
Pour Tiago Rodrigues, directeur du Festival d’Avignon, créer est avant tout une aventure collective. Nous avons interrogé le dramaturge et metteur en scène portugais sur ses méthodes de travail, mais aussi sur la façon dont son œuvre résonne avec l’époque.
Tiago Rodrigues s’est fait connaître en France avec By Heart. Cette pièce, sur le thème de la transmission et inspirée d’une histoire très personnelle, trouve un écho unique avec notre temps, qui a délégué une partie de sa mémoire à Internet. Cette articulation de l’intime et du politique, mais aussi une certaine idée du collectif, fertile parce que résolument démocratique et libre d’expérimenter, une modernité qui ne craint pas de bousculer les codes – et son public, par la même occasion : telle est la signature de celui qui est devenu un nom incontournable du théâtre contemporain.
Aujourd’hui à la tête du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues porte haut « l’utopie de théâtre populaire » chère à Jean Vilar. Il le dirige avec, chevillée au cœur, la volonté de l’ouvrir au monde et au plus grand nombre, notamment aux plus jeunes, avec le projet Première fois ou avec la langue invitée, sans jamais céder sur l’exigence et la magie de cette manifestation unique au monde. Ancré dans la réalité de l’urgence climatique, comme chaque dirigeant d’entreprise humaine, il mène tambour battant la transformation écologique du Festival, tout en irriguant sa programmation avec les artistes qui interrogent notre rapport au vivant. Pour toutes ces raisons, la parole du dramaturge portugais sait dépasser les plateaux. Rencontre.
Vous avez commencé le théâtre à 13 ans, pour « ne pas être seul et faire l’expérience du monde avec d’autres ». 13 ans, c’est l’âge auquel on peut (officiellement) ouvrir un compte sur les réseaux sociaux… Qu’évoque ce parallèle pour vous ?
Tiago Rodrigues : J’étais un enfant solitaire, un élève pas spécialement brillant, mais j’avais l’amour des livres et de l’écriture. À l’âge de 13 ans, un prof m’a alpagué au détour d’un couloir : « Hey, toi, t’es tout seul, viens samedi matin faire du théâtre avec nous ! » Et cela a produit en moi ce que recherchent sans doute les adolescents d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux : le sentiment de ne pas vivre seul. En cela, le théâtre était mon réseau social.
Je ne crois pas que les réseaux sociaux produisent ce même résultat : vivre accompagné, imaginer des mondes possibles, des sociétés possibles, des relations possibles – et réelles. Les réseaux sociaux nous tirent vers l’envie, l’individualisme, la consommation, la solitude. Il faudrait renommer ces plateformes contrôlées par des algorithmes, dont le but est de nous soutirer des informations au profit du marché : « Réseau social », c’est bien trop gentil ! Dans mon lycée d’Amadora, dans la banlieue de Lisbonne, au sein de ces groupes de théâtre amateur, j’ai été transformé. J’ai noué des liens pour la vie. J’ai acquis une foi dans le collectif que je pratique encore aujourd’hui, à l’échelle du théâtre, du spectacle, de la troupe. Et, à mon sens, cette échelle – comparable au village, au quartier – est la meilleure pour qu’un collectif opère et produise, ensemble.
Comment cette quête de l’altérité irrigue-t-elle votre méthode ? Comment diriger des acteurs, un théâtre, un festival, lorsque l’on privilégie les approches par le collectif ? La coconstruction est un sujet qui intéresse beaucoup les entreprises d’aujourd'hui…
T. R. : Première chose à faire : identifier à l'échelle d’une organisation ce qui est collectif, et le rendre visible. Même dans les organisations les plus verticales, les plus autoritaires, même dans l’usine la plus violente, vous n’y couperez pas : le travail, sa valeur, son produit, sont collectifs. Je n’aime pas le préfixe « co », car, le plus souvent, il est implicite. Voyez dans mon domaine : cocréation, coproduction… Bien sûr que c’est une coproduction, une cocréation, plus personne ne produit ni ne travaille seul !
Au théâtre, l’imagination, la créativité, l’essai-erreur – comme en recherche scientifique – font partie intégrante de notre activité. Il faut réaffirmer cette dimension, valoriser cette pensée divergente qui ne produit pas de résultats immédiats pour qu’ensuite d’autres puissent advenir. L’utilité de l’inutilité. Une organisation a évidemment besoin d’indicateurs pour quantifier son activité. Mais lorsqu’il s’agit du collectif, c’est le sens profond de la mission qui mobilise le groupe.
