Tas de gélules colorées et à paillettes

Pitch overdose : histoire d'une folie collective

© Joshua Coleman

En quelques années, l'internationale startup s'est transformée en vaste machine à promesses plus délirantes les unes que les autres, promesses récitées en trois minutes devant des VC très occupés. Et si on se sortait de cette chimère ?

Amateur de nouvelles technologies, la chose n’a pas pu vous échapper : la culture du pitch est triomphante et omniprésente. De VivaTech Paris au CES de Vegas, jusqu’à la plus modeste estrade de foire à l’innovation, on « pitch » énormément. Et à chaque fois, on pitch pareil. Un entrepreneur plus ou moins encapuchonné tente de vous faire passer sa vessie en bêtatest pour une lanterne destinée à éclairer le monde. Un exercice inoffensif, dites-vous ? Mais qui en dit long sur notre capacité à nous raconter des histoires, quitte à finir par les croire.

Anatomie du pitch : the code is law

Qu’il fasse dans le vitrimère thermodurcissable ou dans la bête solution de ciblage publicitaire, tout startuppeur qui se respecte doit d’abord et avant tout chercher à lever des fonds. Entendez : séduire des investisseurs qui, sur la promesse d’un gros potentiel de croissance ( « scalabilité » internationale a minima), leur donneront de l’argent. Et beaucoup. En 2019, la planche à lever des euros a tourné à plein : 5 milliards ont été distribués aux « entreprenants » français, soit 1,4 milliard de plus que l’année précédente (source : baromètre EY). Mais pour toucher le gros lot, il faut pitcher.

Alors, comment doivent-ils s’y prendre ? Déjà, en évitant l’impro. Car le pitch répond à des codes qui se veulent stricts. « Un bon pitch, c’est avant tout une bonne histoire, et les bonnes histoires ont toujours la même structure. Il faut appliquer celle des textes mythologiques, des contes et des premiers romans. Vous devez exposer une mise en situation, créer des éléments perturbateurs et des péripéties, pour aboutir sur une solution. La recette marche depuis dix mille ans, il n’y a pas de raison que les startups la réinventent », explique Oussama Ammar, cofondateur de l’incubateur The Family, et sans doute l’un des plus grands « pitcheurs » de Paris.

Autre code à respecter : le temps. Le temps, c’est de l’argent, et les investisseurs sont des gens pressés. Le pitch doit viser une efficacité maximum dans un temps minimum. « Cela oblige à simplifier les propos à l’extrême. Il faut recourir à des raccourcis. Alors, on dévie de la réalité, des faits, et les promesses deviennent délirantes », analyse Arthur De Grave, auteur de Start-up Nation, Overdose Bullshit. Évidemment, à force de tous appliquer les mêmes recettes, une certaine uniformité se répand. C’est ce que constate la sociologue Sharon Zukin, professeure au Brooklyn College, dans son livre The Innovation Complex. Elle décrit le pitch de brillants chercheurs en biotechnologies : « Certains d’entre eux avaient développé des produits qui pouvaient sauver des vies. D’autres des poubelles qui diffusaient des publicités sur écran. Leurs pitchs étaient tous similaires. »

Pitcher plus pour lever plus 

Pour vendre leur projet, les startuppeurs doivent avoir une « vision », et si ce n’est pas l’envie brûlante de sauver le monde, a minima, elle doit promettre qu’elle va le « disrupter », urgemment. Antoine Gouritin, auteur de Le Startupisme : Le fantasme technologique et économique de la startup nation, définit ce qui rend attractives les startups : c’est entre autres leur capacité à se répliquer aux quatre coins de la planète, comme un méchant virus. C’est ce qu’on appelle le « blitzscaling » . Il ne s’agit pas seulement d’aller se fourrer partout, il s’agit aussi de devenir le plus gros de son marché, et plus vite que ça. Car toute la « nouvelle économie » repose sur ce mantra : « Winner takes all !  » (le gagnant prend tout..., c’est-à-dire que, sur un marché, il n’y a de place que pour un seul acteur). Et pour atteindre cet objectif, il faut mettre sa boîte sous stéroïdes, et lui injecter de l’argent, beaucoup d’argent, tellement d’argent que seuls les VCs (Venture Capitalists) – puis la bourse – sont capables de le fournir dans ces proportions. Pitcher plus pour « blitzscaler », l’équation s’impose d’elle-même.

