Crypto artist

Comment être une crypto-artiste quand plus personne n’aime les cryptos

© Stellabelle, Bonfire of the Vanities Redux

Dans ces peintures numériques d’inspiration surréaliste, Stellabelle, pionnière du crypto-art, n’hésite pas à écorcher le monde des cryptos qu’elle considère  « perverti » de manière « répugnante ».

« Je ne sais jamais si les gens sont des arnaques ou de vraies personnes », lâche Stellabelle en conclusion de notre entretien, soulagée de constater que je suis bien celle que je prétends être. Car visiblement, dans le monde des cryptos tout le monde est perturbé. En toile de fond, se déroule depuis une semaine le procès de Sam Bankman Fried, patron de la plateforme d’échange FTX dont la chute en novembre 2022 a fini d’enterrer la fièvre autour des cryptoactifs. La faillite de son entreprise a entraîné 30 milliards de dollars de perte en cascade. L’ex patron est aujourd’hui jugé pour fraude, association de malfaiteurs et détournement de fonds. Il risque 115 ans de prison. 

En parallèle, le prix des collections NFT qui atteignait des sommets il y a deux ans s’est écroulé. Des voix critiques, notamment en France celle de Nastasia Hadjadji (No Crypto, mai 2023) se sont élevées pour montrer les soubassements idéologiques des créateurs de cette technologie. Bref, les cryptos, présentées pendant un temps comme un nouvel eldorado du Web, apparaissent de plus en plus comme une vaste escroquerie. Mais cela n’empêche pas Stellabelle de continuer à se revendiquer « crypto-artiste ». Même si elle-même porte un regard très critique sur cet univers, notamment par le biais de ses œuvres. 

Sur X (ex-Twitter), un récent tweet de Stellabelle m’a interpellée. Elle disait ceci : « Essayez d'être une femme dans un monde où les hommes essaient de nous réduire au silence, de nous violer et de nous faire honte, mais ignorent la plupart du temps les innovations que nous avons créées sans fanfare. Essayez de voir comment les hommes se contentent de nous copier sans prendre la peine d'apprendre à connaître les femmes qui ont créé un monde meilleur. » J’ai donc eu envie d’en savoir plus.

Comment vous êtes-vous intéressée aux cryptomonnaies, et au crypto-art ? 

Stellabelle : J’ai commencé à m’intéresser aux cryptos vers 2016. Un an après, j’ai créé un groupe baptisé Slothicorn via Steamit pour éduquer les artistes à cette technologie. Steam It était une sorte de réseau social expérimental basé sur la blockchain. Dans ce groupe, on votait pour des artistes et ces artistes obtenaient de l’argent en cryptomonnaies. À cette époque, nous étions peut-être 200 personnes à expérimenter cela. Il y avait très peu d’argent en jeu, personne ne nous connaissait. En 2020, j’ai acheté ma première œuvre d’art sur Internet, et c’est là que j’ai commencé à “minter” (éditer) mes premiers NFT. Je sentais que quelque chose se passait. Avant cette période, personne n’achetait jamais rien. C’était le moment de commencer à réaliser mon propre art. 

Que représentent ces technologies pour vous ? 

Stellabelle : Un moyen de libération. Je suis une outcast, je n’aime pas travailler pour quelqu’un, je ne me sens pas heureuse dans le monde de l’entreprise. Je l’ai expérimenté puisqu’il y a quelques années, j’étais journaliste. Le monde du travail, la hiérarchie, devoir demander la permission, l’esclavage du salaire… Je ne veux pas faire partie de cela. Je pense que les humains peuvent se gouverner seuls, ils n’ont pas besoin de managers. 

Et vous avez l’impression que les cryptomonnaies vous ont éloignée de cela ? 

