Un paquebot près des glaciers

Comment critiquer le surtourisme alimente le tourisme

© Kim Parco

Si vous pensez qu'éradiquer le surtourisme pourrait créer les conditions d'un voyage vertueux, il va falloir réviser vos certitudes. On dépasse les lieux communs avec le géographe Rémy Knafou.

File d’attente en haut de l’Everest, piétinement à Venise et défilé de bateaux de croisières vers Dubrovnik…, le surtourisme est pointé du doigt comme l’un des fléaux de l’époque. Mais que cache cette critique assénée par les médias et l’industrie touristique ? Interview du géographe Rémy Knafou, auteur de Réinventer (vraiment) le tourisme (Éditions du Faubourg, 2021) et professeur émérite à la Sorbonne, pour qui étudier le tourisme permet de décrypter le fonctionnement de nos sociétés urbaines et le rapport que nous entretenons à la planète.

Qu'est-ce que le surtourisme ? En quoi est-il différent du tourisme de masse ?

Rémy Knafou : Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le tourisme n’a cessé d’augmenter. Quand je suis né, il y avait 25 millions d’arrivées internationales de touristes, contre 1,6 milliard aujourd’hui. Mais le tourisme de masse n’est pas synonyme de surtourisme. Ce dernier survient lorsque l’excès de touristes nuit à la conservation du lieu (culturel ou naturel) ou engendre des formes nombreuses de rejet par la société locale, comme à Barcelone, où les investisseurs aux appétits capitalistes ont bien noté qu’il était plus rémunérateur de loger des touristes que des populations à faible revenu, éjectées progressivement du centre-ville. Le surtourisme est aussi convoqué dans des cas plus subjectifs : lorsque l’excès de touristes nuit à la qualité de l’expérience du visiteur. Attention donc à l’emploi trop fréquent de ce terme surmédiatisé. L’expression sert d’abord les intérêts marchands d’une minorité de professionnels du tourisme, qui vendent du tourisme « hors des sentiers battus » à des touristes à la recherche de distinction.

Pourquoi l’expression « surtourisme » a-t-elle été préemptée par l’industrie du tourisme ?

R. K : La popularisation du terme « surtourisme » provient de la plateforme américaine dédiée aux voyages Skift. En 2016, le directeur général de Skift a publié une série d’articles évoquant l’overtourism, décrit comme l’un des maux à résoudre par l’industrie. Pour cela, la plateforme prenait notamment le mauvais exemple de l’Islande, qui a certes connu une augmentation spectaculaire du nombre de visiteurs, mais qui n’est guère concernée par le surtourisme, et ce malgré la forte exposition médiatique du canyon de Fjaðrárgljúfur à la suite de la diffusion du clip de la pop star Justin Bieber. L’usage du terme sert d’argument pour masquer ce que je définis comme un « projet totalitaire », à savoir la conquête totale de la planète par le tourisme. C’est ce que vendent fort cher certains voyagistes, avec des consommations d’énergies fossiles et des émissions de gaz à effet de serre considérables. Condamner le surtourisme est aussi un moyen de culpabiliser les touristes au détriment de l’évocation des vrais problèmes et enjeux : le fonctionnement du marché même du tourisme et de ses multinationales, sa nécessaire décarbonation, et même sa démocratisation. En France, le taux de départ en vacances stagne depuis quelques années à 60 %, contre près de 80 % pour les pays du Nord. À l’échelle mondiale, le tourisme est responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre, et ce principalement par les moyens de transport : avions et navires de croisière géants s’aventurant vers des terres inhabitées très éloignées des marchés émetteurs de touristes.

Antarctique, Everest, îles lointaines inhabitées…, pourquoi ces destinations devraient-elles selon vous être hors limite ?

R. K : L’appropriation du terme par Skift a eu un impact immédiat, notamment sur les professionnels du secteur, qui y ont vite vu un os à ronger : proposer d’aller là où ne vont pas les autres, la dénonciation du surtourisme servant de repoussoir. C’est au nom de ce principe qu’on nous vend des destinations lointaines, les plus consommatrices en pollution. L’apogée du phénomène est le tourisme en Antarctique, une hérésie totalement déraisonnable, dont le bilan moyen par personne avoisine facilement les 10 tonnes de gaz à effet de serre (selon l’Ademe, un Français émet en moyenne 10 tonnes de CO₂ par an). Malgré tous les problèmes que cela engendre (partage inégal des richesses, bas salaires…), une seule chose permet selon moi de légitimer le développement du tourisme dans une zone où il n’existe pas : l’apport d’un mieux-être pour les populations locales. Cela ne vaut pas en Antarctique ou dans des îles inhabitées du Pacifique. Produit de la marchandisation de tous nos désirs, ce tourisme-là n’a lieu qu’au détriment de la biodiversité locale et du bilan carbone global, et qu’au bénéfice d’entreprises vendant un respect de l’environnement de façade.

En quoi la critique du surtourisme cache-t-elle souvent un mépris de classe ?

