Dans son livre intitulé La Haine en ligne, l’ancien rédacteur en chef des Inrocks revient sur les mécanismes de la cancel culture et donne la parole à ceux qui en ont été victimes. Interview.
Un an et demi après l’affaire dite de la Ligue du LOL qui lui a valu son licenciement des Inrocks, David Doucet revient sur la scène médiatique avec son livre La Haine en ligne. S’il évoque de manière succincte sa propre expérience en introduction de l’ouvrage, le journaliste explore surtout les mécanismes de la cancel culture. De Mennel Ibtissem à Medhi Meklat en passant par Julie Graziani, Philippe Caubère ou Eric Brion, David Doucet donne la parole à ceux qui ont été cloués au pilori sur les réseaux sociaux et raconte, à travers eux, le parcours de reconstruction que cela représente.
Vous abordez la question de la cancel culture du point de vue de l'accusé. Vous parlez de lynchage, de « mort sociale ». Pourquoi des mots aussi forts ?
D.D : C'est un traumatisme qui dure très longtemps et qui a des conséquences très concrètes dans la vraie vie. Les gens se détournent de vous, suppriment vos photos communes de Facebook, tout va très vite. Vos projets professionnels s’effondrent et il faut vivre avec une sorte de macule infamante, quasiment à vie. Pour s’en sortir, ça demande un processus de reconstruction qui est très laborieux et beaucoup ont manifesté des idées noires, voire une dépression lourde avec de fortes pensées suicidaires. Oui, il s’agit d’une véritable mort sociale. Les personnes visées sont lynchées pour ce qu'elles représentent, elles sont déshumanisées au profit du symbole qu’elles représentent, ce qui permet de rassembler une large coalition de haters contre eux. Dans ces moments-là, il est impossible de se détacher de ce reflet déformé et c’est tellement insupportable que le suicide devient une solution envisageable.
Comment peut-on sortir de ce type de situation ?
D.D : La manière dont les gens s'en sortent dépend avant tout de la gravité de ce qu'on leur reproche. Un dérapage médiatique n’a pas les mêmes conséquences qu’une accusation d’agression ou de harcèlement. Mais il est toujours déterminant de rencontrer ce que Boris Cyrulnik appelle les « tuteurs de résilience ». Il y a des gens qui vont te tendre la main et t'aider à surmonter ce traumatisme. On trouve cet exemple dans le parcours de Mehdi Meklat qui a tout perdu après la découverte d’une vingtaine de tweets haineux qu’il avait postés sous pseudonyme. Plusieurs personnes sont venues l'aider et notamment l’entrepreneur Ramdane Touhami, qui l'a hébergé, lui a trouvé un travail et l'a protégé des attaques qu’il pouvait subir.
D'autres n'ont pas d'entourage pour les soutenir sur le long terme. C'est le cas d'Amandine, une jeune rappeuse de l’Isère, qui avait été la risée du Web après avoir sorti une vidéo de rap quand elle était ado, ou Mennel Ibtissem qui a été virée de The Voice après la découverte de propos Facebook polémiques qu’elle avait postés des années auparavant. Ce sont de vraies héroïnes car elles s’en sont sorties sans ressources, ni aide extérieure.
Les lyncheurs, ce sont toujours les autres ou ça peut être moi ?
D.D : Oui, on peut tous être lyncheurs ou lynchés sur les réseaux. C'est aussi ce que dit Marion Seclin dans une conférence Ted qu'elle a donnée en 2017. Elle a reçu des milliers d'insultes et de menaces sur Twitter, mais plutôt que de condamner ses harceleurs, elle a raconté qu’elle avait pu elle aussi envoyer des commentaires un peu durs sur les réseaux. Ça prouve que sans s’en rendre compte et au nom d’une cause qu’on croit juste, on peut parfois participer à des lynchages même si ce qu'elle a subi est incomparable. Aujourd'hui, elle se revendique comme militante féministe, mais elle refuse qu'on utilise le harcèlement et le lynchage pour faire avancer ce combat.
