous montre le lien commun que nous avons. Il y a un truc fou dans le principe même du virus et du confinement : on est tellement tous liés les uns les autres que pour se protéger, on doit se mettre à l'écart. 

Paradoxalement, ce confinement nous fait communauté, c'est-à-dire qu'on pourrait être tous ensemble mais séparément ?

M.R. : Oui ! D'ailleurs notre réaction première est de tous se mettre en lien. On cherche des nouveaux moyens de communication, des moyens de travailler. Il y a un besoin de rejoindre l'autre quelle que soit la façon de faire. Les quelques minutes dehors pour faire notre kilomètre réglementaire ou pour aller faire nos courses sont angoissantes parce que les rues sont vides. La perspective d'isolement est absolument paralysante. Dans la crise que nous vivons, il y a un appel à l'altérité.

Cette crise a notamment fait bondir les ventes de La Peste de Camus. Quels auteurs ou quels imaginaires pourrait-on convoquer pour traverser ou comprendre ce qui nous arrive ?

M.R. : Ce qui m'intéresse le plus en ce moment, ce sont des lectures qui racontent un travail introspectif, comme Les Essais de Montaigne ou Thoreau et Walden ou la vie dans les bois. Il y a aussi Hartmut Rosa qui, dans Résonnance, fait état de notre réception du monde qui nous entoure. Toute la littérature qui renvoie à interroger ses sensations, ses émotions, essayer de travailler, de structurer la pensée est actuelle. Parce que le temps philosophique va devenir un temps commun. Une fois qu'on sera sorti de la crise, il va falloir repenser ensemble. Mais pour penser ce temps collectif, il nous faut déjà nous ancrer, nous aligner pour mieux dialoguer. Peut être encore plus dans le confinement, il y a une urgence à repenser ce rapport avec ce qui nous entoure.

Beaucoup ont rappelé que le confinement était un terreau fertile à la création, en invoquant Pascal, Shakespeare ou Newton. Est ce qu'on doit flipper si on n'est pas en train de révolutionner la physique ou d'écrire un chef d'œuvre ?

M.R. : Il y a eu beaucoup d'injonctions à faire des projets de confinement, à être dans la performance. Mais au contraire, il est plus que jamais nécessaire d'écouter ce qui nous traverse. Ce temps philosophique est un appel à la réflexion. Cela passe aussi par cette écoute et peut être cette douceur à l'égard de nous même, de nos peurs, nos craintes, de tout ce qui fait tension en nous.

Il se développe aussi beaucoup de discours sur le monde d'après. Qu’allons-nous retenir de la période ?

M.R. : On est dans un changement de paradigme si fort que c'est un changement de monde. Cela peut faire peur. La crainte s'atténue quand on se rend compte qu'on peut participer. On est acteur du politique. A nous de consommer, de communiquer, de proposer, de rejoindre autrement. Plutôt que de suivre un méta-récit, on est aussi capable de micro actions qui, chacun à notre échelle, peuvent permettre de faire de ce monde d'après un monde un peu plus pertinent.

Le temps philosophique conduit à l'action. Avec une crise, tout ce dont on avait envie, mais qui n'était pas fait, tout d'un coup, devient une urgence et se met en place. La question, c'est que faire de cet élan, ce besoin du collectif ? On a connu l'isolement. On s'est rendu compte qu'on avait besoin des autres et de l'altérité. Comment on le retranscrit ? Est ce que c'est juste en allant boire des coups en terrasse ? Qu'est ce qu'on fait de plus ?

Dans ce temps de vérité, ce qui apparaît aussi c'est la fragilité de nos sociétés et un élément terrifiant : la mort. Est ce qu'on redécouvre la mort ? Est ce qu'on l'avait oubliée ? Comment est ce qu'on peut mieux l'apprivoiser ?

M.R. : Apprivoiser la mort est le travail d'une vie. Mais il me semble évident que la mort n'avait pas de place dans notre société. On sait qu'on va tous mourir, mais la mort n'est absolument pas visible et surtout, elle n'est absolument pas ritualisée. La mort est une finalité qu'on connaît mais qui n'est pas présente. Et tout d'un coup, chaque jour, on a des décomptes de morts. C'est profondément fondateur et métaphysique : est-ce que nos sociétés sont en train d'apprendre à mourir ?

L'activité économique, sociale et mondaine s'arrête. Il ne reste que cette sensation, cette question lancinante : à part les médecins et le personnel soignant, à quoi on sert ?

M.R. : Le sentiment d'impuissance est effectivement extrêmement marqué. On se pose la question du sens plus que jamais. François Jullien dit une chose qui m'a beaucoup marqué : le sens n'apparaît qu'après. Il est narratif, jamais immédiat. On le reconstitue. On peut se libérer en acceptant notre part d'impuissance. Et on peut affronter cette impuissance en essayant de prendre sa part d'aide, d'échange, de communication ou en retournant vers ce temps d'introspection pour sortir de cette crise plus ancré. Si on fait tous l'effort d’affronter individuellement notre impuissance, de regarder notre être, peut être qu'on ira mieux collectivement.


La bibliographie de crise de Marie Robert

Philosophie

Lettre à Ménécée, Epicure.

Lettre à Lucilius, Sénèque.

La République, Platon.

Walden ou la vie dans les bois, Thoreau,.

Le temps et l’autre, Levinas.

Résonance, Hartmut Rosa.

Do You Think What You Think You Think ? , Baggini.

Comment l’empire romain s’est effondré ? , Harper.

Littérature

Les mémoires d'Hadrien, Yourcenar.
La douleur, Duras.
Tendre est la nuit, Fitzgerald.
Pour qui sonne le glas, Hemingway.
Un juste repos, Oz.
Les possédés, Dostoïevski.
Le maître et marguerite, Boulgakov.

Fin de partie, Beckett.
L'attente, l'oubli, Blanchot.
Le purgatoire, Dante.
Fureur et mystère, René Char.
Au-delà du fleuve et sous les arbres, Hemingway.
L'aleph, Borges.
Martin Eden, London.

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