Avignon 2023. Dans la mesure de l’impossible, la pièce de Tiago Rodrigues, raconte les missions d'employés d’ONG. Leurs histoires, leurs doutes, leurs innombrables paradoxes. Un texte puissant porté par des comédiens sensationnels.
Avant même d'entrer dans la salle, un étrange grondement règne. Tellement sourd et persistant qu’on finit par s’y faire. Il prend pourtant aux tripes, fait vibrer nos sièges et tous nos organes. Ce n’est que plus tard que l’on comprend de quoi il s’agit. Que ces basses puissantes sont le vrombissement des avions. Que les claquements de tambours sont les bombes qui éclatent. Que les cymbales miment les bâtiments qui s’effondrent. Bienvenue aux frontières du chaos.
Dans la mesure de l’impossible, c’est l’humanitaire raconté par ses travailleurs. La pièce de Tiago Rodrigues, à mi-chemin entre le théâtre et le documentaire, présente une collection de récits d’employés d’ONG, habitués à travailler à l’étranger sur des terrains difficiles. Son but ? Décrire le travail humanitaire de l’intérieur, exposer les dilemmes et les horreurs auxquels sont confrontés ses agents. Les zones de guerre sont anonymisées, transformées en « l’impossible », quand les territoires en paix sont « le possible ».
Des récits puissants
Pour les besoins de son spectacle, le dramaturge portugais s’est entretenu avec une trentaine de collaborateurs du Comité International de la Croix-Rouge. Ce sont précisément ces conversations que le public découvre. « Je n’aime pas le théâtre », lance l’une des travailleuses humanitaire devant l’auteur, incarné par le public. « Je m’assois ici ? Je suis un peu stressé, je ne m’attendais pas à parler devant autant de monde », s’émeut un autre. Les quatre interprètes, plutôt réservés au début, se tiennent devant un dédale de tentes. Elles ne sont pas encore montées.
Il faut attendre que les récits commencent pour que les tentes s’élèvent. À mesure que les travailleurs déroulent leurs histoires, ils tirent sur des cordages qui les font grandir petit à petit, comme si on pénétrait un peu plus dans l’horreur. Car au fil de la pièce, les anecdotes se font plus sombres, les visages plus fermés. Le public n’est pas épargné par les moments les plus durs. Quand il n’y a plus qu’une seule poche de sang et qu’il faut choisir lequel des quatre enfants sauver. Quand il faut traverser des terrains de guerre pour récupérer un combattant blessé. Quand il faut se saisir d’un bâton pour arrêter une émeute dans un camp de réfugiés.
Comment décrire l’impossible ?
« Il y a un truc important que vous devez savoir : nous ne sommes pas des héros. » Cette phrase, habituellement entendue à la télévision ou à la radio, prend ici tout son sens. Les travailleurs de l’humanitaire l’assurent, « la vérité, c’est que c’est un métier ». Comprenez, un métier comme les autres. Mise à distance salutaire, rationalisation salvatrice. Car on le saisit assez vite, pour travailler en ONG, il faut se forger une carapace à toute épreuve. D’ailleurs, malgré la puissance des récits, aucune larme ne sera versée durant toute la pièce.
Au-delà de ses propos sur les ONG, cette kyrielle d’histoires dit beaucoup de l’humanité. De la capacité de résilience, du sens du devoir, du dialogue entre l’intime et le sacrifice. Le puissant texte de Tiago Rodrigues est porté par quatre interprètes redoutables, qui ébranlent nos certitudes avant de se livrer, l’âme presque dénudée.
Car ce qui frappe dans la pièce de Tiago Rodrigues, c’est le regard des comédiens. Avec une mise en scène sobre, tout passe par les yeux. Ils disent la solitude, les errances, l’impossible quotidien des travailleurs humanitaires. La constante impression de déplacer des montagnes, de n’être qu’une goutte dans un océan de misère et de malheur. Et surtout, l’incapacité à en parler avec ses proches. Comment décrire l’impossible ? Cette pièce prouve que, non seulement c’est possible, mais avant tout nécessaire. Précieuse transmission, dont Tiago Rodrigues veut qu’elle soit « démocratique » et accessible à tous. Tout simplement brillant.
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