Des hommes à un hackathon

Startup et sweat capuche : Laura Morton nous emmène en safari urbain dans la Silicon Valley

© Laura Morton et sa série Wild West Tech

Depuis plus de 10 ans, Laura Morton photographie le petit monde de la Silicon Valley, ses trottinettes, ses hackathons, ses salles de siestes et ses travailleurs acharnés sur Macbook rutilants. Elle nous raconte.

Lors d'un cours sur la révolution industrielle à l'école primaire, Laura Morton réalise que les photos permettent de « figer le temps et l'histoire ». Aujourd'hui, la trentenaire originaire du Maryland documente les cultures et les coutumes de son pays, depuis les fermes laitières en Pennsylvanie jusqu'au coworking de San Francisco. Dans sa série Wild West Tech, la reporter américaine chronique la vie des jeunes startups de la Silicon Valley. À la façon d'une anthropologue, elle capture la vie des entrepreneurs qui, entre hackathon, levée de fonds et cour de récréation géante, se retrouvent ballottés au gré de l'effondrement des cryptomonnaies et de l'envolée de l'intelligence artificielle. Cette année, son travail a été exposé au festival Visa pour l’image après avoir été soutenu en 2022 par a bourse du Prix Pierre & Alexandra Boulat. Interview.

Pourquoi avoir choisi de vous intéresser aux jeunes startups de la Silicon Valley ?

Laura Morton : Lorsque je parlais de mon projet, les gens n'étaient guère emballés : « Comment vas-tu créer une série autour de gens assis à leur bureau, dans un éclairage pas terrible ? » Quand j'ai commencé, l'argent coulait à flots, il était très aisé de trouver des financements. Les investisseurs craignaient de rater le prochain Google ou Facebook et jetaient de l'argent dans tous les sens, juste pour voir ce qui allait fonctionner. Avec la démocratisation des iPhones, n'importe quelle application pouvait rafler des fonds, les entrepreneurs affluaient de partout : c'était la fête tout le temps, une vraie petite bulle économique. Les gens vivaient en coloc dans d'immenses maisons pour essayer de penser autrement, ils allaient à Burning Man, passaient leur temps dans des espaces de coworking. On sentait encore l'influence de la contre-culture des années 70. C'était vraiment la Ruée vers l'or qui croise le Summer of Love. Je me suis dit qu'il fallait documenter cette période, car les médias s'intéressaient peu aux très jeunes startups. Au même moment, autour de 2012, la tech écopait aussi de critiques virulentes, notamment au travers des manifestations contre les bus Google. Tout cela créait une tension intéressante, que j'ai longtemps suivie. En 2022, j'ai souhaité poursuivre mon travail, pensant me concentrer sur les cryptomonnaies. Quelques jours plus tard, le scandale financier FTX a éclaté et l'industrie s'est effondrée. La veille encore, toute la Silicon Valley était ralliée autour de cette tech qui déclenchait beaucoup d'excitation. Finalement, ChatGPT est lancé quelques jours plus tard. De nouveau, les entrepreneurs affluent. Et c'est un autre moment historique à documenter.

Comment avez-vous réussi à avoir accès à ces communautés d'entrepreneurs ?

L. M : Je suis arrivée à San Francisco après un échange à Cuba. J'ai mis plus de quatre jours à traverser le pays en voiture pour rejoindre le San Francisco Chronicle, où j'avais décroché un stage. Face au Bay Bridge, j'ai vu de loin la Coit Tower, le brouillard qui enveloppe les collines, et j'ai frémi d'angoisse, persuadée que je ne me sentirais jamais bien ici. Finalement, je suis tombée amoureuse de cette ville qui a tellement d'histoires à raconter. Après la fac, j'ai renoué avec des amis de lycée qui travaillent dans la Silicon Valley. J'étais une jeune journaliste débutante, un peu fauchée, alors je m'incrustais régulièrement sur le campus de Google pour profiter de la politique de déjeuner gratuit de la boîte. Là, j'ai rencontré de nombreux futurs grands patrons de la tech. Je me souviens d'une partie de beer-pong dans une arrière-cour avec une personne très célèbre qui a inventé quelque chose que nous utilisons tous les jours.

