
Après la fin de l'émission de télévision consacrée aux Kardashian, on pourrait croire que la bonne vieille téléréalité est en train de mourir au profit des réseaux sociaux. Pourtant, c’est tout le contraire qui est en train de se passer en France.
Coup de tonnerre dans l’univers de la téléréalité ! Le 9 septembre 2020, Kim Kardashian annonçait la fin de son émission mythique L’incroyable famille Kardashian, diffusée depuis 2007. Cette « famille royale » à l’américaine est pourtant très loin de lasser son public. Mais entre le million de téléspectateurs moyen qui regarde l’émission et les 189 millions de followers de Kim Kardashian (ou les 196 millions de fans de sa demi-sœur Kylie Jenner), une conclusion s’impose : le clan n’a absolument plus besoin de la télévision pour « continuer ses aventures ».
Quand la télé nourrit les réseaux (et vice versa)
Ce constat est pourtant très exceptionnel dans l’univers de la téléréalité, et encore plus en France. Chez nous, ceux qu’on appelle encore « les candidats » vivent dans un système médiatique et économique qui mélange parfaitement télévision et réseaux sociaux et qui fonctionne presque en circuit fermé. « Depuis ses débuts, la téléréalité est un genre transmédia », explique Nathalie Nadaud-Albertini, docteure en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences sociales et autrice de plusieurs ouvrages sur la téléréalité. « Loft Story fut par exemple la première émission à proposer un live continu sur un site Web. Pendant les années 2000, les fans se rassemblaient sur des forums au sein desquels ils pouvaient discuter ou critiquer les émissions. Et puis tout a changé en 2011 avec l’arrivée des Anges de la téléréalité. »
Diffusée sur NRJ12, cette émission avait pour objectif de réunir d’anciens candidats qui s’étaient fait connaître dans d’autres shows télévisés. C’est notamment dans les anges que Nabilla Benattia s’est fait connaître avec sa célèbre réplique « Non mais allô, quoi ». C’est aussi cette année-là que l’application Instagram commence à devenir populaire en France.
« Pour la première fois, il n’y avait plus des "émissions" de téléréalité, mais bien un grand feuilleton dans lequel les candidats devenaient des personnages récurrents qui se croisent, nouent des amitiés et des relations ou bien se trahissent, poursuit Nathalie Nadaud-Albertini. Toutes ces histoires, ces arcs narratifs, les candidats vont continuer à les porter en dehors de la télévision, sur les réseaux sociaux. »
Un soap-opéra sans fin
Le fait que les candidats partagent leurs points de vue sur leur compte Instagram personnel change complètement la donne. Les spectateurs ne se contentent plus de la narration imposée par les producteurs de l'émission. Ils vont avoir la possibilité de savoir en avance ce qui va se passer dans l'émission, ou bien de voir la continuité d’un drama à travers des stories ou des posts qui se répondent.
« Les candidats savent très bien jouer sur le temps qui passe entre l’enregistrement d’une émission et sa diffusion, indique Megane Gensous, journaliste spécialiste des médias et amatrice de téléréalité. Ils ne vivent plus du tout en huis clos comme à l’époque de Loft Story. Ils profitent de leurs pauses pendant les tournages pour teaser ce qui va se passer sur leur compte Instagram, ou bien raconter les coulisses et les "vraies raisons" d’un clash par exemple. Ce qui est amusant, c’est que même s’ils racontent en détail tout ce qui va se passer, les spectateurs viennent quand même regarder l'émission deux semaines plus tard. »
De ce fait, les émissions de télévision n’ont plus le rôle central qu’elles pouvaient avoir auparavant. Elles ne révèlent plus vraiment des personnages, mais servent plutôt de rendez-vous réguliers dans lesquels les candidats/influenceurs vont se croiser, à la manière d’un gigantesque soap-opéra.
Quand la télé recrute sur Insta
La logique de recrutement des candidats a, elle aussi, changé. Autrefois castés par l’intermédiaire de petites annonces, les participants sont dorénavant repérés sur les réseaux sociaux avant d’intégrer une émission. La plupart sont des « wanabe » influenceurs avec une communauté de fans qui les suit déjà. De quoi changer l’image même de la téléréalité. « Le grand reproche que l’on faisait aux participants d'émissions de ce type, c’était le fait d’accéder à la célébrité tout en n’ayant rien fait, explique Nathalie Nadaud-Albertini. Le fait d’être influenceur et d’avoir déjà des followers sur Instagram rend cet accès à la célébrité plus acceptable pour les spectateurs. On continue à dénigrer la téléréalité en France, mais on le fait avec beaucoup moins de force qu’avant. »
En plus de servir la chaîne de télévision qui voit son émission mise en avant sur les réseaux sociaux, ce système permet aussi d’alimenter toute une galaxie de comptes de spécialistes dans les infos et les rumeurs entourant la téléréalité. Les comptes comme goossip_tv_realite, solife_gossip ou bien infos_tvr engendrent des milliers de likes et de commentaires en propageant des rumeurs avec des titres bien accrocheurs. Toute cette activité permet de maintenir l'intérêt des jeunes spectateurs sur ce type d’émission.
Le plafond de verre des candidats de téléréalité
Mais cette multiplication des canaux ne garantit pas une notoriété et un empire business comme ceux de la famille Kardashian. La plupart des candidats de téléréalité se retrouvent, en France, « bloqués ». « L’une des personnalités qui se rapproche le plus de ce qu’ont pu faire les Kardashian, c’est Caroline Receveur, explique Megane Gensous. Elle a fait Secret Story en 2008 puis elle n’a eu de cesse de vouloir se débarrasser de son image de candidate de téléréalité. Elle est devenue une influenceuse et une entrepreneuse qui a lancé plusieurs produits et marques dans la mode, la cosmétique et le bien être. » Mais il pourrait bien s'agir d'un cas isolé : pour la majorité, le quotidien, c'est plutôt placement de produits en mode « panneaux publicitaires » et dropshipping, une technique souvent associée à des arnaques. « Les débouchés sont limités, poursuit Megane Gensous. Les candidats travaillent tous avec les mêmes agences et n’ont que très rarement accès à des marques prestigieuses. La plupart du temps ils vont faire des placements de produits pour des compléments alimentaires anti-cellulite ou des thés amincissants. »
Dépasser le statut de curiosité médiatique
Le constat est encore plus amer du côté de Nathalie Nadaud-Albertini. « Aux États-Unis, les Kardashian ont réussi à dépasser leur statut de curiosité médiatique en évoquant dans leur émission des thématiques sociétales puissantes comme le matriarcat, les amours interraciaux, la GPA, les canons de beauté et même la politique de régulation des armes à feu, explique-t-elle. En France, les candidats de téléréalité sont réduits à des jeunes gens en maillots de bain qui se hurlent dessus autour d’une piscine. Leurs histoires ne tournent qu’autour de l’amour et des tromperies. Du coup, c’est difficile d’avoir une certaine forme de respectabilité de la part des marques, même s’ils sont très suivis sur les réseaux sociaux. Le seul moyen qu’ils ont de changer de catégorie, c’est d’avoir un enfant. Ils deviennent plus intéressants d’un point de vue marketing. »
Malgré des centaines de milliers de followers sur les réseaux, les stars de téléréalité françaises sont donc loin de l'American Dream à la Kardashian.
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