Jessica DeFino

Jessica DeFino, la journaliste qui déglingue l'industrie de la beauté

© Rainy Wagner

Jessica DeFino est-elle la femme la plus crainte de l’industrie cosmétique, comme la presse l’a surnommée ? Cette voix dissidente déroule une pensée critique et experte sur le côté sombre de nos rituels de beauté.

C’est une voix à contre-courant dans l’industrie des cosmétiques. Jessica DeFino, journaliste beauté réputée (New York Times, Sunday Times, The Guardian…), met un point (un poing, même) d’honneur à dynamiter les injonctions d'un secteur qu'elle connaît de l'intérieur.

Tout avait pourtant si bien commencé… En 2015, la jeune femme décroche le job de ses rêves. Rédactrice pour les apps officielles des Kardashian-Jenner à Los Angeles, elle se retrouve sous-payée, au bord du burn-out et dépendante aux produits cosmétiques. L’expérience lui fait prendre brutalement conscience d’une « culture de la beauté » dont elle ne soupçonnait pas les impacts sur la planète et notre bien-être physique, mental et spirituel.

Depuis, DeFino explore les enjeux derrière nos pratiques a priori anodines. Sa newsletter The Review of Beauty compte plus de 120 000 abonnés sur Substack – parmi lesquels, s'amuse-t-elle, de nombreuses marques. À travers cette plateforme, elle déconstruit les standards toxiques, sans cesse alimentés par la machine des réseaux sociaux, et nous incite à distinguer la beauté de l’apparence.

D'où vient votre réflexion critique sur l'industrie de la beauté ?

Jessica DeFino : Ma critique est née de mon manque total de réflexion critique – un trou noir de pensée qui a fini par exploser et élargir ma vision du monde. À la fin de la vingtaine, j’étais obsédée par la beauté, vivant à Los Angeles, travaillant avec les sœurs Kardashian-Jenner pour créer du contenu beauté pour leurs applications…, avec un visage plein de dermatite (due au stress et à la surutilisation de produits gratuits envoyés par les relations publiques) et dans une profonde dépression. Ça ne collait pas. J'avais le job, j’avais les produits de beauté – et aucune beauté, aucune vie ! Quand j'ai commencé à faire des recherches sur l'histoire de la culture de la beauté, j'ai eu ce moment de révélation. Avec mon travail, j'essayais de créer pour d'autres personnes qui en étaient là où j’en étais: obsédées, déprimées, essayant de résoudre leurs problèmes avec la beauté industrialisée, mais commençant à soupçonner que la beauté industrialisée était le problème (ou du moins, une partie du problème).

Pourquoi des tendances beauté apparemment inoffensives peuvent-elles être nocives ?

J. DF. : Il y a des conséquences psychologiques, physiques et environnementales à presque chaque tendance beauté, aux niveaux individuel et collectif. Prenons l'exemple de la glass skin, cet effet vitré très prisé sur les réseaux sociaux. Au niveau physique, l'utilisation excessive des produits nécessaires pour le créer peut endommager la barrière cutanée, perturber le microbiome de la peau et causer de l'inflammation. Au niveau environnemental, nous produisons et consommons continuellement des produits – souvent fabriqués avec des combustibles fossiles et des matières pétrochimiques – afin d'atteindre un objectif par définition impossible, ce qui exacerbe l'impact dévastateur de l'industrie sur le réchauffement climatique.

Les réseaux sociaux et les nouvelles technologies ont-ils permis des représentations plus inclusives que celles prônées autrefois par les médias ou amplifié les problèmes ?

J. DF. : Les deux. Le pouvoir des réseaux sociaux peut être appliqué à la fois à des causes bénéfiques et préjudiciables au démantèlement des standards de beauté. Certes, nous voyons plus de teintes de peau et de types de corps aujourd'hui sur Instagram et TikTok que nous n'en voyions il y a quinze ans dans les magazines – mais nous voyons aussi tous ces teints et types de corps positionnés comme ayant besoin de correction, lissés par des filtres ou sculptés et rajeunis par Facetune.