On pourrait croire que la cancel culture est un phénomène qui apparaît de manière organique sur les réseaux, mais le signal part souvent d'un compte influent.
D.D : Effectivement, c'est rarement un petit compte Twitter qui va lancer tout seul le phénomène. Il faut une personne assez influente qui donne le signal, repère la cible et déclenche une forme d’émulation collective. C'est une méthode qui a largement été rodée par la droite et l’extrême droite notamment au cours des affaires Meklat et Mennel. Leurs comptes ont été fouillés par des personnes militantes et exposés sur les réseaux sociaux avec un véritable objectif politique. J’ai interrogé les responsables de ces opérations, ils m'ont confié qu’ils ne visaient pas personnellement ces gens, mais bien la promotion de la diversité en France et la mise en avant dans les médias de personnes issues de l'immigration.
Il y a aussi la question de ces vieux messages postés sur les réseaux il y a 5 ou 10 ans et qui sont exhumés.
D.D : Il faudrait que les plateformes nous proposent régulièrement de pouvoir effacer nos posts car je suis certain que beaucoup d’entre eux ne reflètent absolument plus notre façon de penser, ou notre évolution. Beaucoup de gens ont écrit des choses maladroites ou insultantes et ne s’en souviennent plus. Le souci c’est que ces messages sont gravés dans le marbre et donnent l’impression qu’ils ont été écrits hier.
Quelle est la responsabilité des médias dans ce phénomène ?
D.D : Twitter est un microcosme. Si on interroge nos parents, ils ignorent ce qui s'est passé ce week-end sur le réseau. En revanche, ils l'apprennent sur les médias, et une fois que le référencement Google a enregistré ces articles, il deviendra difficile d'effacer ces traces - cela va rendre votre réinsertion professionnelle extrêmement difficile. On peut comparer ça à une guillotine. Twitter est le tréteau et les médias sont la lame. C’est la presse qui entérine la cancel culture.
Vous évoquez une déontologie à deux vitesses sur ce genre de cas.
D.D : Oui, quand quelque chose se passe sur Twitter c’est un peu comme si les journalistes débarquaient dans une sorte de zone grise où il n’y a plus de barrières ou de précautions à prendre. À partir du moment où l'on peut mettre bout à bout une dizaine de tweets indignés, ça devient un sujet journalistique que l’on peut résumer par le titre « Les foules ne sont pas contentes ». Le fait que ça soit un réseau endogame avec tous les journalistes présents dessus crée un biais. On observe un phénomène de suivisme, un effet de loupe qui ne représente absolument pas la réalité sociale de la France, mais ça permet de fabriquer des articles à moindre coût. Il n'y a rien de plus rapide que de faire un papier de 5 lignes avec 3 tweets pour faire 10 000 vues.
Où en sont les personnes que vous avez rencontrées ?
D.D : Il y en a qui n'ont pas réussi à surmonter ce traumatisme parce qu’ils n’ont pas eu la chance d’être soutenus ou tout simplement de faire effacer leurs résultats Google. On peut avoir un casier judiciaire vierge, mais un casier Google chargé. C’est le cas de Philippe Caubère (l'acteur a été accusé à tort de viol, ndlr). Lorsque votre réputation en ligne est en lambeaux, ceux qui vont vous croiser vont sans arrêt appuyer sur cette plaie puisqu’ils se seront renseignés sur Google avant de vous rencontrer. Du coup, il n'y a pas de cicatrisation possible. D'autres sont parvenus à se reconstruire, soit en changeant totalement de voie, soit en décidant justement de s'appuyer sur cette expérience pour en faire quelque chose. La chanteuse Mennel Ibtissem sort un album au début de l'année prochaine, qui s'appelle Heal et qui raconte tout son parcours de résilience. À la fin, il faut bien essayer de donner du sens à cette épreuve.
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