Faux dino Hollywood

Hollywood vs IA : taillée comme un blockbuster, cette guerre technologique déchire l'industrie de l'entertainment

© Paul Deetman

Prise en étau entre Wall Street et la Silicon Valley, Hollywood saura-t-elle transcender son destin pour entrer dans un nouvel âge d’or ? Ce n’est pas le pitch du dernier Scorsese, mais la réalité de l’industrie à Los Angeles, où pressions financières et intelligence artificielle polarisent tous les débats.

Le 2 mai dernier, plus de 11 000 auteurs de la Writers Guild of America (WGA) se mettaient en grève pour une durée illimitée, après l’échec de leurs négociations triennales avec les studios hollywoodiens, les networks de télévision et les plateformes de streaming. Et leurs revendications sont très révélatrices des rapports de force à l'œuvre au sein des industries créatives en général, et de l'entertainment en particulier, dans un moment caractérisé par de fortes pressions économiques et une rupture technologique majeure.

Précarisation rampante

Les grévistes réclament d’abord une hausse de leur rémunération, dénonçant la précarisation rampante de ce métier qui a longtemps fait rêver. Une gréviste interrogée par l’AFP s’élevait ainsi contre « les studios (qui) essaient de transformer notre travail en une série de petits boulots et de rendre impossible toute carrière ». On aurait pu croire pourtant que les scénaristes tireraient profit d’une société où les écrans se sont démultipliés, démultipliant donc les occasions de les remplir. C’est tout l’inverse qui s’est produit. Selon la WGA, la moitié des scénaristes télé touchaient le minimum syndical, soit + 33 % d’individus concernés en dix ans. Sur la même période, le salaire médian hebdomadaire a chuté de 23 %, si l’on prend en compte l’inflation – alors même que les budgets consacrés aux séries ne cessaient d’augmenter.

La WGA accuse les studios et les diffuseurs d’agir à dessein : « Ces entreprises ont utilisé la transition vers le streaming pour couper dans les salaires des scénaristes et les séparer de la production, dégradant leurs conditions de travail à tous les niveaux. » De son côté, The Alliance of Motion Picture and Television Producers (AMPTP) se défend de vouloir développer une « gig economy » . Eux-mêmes sont soumis à une forte pression de leurs actionnaires, comme chez Disney qui a récemment annoncé la suppression de 7000 emplois, soit 3 % de son effectif. Le modèle de rémunération, bâti pour la télévision dans les années 70, a-t-il été « uberisé » par les plateformes ?

Il reçoit un Award, mais est à découvert sur son compte bancaire

Traditionnellement, les réseaux de télévision broadcast commandaient des saisons d’une vingtaine d’épisodes qui donnaient du travail toute l’année, et sur plusieurs années, aux équipes d’écriture. Aujourd’hui, les plateformes de streaming commandent des séries de huit à dix épisodes, sur lesquelles les auteurs de niveau inférieur et intermédiaire (staff writers) travaillent désormais entre 14 et 24 semaines – sans certitude sur la pérennité des séries. Alex O’Keefe, scénariste de la série The Bear sur FX, racontait au New Yorker être à découvert sur son compte bancaire, au moment où son show remportait un prix aux Writers Guild of America Awards. Outre des revenus en chute libre, les auteurs, de plus en plus isolés dans leur travail perdent des opportunités de promotion, notamment au rang de showrunner.

Et ils perdent aussi sur les droits d’auteur résiduels perçus sur d'autres fenêtres de diffusion : d’un montant conséquent pour les rediffusions télé ou ventes de DVD, ces « residuals » se sont réduits comme peau de chagrin. La scénariste Kyra Jones tweetait ainsi en 2022 : « Au cas où vous vous demanderiez pourquoi une grève de la WGA pourrait être imminente, mon premier chèque résiduel pour l'émission sur laquelle j'ai écrit était de 12 000 $. Je viens de recevoir mon premier chèque résiduel pour mon émission en streaming… 4 $ »

« Machines à plagier »

Mais cette année, un autre acteur pourrait bien s’inviter auprès du capitalisme de plateforme pour jouer les méchants… La grève exprime l’inquiétude grandissante autour de l’intelligence artificielle – non seulement chez les auteurs, mais aussi les acteurs et réalisateurs, eux aussi en pleines négociations interprofessionnelles. « Nous ne nous laisserons pas remplacer par ChatGPT » ou « J’ai demandé à ChatGPT d’écrire ce panneau et il est nul », peut-on lire sur les piquets. En mars 2023, la WGA tweetait pour la première fois sur le sujet, réclamant un cadre réglementaire. Pendant les négociations, la guilde des auteurs avait demandé que toute production issue de ces technologies ne puisse être considérée comme « littéraire » ou « source » – de celles qui ouvrent des droits d’auteur. Elle souhaitait aussi empêcher que les scénarios écrits par ses membres ne servent à entraîner les IA, que ses opposants appellent « machines à plagier » . L’AMPTP a rejeté cette proposition en suggérant à la place des « rendez-vous annuels pour discuter des avancées de la technologie » (les négociations interprofessionnelles ayant lieu tous les trois ans), comme le montre le tweet suivant.

Dans Fortune, le scénariste Jonterri Gadson précise les craintes de sa profession : « Évidemment, une IA ne peut pas faire ce que des scénaristes humains font, mais je ne sais pas s’ils (les dirigeants des studios) le croient forcément. » Pour l’auteure et réalisatrice Justine Bateman, c’est maintenant ou jamais qu’il faut adresser cette question : « Si nous ne posons pas maintenant des règles solides, dans trois ans, ils ne remarqueront même pas si nous nous mettons en grève, car à ce moment-là, ils n’auront plus besoin de nous. » Car outre les économies financières, faire appel à une IA générative, c’est aussi s’assurer la paix sociale : peu de chances que ChatGPT se syndique pour de meilleures conditions de travail…

Tsunami destructeur ou révolution industrielle ?