Et pour accompagner cette stratégie de prédation qui ne fait pas de prisonniers, il faut que les entrepreneurs adoptent un discours de winner qui va tout casser. Du premier pitch jusqu’au Graal de l’introduction en Bourse. « Les levées imposent une inflation du discours. Cela crée de vrais écrans de fumée, qui intoxiquent tous les acteurs », conclut Arthur De Grave.

La Silicon Valley, c'est un casino

Dans son enquête Les Nouveaux Cobayes, Dan Lyons confirme : « La Silicon Valley est devenue un casino, avec des sociétés de capital-risque et des business angels qui injectent aveuglément de l’argent dans chaque machine à sous avec l’espoir de toucher le jackpot. (…) Au lieu de s’intéresser à la technologie, les blogueurs de l’industrie écrivent désormais sur les levées de fonds, les évaluations de valeurs et qui s’est enrichi. » Et le phénomène va en s’emballant. C’est en 2013 que la société de capital-risque Aileen Lee a choisi le terme de « licorne » pour qualifier une entreprise valorisée à plus de 1 milliard de dollars. En 2017, elles étaient 300 (source : CB Insight), elles sont 334, aujourd’hui. La France en compte déjà sept, l’objectif du président Emmanuel Macron étant d’en obtenir 25 à l’horizon 2025.

Finalement, c’est tout un petit monde qui tourne ainsi de pitch en pitch, et que Sharon observe avec dérision : « Les startuppers pitchent auprès de VCs pour obtenir des fonds. Sans eux, ils mourront. De leur côté, les VCs pitchent aussi en permanence, auprès d’investisseurs institutionnels et de business angels. Si les VCs n’obtiennent pas d’argent, leurs fonds s’effondreront à leur tour. » Selon Sharon, « l’écosystème s’épuise comme sur un tapis de course ». À ses yeux, les VCs ne se contentent pas de distribuer des fonds, ils diffusent un modèle qui les place arbitrairement en haut de la pyramide.

Je serai la plus belle pour aller pitcher

Évidemment, rappelle Fabrice Cavarretta, professeur à l’Essec, savoir argumenter et convaincre est important. « Le problème survient lorsqu’on attribue un rôle central à cette pratique. » Par ailleurs, elle a fixé des relations très asymétriques entre les acteurs. « Pour les entrepreneurs, il s’agit de faire le beau, en rangs d’oignon. On se prépare à aller pitcher comme on se préparait à aller au bal. La saison débute, et il faut aller parader pour tenter de dégoter un bon parti. » Et comme au bal, où se cristallisent des rapports de force déjà existants, le pitch va décupler le déséquilibre inhérent à la relation entre investisseurs et entrepreneurs.

« Si nous rencontrions une jeune fille dont l’obsession est de capter l’attention de vieux hommes blancs riches, on trouverait normal de lui expliquer qu’appréhender sa relation aux hommes de la sorte est délétère. » Pour Fabrice Cavarretta, il en va de même avec le pitch. « Nous devrions avoir un débat presque politique autour du pitch, qui place les investisseurs dans une position de supériorité sur le marché. Or ce sont eux qui se définissent comme entités à convaincre à tout prix, alors que cela ne va pas de soi. »

Lever des fonds plutôt que des clients 

À force de vouloir vendre du rêve, startuppeurs comme investisseurs nient un élément trivial : une startup est une entreprise comme les autres, et sa pérennité repose sur sa capacité à lever non pas des fonds mais des clients... On commence à voir s’effondrer des modèles qui finissent par dévoiler l’inanité de leur business model. L’aventure de WeWork, cette startup new-yorkaise qui loue des espaces de coworking, illustre bien le délire collectif qui s’est emparé du marché de la finance. Valorisée plus de 50 milliards, quelques économistes osaient s’inquiéter du modèle de l’entreprise. Peu avant cette introduction, les analystes ont fini par révéler des déficits énormes, un modèle économique incertain et une direction inefficace. En 2020, l’affaire tient toujours. Avec une valorisation de 5 milliards et bientôt une série télévisée qui racontera son épopée... Les bonnes histoires ne finissent jamais de tourner.