Ce n'est pas nouveau, bien sûr. Les avancées technologiques ont toujours influencé les standards de beauté. Dans les années 1900, à l'arrivée du cinéma, les caméras à basse définition créaient un effet super lisse et sans imperfections modifiant la perception du grand public de ce qui constituait une beauté de rang « célébrité ». La norme change quand la technologie change. Le highlighting est un autre excellent exemple de la façon dont la machinerie a influencé les idéaux modernes : cette technique ne recrée pas une caractéristique humaine innée, mais plutôt les effets d'un équipement d'éclairage hollywoodien lourd. La vitesse, l'accès et la démocratisation de la retouche d’images qu'offrent les médias sociaux ne font qu'exacerber ce cycle – voyez le « visage Instagram », apparu sur les réseaux sociaux il y a quelques années et qui s’est depuis infiltré dans le monde physique. J'ai interviewé tant de chirurgiens et de médecins esthétiques qui me disent que les patients utilisent des filtres Instagram pour modifier leurs propres photos, puis apportent ces photos modifiées comme référence lors des consultations. Donc, si les médias sociaux semblent défendre la diversité, il serait plus exact de dire qu'ils conditionnent une gamme diverse de personnes à aspirer à l'homogénéité.

« Everyone Is Botoxed & No One Is Horny » (Tout le monde est botoxé et plus personne n'est excité), écrivez-vous… Les standards de beauté affectent-ils à ce point nos relations ?

J. DF. : Les standards de beauté sont socialement construits, donc bien sûr qu'ils affectent nos interactions sociales et nos relations ! Mais quand j'ai fait ce commentaire, je m'inspirais de l'article emblématique de l’autrice RS Benedict « Everyone Is Beautiful & No One Is Horny », et je parlais des façons plus concrètes et rarement discutées dont les neuromodulateurs comme le Botox peuvent affecter la qualité de nos relations avec les autres. Le Botox peut limiter l'empathie, entraver notre capacité à reconnaître les émotions – celles des autres et les nôtres – et même, selon une étude de 2017, réduire certaines fonctions sexuelles. Est-ce une coïncidence si l'utilisation du Botox est au plus haut, alors que les gens déclarent avoir des sentiments extrêmes de solitude et moins de rapports sexuels ? Peut-être ! Mais je me demande s'il n'y a pas un lien plus profond.

Ozempic est-il vraiment « le nouveau Botox » ? Que nous disent la médicalisation des pratiques de beauté et la porosité croissante entre santé et beauté ?

J. DF. : Je pourrais en parler pendant des heures ! Ozempic a suivi la trajectoire et le plan d'affaires de Botox, étape par étape, depuis le début. Les deux ont commencé comme des traitements pour des problèmes médicaux, mais sont devenus plus connus pour leurs effets secondaires esthétiques. Les deux ont gagné en popularité grâce à l'approbation par les médecins d'une utilisation hors indication pour les patients. Les sociétés pharmaceutiques qui possèdent les deux ont fini par introduire des médicaments distincts avec le même ingrédient actif pour être utilisés à des fins esthétiques ; le Botox pour le traitement cosmétique est le Botox Cosmetic, l'Ozempic pour la perte de poids est le Wegovy. Les deux sont devenus des termes fourre-tout dans leurs industries respectives ; « Botox » est utilisé familièrement comme raccourci pour toutes les neurotoxines injectables (les concurrents incluent Dysport et Xeomin), « Ozempic » est utilisé familièrement comme raccourci pour tous les sémaglutides injectables et médicaments similaires (les concurrents incluent Mounjaro et Zepbound). Des systèmes de discrimination sont souvent invoqués pour justifier l'utilisation cosmétique des deux ; l'âgisme pour le Botox, la grossophobie pour l'Ozempic. Les deux ont inspiré des alternatives « naturelles » qui, en fin de compte, perpétuent la demande pour la vraie chose. Les sérums anti-âge sont commercialisés comme du « Botox en bouteille » et le massage facial est promu comme un substitut non toxique aux neurotoxines ; la berbérine est connue comme « l'Ozempic naturel » et Supergut se présente comme une « alternative naturelle cliniquement prouvée à l'Ozempic ». Botox et Ozempic pathologisent tous deux les standards de beauté – la minceur et la jeunesse – et finissent par positionner chaque écart de l'idéal esthétique comme un problème médical nécessitant une intervention médicale. Pour ces raisons et d'autres, je pense, oui, que l'utilisation d'Ozempic à des fins cosmétiques sera aussi répandue et acceptée que l'obtention de Botox d’ici quelques années à peine.