Comme souvent, les avis sont tranchés quand il s’agit de déterminer l’impact réel de ces technologies sur la chaîne de valeur. Certains craignent un tsunami destructeur qui, en plus de précariser la profession, videra le geste artistique de tout sens. D’autres avouent n’en savoir fichtrement rien : « C’est comme si nous étions tous à un cocktail et faisions semblant de savoir de quoi il en retourne », confiait cette rédactrice en chef du journal spécialisé Variety, lors d’une conférence. Du côté des partisans, au contraire, on met en avant les gains pour les créateurs libérés des tâches à faible valeur ajoutée ou très fastidieuses, comme le motion capture. Une révolution où chaque début d’idée pourrait être instantanément mis en action grâce à un « vision board » holographique, où les acteurs pourraient disposer d’un avatar numérique disponible à tout moment, aussi bien pour reshooter des scènes ou partir à l’autre bout du monde tourner des publicités…

C’est cette proposition de « double synthétique » que l’entreprise spécialisée dans les deep fakes Metaphysic cherche à réaliser, en nouant un partenariat avec Creative Artists Agency (CAA), l’une des agences de talents les plus influentes du marché. Le sujet sera également au cœur des négociations concernant les acteurs qui se sont ouvertes le 7 juin. Leur syndicat SAG-AFTRA agite également le spectre de la grève pour la fin du mois si un accord n’est pas trouvé – une première depuis 2000. Pour Duncan Crabtree-Ireland, négociateur en chef du syndicat, il s’agit de s’assurer du « consentement éclairé » et d’une rémunération équitable, quant à l’usage de ces doubles numériques.

Des voix clonées pour faire parler les morts

De la préproduction à la postproduction, les cas d’usages sont quasi-infinis, comme la possibilité d’automatiser le chiffrage d’une production à partir de son scénario, de prévoir sa rentabilité en fonction de son contenu, comme avec Corto.ai ou Vault AI. Ou encore utiliser la synthèse vocale avec des modèles TTS (Text to Speech Synthesis) déjà parfaitement au point, mettant en danger le métier de doubleur. Des startups comme ElevenLabs, WellSaid Labs ou Resemble AI se targuent ainsi de cloner des voix à partir d’échantillons de quelques secondes à peine, ou en temps réel. En 2021, le clonage de la voix de feu Anthony Bourdain dans le documentaire Roadrunner avait fait scandale. Le réalisateur Morgan Neville avait utilisé une voix synthétique pour donner l’illusion d’une correspondance personnelle lue par le chef cuisinier américain peu de temps avant son suicide, alors qu’il ne l'avait jamais prononcé – et sans le signaler au spectateur.

Et à l’image de la massification des outils text-to-image type MidJourney ou Dall-E, on peut s'attendre à un phénomène équivalent pour les générateurs text-to-video. Modelscope, lancé par un laboratoire du géant chinois Alibaba sur la plateforme Hugging Face, a déjà fait le buzz pour ces vidéos étranges et blindées de filigranes Shutterstock, comme cette vidéo de Will Smith mangeant des spaghettis. Bien sûr, le rendu est rudimentaire…, mais d’un mois sur l’autre, les progrès sont très rapides. Voyez du côté des générateurs d’images dont les mains à 6 doigts nous faisaient bien rire l’année dernière : le Washington Post le remarque, depuis une mise à jour en mars dernier, MidJourney sait enfin y faire avec les paluches, au point où des images d’une fausse arrestation de Trump créée par un journaliste britannique ont fait scandale au printemps dernier. Il faudra aussi suivre les progrès de Gen-2 de Runway Research, déjà à l’origine de Stable Diffusion. Nvidia, Meta, Open IA et Google ont annoncé de tels programmes, sans préciser leur date de sortie.

Moment « steam-punk »

Dans son rapport Signal The Noise, Barclays estime au contraire qu'Hollywood se trompe de combat et vit son moment « steam-punk » – du nom de cette esthétique rétro-futuriste qui imagine un monde où l’électricité n’aurait jamais pris le pas sur la vapeur. Tandis que le syndicat des réalisateurs (Directors Guild of America) vient justement de conclure un accord confirmant, entre autres, que « l’IA n’est pas une personne et que l’IA générative ne peut remplacer les tâches réalisées par ses membres », la banque britannique considère cette interprétation « fondamentalement erronée du rôle de la technologie dans la création de contenu » et pense que c’est le modèle économique qui se réorganisera avec le temps autour de l'intelligence artificielle – et non l’inverse.

Alors, nouvelle ère du cinéma ou apocalypse annoncée ? Si les observateurs remarquent que les professionnels des effets visuels accueillent le sujet avec moins d’anxiété, le sujet n’en a pas fini de polariser : le 16 mai, se tenait au FYI Campus de Hollywood, la conférence « AI on the lot » (L’IA en plateau), sponsorisée entre autres par Nvidia, le spécialiste des cartes graphiques qui cartonne en ce moment dans la course à l'IA. Sous-titrée « Learn everything you need to know about Hollywood's reboot », elle a réuni plus de 400 personnes dans une ambiance électrique. La veille, un avion survolait le siège de quelques majors avec cette banderole explicite : « Pay the writers, you AI-holes! »

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

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