Comme le rappelle Michel Turin dans son ouvrage Start-up mania, si on n’est pas obligés de partager les idées de Frédéric Lordon, philosophe et membre des Économistes atterrés, on peut partager son sens de la formule : « Jadis, les fous se prenaient pour Jésus ou pour Napoléon. Désormais, ils déambulent en pyjama dans le jardin de l’hôpital et prétendent qu’ils sont Mark Zuckerberg ou Steve Jobs ». Et on les croit.

La société du pitch

Car on est loin de remettre en question le pitch. Au contraire. Il sort de son écosystème business de startup pour aller s’immiscer un peu partout. « Ce qui a commencé comme un phénomène de compétition pour l’obtention de capital dans les affaires ou la production cinématographique s’est répandu à d’autres sphères de compétition », souligne Sharon Zukin, qui n’hésite d’ailleurs pas à parler de « société du pitch. »

En 2008, l’université du Queensland en Australie lance le concours « Ma thèse en 180 secondes » et propose à ses thésards de vulgariser leurs travaux en trois minutes chrono. Depuis 2009, c’est la culture populaire qui s’est emparée du sujet. Sur le réseau ABC, l’émission de téléréalité américaine Shark Tank met en scène des entrepreneurs présentant leur idée à un groupe d’investisseurs, les sharks (requins en anglais). Et, de notre côté de l’Atlantique, c’est Qui veut être mon associé, diffusée sur M6 depuis janvier 2020, qui contribue à populariser le pitch.

Sur les réseaux sociaux, on voit fleurir des pitch decks, comme autrefois les toasts à l'avocat. Ce sont de courtes présentations, quelques slides seulement, censées accompagner un bon pitch. Moins glamour, et plus malaisant encore, une enquête du média Street Press révélait en 2018 qu’une dizaine d’agences Pôle emploi avaient organisé des sessions de recrutement inspirées du télé-crochet The Voice, allant même jusqu’à reprendre les codes graphiques de l’émission. Soyons justes. La culture du pitch peut nous aider à énoncer nos projets plus clairement. Elle présente aussi le très gros avantage de contraindre les raseurs à les énoncer plus vite. Toutefois, elle ne nous a pas guéris de notre amour des superlatifs et des histoires à dormir debout.

Cet article est paru dans le numéro 22 du magazine de L'ADN : « Comment tu me parles ? » - À commander ici

Laure Coromines

Laure Coromines

Je parle des choses que les gens font sur Internet et dans la vraie vie. Fan de mumblecore movies, de jolies montagnes et de lolcats.

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commentaires

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  1. Avatar Ferréole dit :

    Merci pour cet article, ô combien juste. De tout côté, les recettes pleuvent pour réussir un pitch REMARQUABLE, INOUBLIABLE à grands coups de storytelling UNIQUE.
    Cette course au toujours plus, cette logorrhée de contenus bullshit ad nauséam est angoissante. Et si c'était dépassé ? Et si l'avenir de la com était raisonné, sincère et authentique ?
    Revenons à davantage de simplicité pour davantage de justesse.

  2. Avatar Emmanuelle Lenglet dit :

    merci ! le retour du bon sens...

  3. Avatar Moderate Admirator, the Second Judgment dit :

    Très sain.
    Sauf pour le passage "capter l’attention de vieux hommes blancs riches".
    Où avez-vous Dangoté de tels réflexes de vindicte raciste pseudo-transgénérationnelle?
    Q'a tari la mémoire d'un maire de Paris pour qui Paris appartient à tous les amoureux de la Liberté?
    Pensez-vous que No it can't?
    C'est un peu dommage, car les critiques sur ces fanfaronnades de pitchs qui commencent vraiment à faire pitché sont par ailleurs rares sur le web.
    Pourquoi enwoker de si belles réflexions?

    A part ces réserves, cet article casse vraiment le Barrack.

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