Pacome Thiellement

Pacôme Thiellement : « La course à la célébrité sur les réseaux a un coût trop élevé en termes de destruction de l'intelligence »

Notre envie de célébrité sur les réseaux semble être insatiable et nous plonger en plein « infernet ». L’essayiste Pacôme Thiellement nous le démontre en plongeant dans les pires faits divers du Web. 

Connaissez-vous l’effroyable histoire de Gabby Petito, cette instagrammeuse tuée par son compagnon pendant qu’elle relatait son road trip en minivan ? Ou bien la descente aux enfers de Nikocado Avocado, un youtubeur qui a pris plus de 100 kg en 5 ans pour satisfaire ses abonnés qui le détestent ? Ou bien encore Cicada 3301, un mystérieux jeu de piste sans fin joué par des milliers d’internautes ? Si ces faits divers du Web ne vous disent rien, vous devez absolument vous connecter à la page YouTube du média Blast et regarder la série Infernet, écrite et présentée par l’écrivain Pacôme Thiellement. À l’occasion de la sortie de son livre qui reprend toutes ces histoires et nous donne en plus – un texte autobiographique intitulé Internet et moi (une confession) –, nous avons demandé à son auteur comment cette plongée dans le labyrinthe infini d’Internet nous offre une fenêtre sur notre condition d’humain. Interview. 

Peux-tu nous raconter la genèse de la série Infernet et de ton dernier livre où tu racontes les faits divers du Web les plus connus ?

Pacôme Thiellement : C'est la rencontre de trois raisons. La première, c'est ma passion croissante pour les faits divers. Pendant la période du confinement, je suis passé de spectateur d'émission du type : Faites entrer l'accusé à un spectateur de vidéos true crime sur YouTube comme celles de Victoria Charlton, ou de podcasts comme le québécois Distorsion. À ça s'est associée mon horreur progressive des réseaux sociaux que je fréquentais depuis 12 ans. Je n'en pouvais plus. Je craquais vraiment, nerveusement, et je ne savais pas pourquoi. Et le troisième élément, c'est la proposition que m'avaient faite Denis Robert et Soumaya Benaissa d'avoir une chronique sur la chaîne Blast – qui était un média émergeant à ce moment-là. L'idée fut alors d'écrire une série et un livre sur le sentiment d'horreur devant les réseaux sociaux et leurs effets sur nous. Je voulais montrer comment on était transformés par la pratique des réseaux sociaux, comment ça a intensifié nos pires travers et comment ça nous rendait dépendant. Et la forme trouvée pour cela, c'était de raconter une histoire, un fait divers lié au monde numérique et d'en faire une exégèse.

Quand tu dis exégèse, le mot est plutôt employé pour la compréhension des textes sacrés. C'est le même travail d'interprétation quand on parle d'Internet ?

P. T. : L'exégèse est une méthode d'interprétation effectivement qui prend pour objet des textes sacrés. Elle propose des interprétations à multiples niveaux pour chercher des significations qui sont à la fois littérales, symboliques, morales. En gros, ça consiste à analyser les textes pour voir quelle résonance ils ont par rapport à toi et par rapport au monde. C'est ce que j'ai toujours fait, mais en déplaçant l'exégèse ailleurs. Je l'ai utilisée pour analyser des disques de pop, des séries télévisées, des films ou des livres.

Est-ce qu'il y a une différence fondamentale entre un fait divers classique et un fait divers du Web ? 

P. T. : Alors je me suis beaucoup posé cette question. Évidemment, je pense que la différence fondamentale, c'est que le médium Web lui-même intervient. La grande différence, c’est que ça en fait des histoires qui sont immédiatement publiques et dans lesquelles les internautes peuvent s’engouffrer. 

La relation presque maladive que les internautes entretiennent avec leur célébrité possible ou réelle est un des sujets qui apparaît dans ces histoires. C’est le cas notamment dans l’affaire de Michelle Carter qui a poussé son petit ami au suicide afin de bénéficier du statut de veuve éplorée sur Facebook. 

P. T. : Si on doit vraiment simplifier cette histoire, c'est ce qui se passe. La police a pu plonger dans leur correspondance sur la messagerie de Facebook où on voyait les encouragements de Michelle Carter à pousser Roy au suicide. On a vu ensuite comment elle a créé son personnage d'influenceuse anti-suicide et veuve d'un petit ami suicidé. Ils s'envoyaient près de 500 messages par jour sans s’être jamais vus alors qu'ils habitaient à 20 minutes de voiture l'un de l'autre. Pour Michelle Carter, il n'a pas de réalité physique. En revanche, leur correspondance est immense. C'est une histoire terrible, mais j'ai du mal à porter un jugement sur Michelle Carter. Je n'arrive pas à me mettre véritablement dans la tête de quelqu'un qui est dans une telle immaturité sentimentale et affective que l'idée d'être veuve devient peut-être le statut le plus digne, le plus désirable qui soit. 

Une autre histoire très marquante c’est celle de Nikocado Avocado un youtubeur qui a subi une transformation physique dramatique et qui gagnait sa vie en étant détesté par son public.