À Avignon, notre mission est la démocratisation d’accès à une création exigeante. Nous nous mettons au service de ce principe, partagé de tous. Nous faisons partie de cette minorité où travail et passion se confondent – et pourtant, comme dans tout autre travail, nous sommes exposés au burn-out. On peut même précisément s’épuiser à force de passion. Je veille à mieux gérer mon énergie et à ne pas épuiser celles des autres. C’est un apprentissage permanent.
Et puis, il y a le poétique. Dans Les Vies parallèles, Plutarque développe cette idée de l’amour comme étant la capacité à voir le monde à travers la sensibilité de l’autre. Ce déplacement est la plus belle définition de l’amour – romantique, fraternel, des camarades de travail, etc. C’est une définition de l'altérité, intime et politique. Voir le monde à travers la sensibilité de l’autre, c’est aussi le travail de l’acteur, de l’actrice. C’est une idée active : comportement, ressenti, présence. Et cela également à destination du public – raison pour laquelle, souvent, les metteurs en scène s’installent en gradin. En tant que directeur du Festival, mes prises de décision se font après plusieurs de ces « exercices » où je regarde le travail, la programmation, le monde, à travers la sensibilité d’autrui.
Dans la pièce By Heart, vous traitez du sujet de la mémoire et de la transmission. D’une certaine façon, la prépondérance d’Internet dans nos vies nous dégage justement de cette pratique…
T. R. : By Heart évoque une histoire très personnelle. Parce qu’elle devenait aveugle, ma grand-mère m’a demandé de choisir un livre à apprendre par cœur afin de le lire mentalement, quand les yeux lui manqueraient. Elle m’a donné le goût de la lecture. Les livres étaient un outil de transmission entre nous, la nourriture aussi. À lire et à manger : c’était notre façon de nous offrir de l’amour. Choisir son dernier livre, c’était comme choisir son dernier repas. J’étais bouleversé.
En y travaillant, j’ai compris le lien avec mon métier, et avec l'époque. La différence entre archive et mémoire. Avec un accès très large et « brusque » à l’information, Internet nous expose à un déluge de données non classées, ou classées uniquement pour en permettre l’accès. En ce sens, Internet se rapproche de l’archive. Sauf exception, transmettre n’est pas dans la nature d’Internet. La bibliothèque, elle, est le fruit d’un travail de triage et d’interprétation. Elle est bien plus proche de ce qu’une grand-mère raconte à son petit-fils, de la transmission.
George Steiner disait que la transmission, donc la civilisation, s’appuie autant sur nos souvenirs que sur nos oublis, et la façon dont nous les comblons. Quand en fredonnant une chanson nous remplaçons un mot par un autre. Quand j’écris Antoine et Cléopâtre, à partir de Shakespeare, en sachant que lui-même s’inspirait d’autres récits. Ce que je ferai cette année en écrivant Hécube pour la Comédie-Française d’après Euripide. L’écrivaine Arundhati Roy dit que si nous revenons sans cesse aux mythes, c’est pour y trouver ces détails qui résonnent avec notre temps. Quand Anouilh écrit son Antigone, qu’il monte en 1944 au théâtre de l’Atelier, en pleine Occupation, il ajoute la rencontre entre Antigone et Hémon, qui n’existe pas chez Sophocle. Et ce faisant, il introduit une émotion, une psychologie en phase avec son temps. Ces moments de réécriture, volontaire ou non, produisent de la civilisation.
On pourrait croire l’archive plus objective, donc plus fiable, que la transmission. Et dans le monde des algorithmes et des fake news, c’est tout l’inverse qui se produit : l’archive s’avère dangereuse, tandis que la mémoire et la transmission, malgré leur caractère mouvant, sont du côté de la vérité. Quel beau paradoxe ! Je me situe résolument du côté de la mémoire et de la transmission. Et je pense que du côté de l’archive, nous avons besoin de vigilance et de régulation.
Catarina et la beauté de tuer des fascistes parle d’un dilemme, et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de tuer, ou pas. Dans cette fable politique, Catarina, une jeune femme issue d’une famille portugaise où l’on tue chaque année un fasciste, brise la tradition. Que nous dit ce spectacle, aujourd’hui ?