Photo prise en 2014 lors d'un hackathon de 37 heures.

La Silicon Valley est fortement critiquée pour son absence de diversité. Comment cela a-t-il affecté votre travail ?

L. M : Avant de démarrer, j'essaie de me libérer de toute notion préconçue, de toute tentation de narration figée. Il est vrai que la Silicon Valley manque cruellement de diversité. Après la publication de mes photos dans The New York Times, les lecteurs s'insurgeaient dans les commentaires : où sont les Noirs ? Les femmes ? Les Latinos ? Bien sûr, le phénomène me pose question. Je déteste l'idée qu'une jeune fille tombe sur mes photos et en conclue qu'elle n'a pas sa place ici. En même temps, je refuse d'effacer visuellement les problèmes que connaît la Silicon Valley. Lors d'un hackathon nocturne à Berkeley auquel participaient plus de 2 000 personnes, j'ai pu passer une partie de la nuit à dormir aux toilettes des filles, sans être réveillée une seule fois. C'est dire si les femmes sont encore peu nombreuses... Un producteur à qui j'ai montré mes photos s'est d'ailleurs étonné des nombreuses ressemblances avec la série Silicon Valley. Moi, j'ai arrêté de regarder, c'est trop proche de la réalité dans laquelle je suis immergée !

Cela fait plus d'une décennie que vous photographiez la Silicon Valley. Qu'est-ce qui a changé ?

L. M : Quand j'ai commencé la série, je photographiais des millennials qui avaient le même âge que moi. Maintenant, ce sont des GenZ. Avant, il me semblait que les supposées différences générationnelles étaient inventées de toutes pièces par les médias... Aujourd'hui, je trouve effectivement cette nouvelle génération très différente de la mienne, mais je l'entends d'une manière positive. La culture dans laquelle baignaient mes premiers sujets était très centrée autour de la finance, entre le work hard, play hard des GAFAMS, et le move fast and break things de Facebook. La facilité avec laquelle il était possible de faire de l’argent attirait sans doute des personnes moins hardcore nerds, moins passionnées de technologies, qui dans une autre vie auraient tout aussi bien pu atterrir à Wall Street. Maintenant, ceux qui ont rejoint la Silicon Valley pour travailler sur l'intelligence artificielle cherchent surtout à participer au développement d'une technologie historique, susceptible d'avoir un impact sur le monde. Uber a cassé le modèle des taxis sans état d'âme. Mais si l'intelligence artificielle peut casser le monde, la jeune génération ne veut pas de ça. Je les trouve très conscients des dangers, très conscients, précautionneux, et enclins à réguler les usages. La seule raison pour laquelle je ne panique pas, ce sont les nombreuses conversations réfléchies que j'ai eues avec eux. Pour la sortie du film Oppenheimer, un entrepreneur a organisé une séance privée pour les personnes travaillant dans le secteur. C'était une scène surréelle : regarder un film à propos d'une technologie qui a le potentiel de détruire le monde, dans une salle pleine de 120 personnes œuvrant sur une technologie contemporaine à laquelle on attribue les mêmes pouvoirs. Après la projection, les discussions allaient bon train : beaucoup se reconnaissaient dans les personnages et partageaient leurs interrogations : devrions-nous faire ce que nous sommes en train de faire ? Et si nous ne le faisons pas, qui s'en chargera, et comment ?

Comment pourriez-vous définir la relation qu'ils entretiennent avec leur travail ?

