Passion : comment les romans produisent à la pelle des fantasmes amoureux toxiques

Passion : comment les romans produisent à la pelle des fantasmes amoureux toxiques

Quel rapport entre Ted Mosby, Edward de Twilight et Albert Cohen ? Explications avec les autrices de Pour en finir avec la passion.

Tout commence par la découverte d’une vidéo de l'INA : une interview de l'écrivaine Annie Ernaux. Suite à la publication en 1992 de son court récit autobiographique Passion simple, l'autrice aujourd'hui récompensée du Prix Nobel de Littérature affirme avoir eu de la chance de vivre une relation tumultueuse et intense avec un jeune diplomate russe. Agacées de voir des relations qu'elles considèrent comme toxiques et emplies d'abus perpétuellement dépeintes comme passionnées, Élodie Pinel, agrégée de lettres et de philosophie, Sarah Delale, agrégée de lettres et Marie-Pierre Tachet, diplômée en philosophie et en sciences de l’éducation, décident d’ausculter les représentations de la passion et de l'amour dans la littérature classique et populaire. Dans Pour en finir avec la passion (avril 2023 aux Éditions Amsterdam), les autrices démantèlent la construction d'une fiction généralisée, fiction infiltrée dans Les Hauts de Hurlevents, Dom Juan, La Princesse de Clèves ou encore Cinquante Nuances de Grey, et qui contribuerait à brouiller les imaginaires et à rendre les relations toxiques acceptables.

C'est quoi la passion ? D'où vient le mot et quelle est son histoire ?

La passion est un terme polysémique qui ne s'applique pas uniquement à l'amour, mais qui dans ce contexte devient synonyme d'obsession, de jalousie et d'excès. Il est utilisé pour qualifier un amour d'une nature particulière, et est associé à la souffrance. Étymologiquement, le mot passion provient du verbe latin patior qui signifie souffrir. C’est un verbe déponent : il indique la passivité face à une action subie comme on le voit avec La Passion du Christ qui le mène à la mort après avoir subi outrages et humiliations. À partir du 17ème siècle, le terme est utilisé dans le domaine médical pour décrire ce qu’on appellerait aujourd’hui un trouble obsessionnel. Au travers de la culture littéraire, le mot est détourné de la sphère médicale et utilisé pour qualifier une forme d'exaltation aux propriétés romanesques. Confondre la passion et l’amour incite (majoritairement les femmes) à l’inhibition des signaux d'alerte pouvant indiquer une relation nocive.

La littérature s'est emparée de la passion pour la représenter d'une façon bien précise. Laquelle ?

Le roman La Duchesse de Langeais (1834) d'Honoré de Balzac, construit comme la parodie d'un roman d'aventures et d'amour, raconte notamment l'enlèvement d'Antoinette de Langeais par le général de Montriveau. Dans les romans sentimentaux et d'aventures classiques à la Ann Radcliffe (Ndlr : autrice britannique pionnière du roman gothique), les jeunes femmes ne sont pas tourmentées par celui qu’elles finissent par épouser. De la même manière, le conte arthurien fait bien la distinction entre Lancelot (l'amant) qui sauve la reine Guenièvre et Méléagant (le kidnappeur). Or, dans La Duchesse de Langeais, l'amoureux et le bourreau sont une seule et même personne. Aux avances de ce dernier, l’héroïne dit non à huit reprises. Pourtant, l'interprétation consensuelle de l'histoire conclut qu'elle est follement amoureuse de son tortionnaire. Dans Ne touchez pas la hache (2007), l'adaptation cinématographique du roman par Jacques Rivette, l’actrice Jeanne Balibar, qui interprète la duchesse, pousse des soupirs dignes d'un film érotique. Au-delà du fait que cela décolle du texte original, cela présente l'histoire d'une femme qui veut dire dit oui lorsqu'elle dit non.

Pourquoi ce roman est-il reçu comme une histoire d'amour ? Quelle mécanique provoque cette interprétation ?

Les lecteurs vont préférer certaines répliques ou certains faits qui évoquent l’amour romanesque plutôt que le fait que le général soit violent et menace de marquer la duchesse au fer rouge. Certains processus narratifs détournent l’attention d'éléments problématiques (la question du consentement, celle des rapports de domination, les violences physiques et psychologiques). Parfois, les lectures sont biaisées par des commentaires, des adaptations cinématographiques. Avec notre livre, nous souhaitons rappeler l'importance de l’attention portée au texte, en dépit de nos biais culturels. Relire certaines histoires aujourd'hui, avec des yeux nouveaux et l'expérience d'une vie, permet un prisme de lecture débarrassé des idées préconçues. Prenons Belle du Seigneur d'Albert Cohen (1968), qui entendait initialement dénoncer le mythe de Tristan et Yseult. Si le roman ne fait pas l'apologie de la passion amoureuse, il est régulièrement lu à contresens par de nombreux lecteurs comme un modèle passionnel. La faute en revient sans doute en partie à l'auteur et à ses intentions troubles. Le fond du livre est très misogyne : Ariane est constamment dénigrée tandis que Solal est montré comme une personne flamboyante à la perversité vite excusée. Beaucoup de femmes confient avoir déduit du livre qu'aimer revient à souffrir. (Parmi elles, Vanessa Springora, l'autrice du Consentement publié en 2020.) Dans le cas de Bel Ami (1885), l’intention de l'auteur diffère (Maupassant dit : « je veux peindre une crapule » ), mais la réception du roman est également faussée. La faute à un biais : la culture du viol, qui fait écran entre nous et l’œuvre originelle. Dans le livre (Ndlr : le roman raconte l'ascension sociale d'un jeune soldat fauché, manipulateur, séducteur et arriviste), le héros Georges Duroy gagne en noirceur au fil des pages. Pourtant, une sorte de bouche à oreille, fait que Georges Duroy apparaît aux yeux d’une partie de nos élèves comme un modèle de séduction à émuler.