T. R. : Catarina et la beauté de tuer des fascistes révèle la difficulté actuelle à séparer le discours artistique du discours public. La différence entre une scène de théâtre et la tribune d’un journal, ou un discours à l’Assemblée nationale. Inacceptable à ces derniers endroits, l'ambiguïté peut être efficace au théâtre. Avec cette pièce, j’ai été accusé de ne pas clarifier mes intentions. Elles sont pourtant limpides : il faut l’interpréter soi-même. C’est au public d’avoir un avis sur ce qu’il se passe sur scène – après, mais aussi pendant la représentation, avec une fin active, parfois tendue. Cette assemblée qui prend corps pendant le spectacle le rend hors norme.
La question m’a souvent été posée : faut-il ou non le tuer, ce fasciste ? Je veux bien en discuter pendant un dîner, mais ce n’est pas de l’art. Moi, je fais des pièces de théâtre. Pour parler par exemple de la violence en politique, une question qui se pose partout, aujourd’hui, en Israël et en Palestine, en Afghanistan, en Syrie, au Yémen et ailleurs, et souvent liée à une histoire récente – dans le cas de Catarina et la beauté de tuer des fascistes…, l’histoire de la dictature au Portugal. Cette pièce raconte notre rapport à la violence en politique. Surtout, elle parle du dilemme politique : comment agir face à la montée de l’extrême droite d’inspiration fasciste, à la menace de la destruction de la démocratie de l’intérieur ? L’histoire a beau nous avoir légué quelques leçons, les démocrates manquent de réponses.
Il faut défendre la possibilité pour le théâtre de parler des sujets sensibles. Poser des questions, sans forcément en apporter la réponse. La complexité du discours que peut proposer l’art est essentielle dans une société qui simplifie à outrance. Celui que j’étais à 18 ans rirait à cette idée, mais je pense qu’il y a aujourd’hui un courage dans la nuance, une radicalité dans la modération. Les démocraties se fondent sur la négociation et le compromis.
Dans la mesure de l'impossible repose sur des entretiens que vous avez menés avec des humanitaires pour témoigner de leur travail. Vous précisez qu’il ne s’agit pas d’un théâtre documentaire, mais documenté. Où l’artiste, mais aussi le fils de journaliste, situe-t-il la différence ?
T. R. : Un théâtre documentaire cherche à faire l’étude d’un sujet de la façon la plus objective possible. En cela, il se rapproche du journalisme. La fiction, elle, n’a pas vocation à brosser un portrait complet de la réalité. La différence est importante. J’ai utilisé ces entretiens comme source d’inspiration. J’exacerbe un détail ici, j’en réunis d’autres ailleurs, etc. Je prends cette liberté subjective, car je ne suis pas tenu à la déontologie journalistique. Les verbatim me servent de figures de style, non à retranscrire une réalité au plus fidèle.
Aussi, je n’ai pas ressenti le besoin d’interroger d’autres catégories de témoins : victimes, responsables politiques, etc. L’expérience personnelle de ces humanitaires, leur monde intérieur…, voilà ce qui m’intéressait. Ne pas être exhaustif dans les points de vue est une accusation typique de l’époque. Mais encore une fois, je fais du théâtre, et non du journalisme. Dans Hamlet, Shakespeare se concentre sur le point de vue des Danois, sans développer celui des Norvégiens… Cette liberté d’inventer à partir de ces récits, je l’ai demandée aux humanitaires que j’ai rencontrés. Mais, outre l’anonymat, je leur ai aussi fait une promesse : préserver l'émotion et la complexité.
Sur le terrain, les humanitaires font face à la complexité : couches d’histoire, factions, trahisons, jeux de pouvoir…, quand leur seul but est d’aider. Alors, même confronté à la barbarie, il faut pouvoir parler à tous sans exception – je pense au Comité international de la Croix-Rouge, dont la neutralité est un principe. Les positionnements simplistes aident rarement à la résolution des problèmes.
La complexité permet aussi à ces humanitaires de comprendre qu’ils ne vont pas changer le monde. Eux travaillent sur l’urgence. Ils sont le doigt sur la fuite d’eau, en attendant que le plombier arrive. Le plombier, c’est le politique, le changement sociétal. Et ceux-là peuvent prendre du temps.
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