L. M : Une relation proche de la mienne. En tant que photojournaliste, mon travail est une passion qui s'entremêle profondément à ma vie et à mon identité. C'est la même chose pour la plupart des fondateurs de ces startups, qui travaillent d’arrache-pied, vivent et socialisent entre eux. La majorité des startups que j'ai connues ont planté. Néanmoins, leurs fondateurs parlent toujours de cette période comme de la plus excitante de leur vie. Tout le monde n'est pas devenu riche durant la Ruée vers l'or au 19ème siècle, mais les lettres et journaux intimes qui nous sont parvenus évoquent tous une période enrichissante et électrisante, dans la contrée encore sauvage autour de San Francisco. Je retrouve un peu de cette émulation. De fait, cette sphère de la Silicon Valley a été plutôt épargnée par la Grande Démission. À mon sens, c'est moins la hustle culture (ndlr : la culture de l'hyperproductivité) que l'envie de créer quelque chose qui puisse avoir un impact dans le temps qui prédomine. Si je devais caractériser les villes américaines en grossissant le trait : New York attire avec l'argent, Washington DC avec le pouvoir, Los Angeles avec la célébrité, et San Francisco avec la créativité. J'ai rencontré de nombreuses personnes qui se percevaient comme des effective altruits (ndlr : l'une des idéologies prédominantes au sein de la Silicon Valley selon laquelle il faut sélectionner ses bonnes actions en fonction de la puissance de leurs impacts et s'enrichir vite.) Ce mouvement a toutefois été entaché par le scandale FTX, puisque Sam Bankman-Fried était l'un des porte-parole du mouvement. Ce qui est sûr, c'est que la plupart des personnes qui travaillent dans l'IA passent beaucoup temps à parler du rôle de la technologie, de sa place dans le monde et de leurs responsabilités.

Quelle a été votre méthode pour capturer ces scènes banales de la vie quotidienne de la Silicon Valley ?

L. M : Avant de prendre la moindre photo, j'ai passé des semaines à écumer les espaces de coworking, les soirées et les colocs. Au fil des rencontres, je m'immerge dans la vie quotidienne des gens. Pour qu'ils m'oublient et se sentent à l'aise, je me fonds dans le décor, et je feins de travailler sur mon MacBook, celui que nous avons tous ici. Je me fonds dans la masse jusqu'à ce que se produise une scène qui encapsule pour moi l'histoire, l'histoire de tous les jours. Quand j'ai passé du temps au sein de la société de capital-risque Playground Global à Palo Alto, ils avaient fait construire au cœur de leurs locaux une cour de récréation géante, avec des balançoires et un immense faux arbre en plastique... Il me fallait absolument une photo de quelqu'un en train de travailler juché sur cet arbre, c'était tellement ridicule ! Mais après une journée d'attente, la photo prise sur le vif n'était pas terrible... Quand un type est passé juste derrière par hasard avec skate-board, cela a fait la photo ! Je ne fais jamais poser les gens, je ne mets rien en scène. Mon travail, ce sont des heures d'attente et beaucoup de chance.

Plus sur Laura Morton : née dans le Maryland, elle a fréquenté l'Université de Caroline du Nord à Chapel Hill et a obtenu un diplôme en sciences politiques et journalisme. Depuis 2014, elle documente le boom économique de l'industrie technologique de la Silicon Valley avec sa série « Wild West Tech », initialement financée grâce au soutien du Fonds d'urgence de la Fondation Magnum. D'autres projets explorant l'intersection des questions économiques et culturelles incluent « The Social Stage » sur la haute société de San Francisco, « University Avenue », qui a reçu le prix Canon Female Photojournalist Award 2018, et un projet en cours sur la principale destination touristique de San Francisco, Fisherman's Wharf. Elle a traversé les États-Unis en voiture sept fois et s'est rendue dans tous les États sauf l'Alaska. Laura a travaillé avec des publications telles que National Geographic Magazine, German GEO, Marie Claire, The New York Times, The Wall Street Journal, The Washington Post.

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.
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