Vous parliez de processus narratifs qui dévient notre attention. Sont-ils propres à la littérature ?

Pas du tout, on les retrouve dans les contes, les films ou les séries télé. Prenons la fameuse scène de l'aéroport des comédies romantiques, où un homme (le plus souvent) poursuit une femme pour l’empêcher de prendre l'avion et lui déclarer sa flamme. Est-ce sain de se lancer dans une espèce de chasse à courre pour reconquérir son amante alors qu'une décision a été prise (déménager, s'organiser en conséquence) ? Non. Pourtant, le spectateur investi dans l'histoire après une heure et demie de film préfère fermer les yeux pour voir les personnages finir ensemble. Cette mécanique propre aux romcoms est calquée sur celle déployée dans Jane Eyre (1847). Dans le roman de Charlotte Brontë, Edward Rochester, sorte de Barbe-Bleue dandy qui s’accommode difficilement de ses responsabilités de père, a enfermé son épouse qu’il prétend folle au grenier et engagé l’héroïne pour s'occuper de sa fille. Les personnages sont on ne peut plus mal assortis. Jusqu'à un coup du sort bien pratique : un incendie survient à la toute fin du roman et transforme psychologiquement Rochester lui permettant ainsi d'épouser Jane. Même combat dans la trilogie Cinquante Nuances de Grey (2011) de E. L. James, où un homme toxique est miraculeusement soigné grâce à l'amour d'une femme, dans la saga Twilight de Stephenie Meyer (2005) ou dans la série télé Bridgerton (2020). La répétition de ces schémas peut-être dangereuse. Le fonctionnement de la fiction finit par contaminer notre réel et infuser les imaginaires, car la mémoire n’établit pas toujours une différence claire avec ce qui advient dans la vie ou les livres. Comme remède, nous proposons de lire la fiction avec les codes du réel.

Quel rapport à la littérature défendez-vous ?

On ne veut brûler aucun livre, mettre à la poubelle aucun auteur. On revendique le droit de parler de n'importe quel texte et de tous les utiliser comme moyen de réflexion. Il est intéressant d'observer la manière dont Stendhal se moque de son personnage principal Julien Sorel, dans Le Rouge et Le Noir (1830) et de noter que l'histoire est racontée du point de vue du pédophile H.H dans Lolita (1955) de Vladimir Nabokov. On veut proposer des outils qui vont permettre aux lecteurs et lectrices une autre grille de lecture, critique et proactive.

Les livres contemporains ne sont pas exempts de cette confusion entre passion et abus, notamment ceux dits « smut » (porno) et destinés aux jeunes. Pourquoi ?

Il y a un seul imaginaire érotique dominant. C'est l'héritage culturel très ancien, dont on trouve par exemple des manifestations dans les fabliaux médiévaux, des contes licencieux de la Fontaine (1665) et des Malheurs de la vertu (1791) du Marquis de Sade : des histoires misogynes écrites par des hommes qui érotisent le viol et instaurent une connivence. Il y a toujours eu un rapport entre l'écriture pornographique et l'abus. Aujourd'hui, des entreprises commerciales (les livres smut, la dark romance, le manga...) entendent faire entrer ces codes dans la littérature young adult, les livres destinés aux adolescents et jeunes adultes. On y injecte alors des tropes littéraires issus de la pornographie et du patriarcat, qui imposent aux femmes des fantasmes très précis et dangereux. On pense bien sûr à la saga Captive (2022) de Sarah Rivens, dont la carrière a débuté sur Wattpad (ndlr : une plateforme où les internautes peuvent partager des écrits, principalement des fanfictions.) Pour résumer, ces livres racontent l'histoire d'une jeune fille qui se fait enlever, violer et torturer avant de tomber folle amoureuse de son bourreau.

À écouter : le podcast des autrices Qui a peur du féminisme ? , épisodes Werther et Ted Mosby : des romantiques ? , Le diable au corps et Pour en finir avec la passion : les origines.

Plus sur les autrices : Elodie Pinel est agrégée de lettres, agrégée de philo, docteure en littérature française et est l'autrice du récit Ce qui arrive backstage (Anne Carrière, 2022) ; elle a cofondé le podcast Qui a peur du féminisme ? avec Marie-Pierre Tachet. Cette dernière est diplômée en philosophie et en sciences de l’éducation. Elle travaille dans les ressources humaines. Sarah Delale est agrégée de lettres, docteure en littérature et chargée de recherches au fonds national de la recherche scientifique belge et à l’UCLouvain.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Beboy dit :

    Mettre sur le même plan Twilight et Belle du Seigneur c'est quand même culotté. Je veux dire, Twilight, c'est hyper stylé. Solal il est sympa avec ses 32 dents blanches mais Edward le fume certainement à la bagarre. Et je suis sur qu'il à pas peur de faire caca devant Bella, lui. Il est le croisement parfait de Thimothée Chalamet et du cavalier sans tête (qui aurait une tête).
    Bref, d'accord sur le fond, mais un roman sans passion serait comme un clip de r'n'b sans puissantes automobiles. Il y manquerait de la traction.

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