L'industrie de la beauté semble osciller entre l'adoption et le rejet de la terminologie « anti-âge ». Comment analysez-vous ce mouvement, notamment au regard de l'influence des générations plus jeunes comme la Gen Z sur les standards de beauté ?

J. DF. : C'est drôle, il y a eu beaucoup de va-et-vient sur le langage des produits anti-âge, mais presque aucun débat sur leur fonction. L'industrie a constamment mis sur le marché des produits qui prétendent contrer les réalités physiques du vieillissement, qu'ils les appellent « anti-âge » ou « pro-âge » ou « vieillissement préventif », etc. Mots différents, même résultat. Mystifier l'anti-âge avec un jargon marketing faussement positif a rendu l'anti-âge plus attrayant pour les consommateurs, mais surtout pour les jeunes, très vulnérables aux influences extérieures et pas encore équipés de pensée critique. Personnellement, je pense que les marques qui conditionnent leurs clients à craindre le vieillissement (c'est-à-dire vivre) devraient mourir (un moyen sûr de rester jeune pour toujours).

Votre chronique dans The Guardian est un Courrier des lecteurs. En quoi ce format renouvelle-t-il le récit autour de la beauté ?

J. DF. : J'adore répondre à des questions personnelles et anonymes sur la beauté, car la culture de la beauté est si complexe qu’il n'existe pas une seule bonne façon de s'y retrouver. La critiquer en termes généraux laisse beaucoup de place aux mises en garde, aux « mais » et aux « et si ». Des conseils adaptés à la vie et aux circonstances individuelles d'un lecteur finissent par rendre ces réserves plus claires et, j'espère, aident tous les lecteurs à mieux comprendre quelles actions pourraient fonctionner dans leur vie, ou pas. De plus, la vulnérabilité peut s'épanouir dans l'anonymat ! Les questions que j'ai reçues sont tellement honnêtes, déchirantes, hilarantes et humaines. C'est très rafraîchissant par rapport au discours habituel sur la beauté en ligne.

Quelles sont vos prédictions sur les tendances de 2025 ?

J. DF. : Je prédis que le secteur des parfums aura encore une grande année avant de ralentir. La « beauté de la puberté » sera la nouvelle « beauté de la ménopause » . Et attendez-vous à beaucoup d'accessoires pour vos produits de beauté ! Nous commencerons à traiter nos produits comme des animaux de compagnie, en achetant des étuis de téléphone pour ranger nos brillants à lèvres et en les habillant avec des breloques, en les transportant dans des sacs ad hoc – renforçant la personnalisation de l'inhumain et la déshumanisation de la personne dans la société occidentale.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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commentaires

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  1. Avatar antonio peres dit :

    Je trouve que l article est tres interessant, meme s il faut relativiser,je crois que de plus en plus l industrie cosmetique assume des politiques plus responsables soit au niveau de sa compliance, soit au niveau de ses politiques green .

    La question est tousjours dans la reglementation que appartient naturellement aux Etats et a des nouvelle politiques d information aupres du consomateur.

    Chez nous avec notre projet MY MAKE UP COACH,start up europeenne on respecte les valuers de la responsabilite social et des ODS des Nations Unis ,Merci

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