P. T. : C'est l'histoire qui m'a coûté le plus psychiquement. Il s’agit d’un homme, ancien militant vegan, qui à cause de critiques venant de ses camarades, va devenir un muckbanger, c’est-à-dire un youtubeur qui s’empiffre deux fois par jour pour créer du contenu. C'est quelqu'un qui a produit une transformation physique hors du commun en prenant 100 kg en 5 ans. Il est passé de jeune homme beau et mince à un homme si gros qu'il est devenu incontinent, qu'il a besoin d'un respirateur pour dormir et d'une petite voiture pour pouvoir se déplacer. Il a produit des centaines et des centaines de vidéos qui lui rapportent beaucoup d’argent parce que ses nombreux spectateurs passent leur journée à l'insulter. Plus il génère de dégoût et de haine, plus il génère du gain. Quand on observe ça, on observe le visage clair et terminal du capitalisme qui génère de la célébrité et un malheur infini. Nikocado Avocado est devenu très riche, mais aussi très malade et très seul.

Est-ce que tu as réussi à faire l'exégèse de ce qui motive les internautes à regarder ce type de vidéos ?

P. T. : Je crois que je comprends la spirale dans laquelle Nikocado Avocado est rentré. Je crois que je comprends comment, par dégoût pour son ancienne communauté, on peut rentrer dans la provocation, comment cette provocation peut devenir un système. Et après on peut comprendre l'amertume que crée la déformation physique, et le préjudice moral qu'entraîne cette course-poursuite à l'attention. En revanche, j’ai plus de mal à me mettre dans la tête des personnes qui participent comme spectateurs. C'est plus difficile parce qu’il y a une perversion à l'œuvre et une forme de lâcheté morale que je trouve plus difficile à admettre. Ils veulent le plaisir de le voir s'enfoncer pour se sentir supérieur à lui, c'est une sorte de petite victoire obtenue contre la réussite, mais elle est très facile.

Dans la dernière partie de ton livre, tu racontes comment et pourquoi tu as quitté définitivement les réseaux et tourné le dos à ton statut de petite star du Web sur Facebook. Pourquoi cette décision ?

P. T. : Je pense que la course à la célébrité sur les réseaux à un coût trop élevé en termes de destruction de l'intelligence. C'est-à-dire que ça demande de cesser d'être lucide sur trop de choses. Je pense qu'il faut lire cette confession aussi avec le dernier chapitre. C'était le dernier épisode d'Infernet autour de Facebook qui s'appelle L'homme qui a assassiné l'amitié. Il s'agit d'un portrait de Zuckerberg, mais aussi d'une analyse de nos vies sur Facebook. Fondamentalement, on est en compétition les uns avec les autres en permanence sur cette plateforme. C'est une compétition visible, acharnée et puérile sur un certain degré de visibilité et de célébrité facilement acquise. Pour gagner, il faut faire le plus de fan service. Et ce n’est pas bien grave pour une grand-mère qui veut rester en contact avec ses petits-enfants ou une famille qui veut poster des photos de son été et qui a 40 amis sur Facebook. Mais c’est majoritairement une compétition basée sur la psychologie des étudiants de première année d'Harvard. Rentrer dans un monde où la règle est de se demander si on est plus sexy que son voisin, ça rend très con. Parce qu'on se demande si « ma cause est assez sexy », « mon art est assez sexy », ou même « mon deuil est assez sexy »...

Est-ce que tu as eu un sentiment de manque en quittant les réseaux ? 

P. T. : Alors non, et voilà pourquoi. J'ai plus ou moins programmé le moment de mon départ de Facebook. J'ai décidé que ce serait une telle date pour me donner le temps de me convaincre que c'était la bonne idée. Je ne comptais pas revenir en arrière, mais je comptais réfléchir à toutes les raisons pour lesquelles ce choix était le bon. Au final, j'ai éprouvé un énorme soulagement. Pour garder le lien avec mes lecteurs, j'ai lancé un blog à l'ancienne où je continue de produire des petits contenus. C'était mon sas de décompression qui a ensuite mené à l'aventure avec Blast, à l'idée de faire Infernet. En gros, travailler sur la question des réseaux sociaux tout en passant par un média qui publie sur les réseaux sociaux à ma place. 

Est-ce qu’on peut encore sauver Internet ?

P. T. : On ne peut pas sauver les réseaux sociaux, mais on peut sauver Internet, bien sûr. L'utopie d'Internet a été drôlement abîmée par les réseaux sociaux et par tout un tas d'autres éléments qui sont liés à l'usage capitalistique d'Internet. Mais Internet reste la plus grande invention démocratique des 50 dernières années et rien n'est comparable à ça en termes d'accessibilité à l'information, en termes d'accessibilité à l'art, en termes de droit à la parole ou en termes de possibilités de rencontres. Entrer dans les réseaux revient à pénétrer dans le labyrinthe de Minotaure. Ce sont des endroits créés dans une optique qui ne les rend pas réformables.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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