Stellabelle : Oui, je le pense. En 2021, je n’ai jamais aussi bien gagné ma vie. Mais tout s’est écroulé et a brûlé, n’est-ce pas ? Parce que tous les sujets qui intéressent en premiers lieux les weirdos et les nerds finissent par intéresser d’autres personnes. Plus d’argent est engagé, plus cela attire des personnes mal intentionnées. Elles ont perverti ce monde d’une manière que je trouve abominable. Prenons l’exemple des DAO (ces communautés autonomes et “décentralisées”, où les utilisateurs peuvent voter pour des projets). Au départ, elles étaient authentiques, avaient de vrais projets, j’ai travaillé pour beaucoup d’entre elles. Elles n’avaient rien à voir avec celles des groupes des « PFP people » (PFP pour profile picture, l’expression désigne les acheteurs d’avatars comme les Bored Apes par exemple). Pour eux ce sont juste des tuyaux pour ramener de l’argent.

Est-ce un soulagement pour vous de voir aujourd’hui que le prix de ces avatars s’est écroulé ? Ou de constater la chute de FTX qui a abusé de ses utilisateurs ? 

Stellabelle : Je suis contente de l’apocalypse des PFP oui. Pour FTX, moins, car il y a eu un effet boule de neige. Quand les personnes qui détiennent des cryptos perdent de l’argent, ils n’investissent plus dans l’art. 

Comment vivez-vous aujourd’hui ? 

Stellabelle : Récemment, j’ai vendu l’une de mes peintures à un collectionneur italien, puis une personne de Twitter m’a fait une commande. Chacune de ces ventes va me rapporter 1 ETH, (environ 1 400 euros). En ce moment, je galère, mais je suis toujours en train de travailler. Je ne compte pas abandonner, parce qu'enfin j’ai trouvé ce que je voulais faire. J’ai décidé d’être libre. Je crois que je suis un peu plus bornée que la moyenne. Et j’ai décidé que j’avais quelque chose à montrer. 

The Hubris and Ego of Elon Musk

Vous vous dites crypto-artiste. Mais quelle est la réelle différence avec un artiste classique ? 

Stellabelle : La principale différence ce sont les collectionneurs. Ils viennent du monde entier, ils utilisent la même monnaie que la mienne. C’est juste pratique en fait ! Par ailleurs, je vis aux États-Unis dans une petite ville. Comment ferais-je pour vendre mes œuvres à un collectionneur ? Il faut des connexions avec les galeristes. Je ne connais pas ce monde, c’est élitiste. Le crypto-art est un milieu compliqué en ce moment, seule une poignée d’artistes arrive réellement à s’en sortir, mais c’est toujours plus facile que de naviguer dans un monde que je ne connais absolument pas. 

Le monde du crypto-art peut paraître lui aussi difficile d’accès, et tout autant confronté à la spéculation ? 

Stellabelle : Oui, c’est certain. Mais nous avons plus d’indépendance et de liberté. Par exemple, je crée des expositions virtuelles dans Voxels (un métavers), donc dans un sens je suis aussi curatrice, galeriste… Je ne pourrai jamais le faire dans le « vrai monde » Cela m’a permis d’inventer des modèles assez novateurs. J’ai lancé une exposition où une partie des « murs » étaient réservés à des artistes que j’avais sélectionnés, l’autre moitié était ouverte aux artistes volontaires. Ceux qui voulaient, pouvaient être exposés. C’est un concept qui a été ensuite copié par une galerie de Chicago.  

Est-ce que vous vous sentez proche de la communauté crypto ? Vous mentionnez sur X (ex-Twitter) que c’était parfois dur d’y exister en tant que femme et personne de gauche. 

Stellabelle : C’était dur au début, surtout. Les artistes n’étaient pas impliqués. On trouvait majoritairement des développeurs. Sur Steamit (le réseau social évoqué plus haut, aujourd’hui disparu) j’ai rencontré beaucoup de personnes proches de mes idées. Je me suis entourée de gens bien. Maintenant je navigue entre différents groupes.

Le côté « à droite » de ce milieu se ressent surtout sur Twitter, en fait, beaucoup moins sur BlueSkye par exemple. Les crypto-artistes sont un groupe à part, une sous-culture. Nous n’avons rien à avoir avec ces « PFP people », les parieurs. Nous ne sommes pas de la même espèce. C’est ce que la plupart des personnes extérieures à ce monde ne comprennent pas. Nous ne fréquentons pas les mêmes plateformes non plus. Je passe beaucoup de temps sur Objkt (une plateforme où l’on peut présenter et vendre des œuvres sous forme de NFT), par exemple. Les parieurs n’utilisent jamais Objkt. Ils n’investissent pas dans les artistes qui vendent via cette plateforme. Le crypto-art au départ a en fait été beaucoup entretenu par les artistes eux-mêmes. 

Comment faire pour continuer de naviguer dans ce monde maintenant qu’il est « perverti », comme vous dites ? 

Stellabelle : J’essaie d’attirer des gens en qui je peux avoir confiance. C’est très dur à trouver. Tout le monde est anxieux à l’idée de tomber sur une arnaque. Les gens bien sont souvent discrets, donc personne ne les connaît.

Je me suis aussi donné pour mission d’exposer les abus que je constatais. C’est ce que j’ai fait notamment lorsque Sotheby's n’a pas inclus d’artistes femmes dans son exposition Glitch Art, ce qui a été relayé par la presse spécialisée. Il y a quelques jours j’ai lancé un Space (chatroom vocal, NDRL) sur X (Twitter) pour échanger sur les cas d’abus dans le Web3. J’essaie d’être proactive, de regrouper les personnes concernées. Récemment, plusieurs femmes crypto-artistes ont rapporté être victimes d’un homme, crypto-artiste reconnu, d’une quarantaine d’années. Il les a harcelés sexuellement en ligne, les a manipulées en créant un culte autour de sa personne. Une jeune Ukrainienne de 18 ans, très vulnérable, a notamment été victime de cet artiste. Le fait de l’identifier a au moins permis à Objekt.com, la plateforme qui vendait ses œuvres, de restreindre son compte. 

Votre art est aussi un moyen d’apporter une vision critique de ce monde… Comment le décririez-vous ?

Stellabelle : Je suis clairement inspirée par les surréalistes, Banksy également… J’essaie de toujours raconter une histoire. Mon art n’est pas décoratif, il est souvent assez laid et gore. Je peins parfois de grosses larmes noires, sûrement parce que j’ai du mal à exprimer mes sentiments. On voit aussi beaucoup de cigarettes, en référence à mes anciennes addictions. Mais j’essaie surtout de faire écho à ce qui se passe dans le monde des cryptos de façon sarcastique. L’une de mes œuvres est une représentation des célébrités qui ont investi dans les collections de NFT au moment où c’était très à la mode, on les voit aspirés par un Bored Ape.

Cryptostella #166, Hollywood's Soulless Vehicles

Cette peinture numérique a été achetée par Connie Digital, un crypto-artiste pionnier. J’ai fait cette peinture en 2021, quand ces avatars se vendaient très cher, avant l’apocalypse des PFP ! Sur l’un de mes collages d’octobre 2022 (un mois avant la chute de FTX), on voit Sam Bankman Fried en train de tuer la crypto ! J’ai senti que ce qu’il faisait n’allait pas dans le bon sens

CryptoStella #172: BitBoy

Quelle est votre prochaine prédiction alors ?

Stellabelle : Oh non, je ne suis pas sûre d’en avoir. Mais mon prochain projet est futuriste. J’imagine une dystopie en 2045 où l’IA sera devenue si douée que tous les artistes travailleront dans des fast-foods. Tout sera contrôlé et surveillé via les CBDC, les monnaies numériques des États. Je pense que nous n’aurons plus de liberté quand cela sera en place. 

Vous vous sentez menacée par les IA, mais vous l’utilisez aussi en tant qu’outil, n’est-ce pas ?

Stellabelle : Oui et je l’utilise justement pour ce projet (rires) ! Je pense que l’IA remplacera pas mal de choses, parce que les humains sont juste paresseux. La plupart des œuvres que je vois en ce moment sont faites avec l’intelligence artificielle. Je modifie pas mal leurs productions ceci dit, je trouve que les résultats bruts des IA restent ennuyeux. 

Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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