R. K : Cet été, seuls 43 % des Français sont partis en vacances. Une bonne partie des Français ne participent pas au tourisme, encore moins au surtourisme. Ou alors, et c’est là le paradoxe : ceux qui ne participent pas au tourisme peuvent ponctuellement participer au « surtourisme », en se rendant par exemple une fois dans l’année et à la journée au Mont-Saint-Michel, véritable « cash machine » touristique. Pourtant, les médias aiment à pointer du doigt les dégâts causés par des touristes inconséquents, touristes qui n’en sont pas toujours. Critiquer le surtourisme conduit à fustiger le tourisme de masse, commode synonyme actuel de « tourisme populaire », ce qui traduit un véritable mépris de classe vis-à-vis de personnes qui n’ont pas les moyens financiers et n’auraient pas l’intelligence et le bon goût de se rendre dans des lieux où l’on peut se distinguer du gros de la troupe.

Que recouvre exactement la « touristophobie » qui accompagne souvent la critique du surtourisme ?

R. K : La critique du surtourisme est l’habillage contemporain de la « touristophobie » , rejet des autres touristes, invariant culturel vieux comme le tourisme lui-même. La littérature du XIXe est truffée de récriminations à l’encontre des touristes. Victor Hugo écrivait à propos de Biarritz : « Je n’ai qu’une peur, c’est qu’il ne devienne à la mode. » En 1907, Pierre Loti pestait contre l’afflux de touristes au Caire, désireux comme lui de remonter le Nil en bateau à vapeur. La présence de touristes en ces lieux est pourtant due à l’émergence d’itinéraires prétracés et d’hébergements reconnus grâce à la venue de voyageurs précédents. Dès le XVIe siècle, les aristocrates britanniques avaient recours à des guides de voyage pour pratiquer leur Grand Tour, voyage initiatique faisant office de prélude à l’invention du tourisme. C’est à partir de ces itinéraires entre Londres et l’Italie que se sont par exemple greffées des boucles pour se rendre dans la vallée de Chamonix et admirer la mer de Glace. Ces visites ont donné lieu à des gravures et à des récits imprimés diffusés dans les grandes villes, insufflant alors le désir de voyage. Ce fameux Grand Tour ne portait pas encore le nom de tourisme, mais certains déploraient déjà la présence trop nombreuse de leurs congénères.

En quoi la critique adressée aux voyagistes proposant des séjours tout compris est-elle injuste ?

R. K : La bourgeoisie voyage depuis longtemps, ses enfants ont appris à le faire dès leur plus jeune âge. La situation des candidats au départ selon le niveau de revenu, le lieu de résidence et l’histoire familiale liée au voyage est tout à fait diversifiée. Faute de temps et de moyens, de nombreux individus sont amenés à recourir à des produits tout compris. Parmi eux, la fameuse semaine all inclusive en bord de mer, qui comprend de nombreux éléments de réassurance, gommant aussi les surprises et les déconvenues : guides parlant français, cuisine issue du pays d’origine, autant de sas d’altérité… Cette proposition de voyages all inclusive tranche avec l’imaginaire du « voyageur » aventurier, qui voyagerait pour s’ouvrir l’esprit et se confronter à une altérité pas toujours facile à vivre, quand il s’agit d’une civilisation très différente, avec l’obstacle de la langue. Souvent moqués, ces types de voyage à forfait ont pourtant une fonction, et ce même s’ils permettent de ne percevoir qu’une infime partie des réalités sociales du pays visité : apprendre à voyager et à s’autonomiser. On ne naît pas touriste, on le devient, et c’est un apprentissage très inégal selon les catégories sociales.

Que faut-il penser des voyages dits « durables » ? Représentent-ils de réelles solutions ou faut-il chercher ailleurs ?

R. K : Participation à des travaux agricoles, assistance humanitaire, transport en voilier…, les formules sont variées, sympathiques, et de plus en plus nombreuses. Mais elles ne résolvent en rien les problèmes du tourisme, car les effectifs en jeu sont très faibles. Il faut remettre les pendules à l’heure : le tourisme est une activité de masse, le tourisme international est reparti plus fort qu’avant le Covid, et le recours à l’avion a encore progressé, en contradiction directe avec l’accord de Paris. Si la majorité des touristes ne prennent pas l’avion et ne franchissent pas les frontières, les Brésiliens étaient en hiver dernier la nationalité la plus représentée dans les villages du Club Med des Alpes françaises. C’est totalement déraisonnable !

Il faut engager la responsabilité des gestionnaires de lieux touristiques, qui à Courchevel ou Val d’Isère, visent des clientèles étrangères et fortunées venues provenance de plus en plus lointaine. Pour endiguer le phénomène, il faut promouvoir ce que j’appelle « des territoires d’équilibre » : des espaces touristiques vivant bien de cette activité, mais ayant renoncé à une croissance infinie et se préoccupant de la façon dont leurs clientèles viennent à eux. À titre d’exemple, le maire de la commune de Bourg-Saint-Maurice - Les Arcs a décrété un moratoire sur les nouvelles constructions urbaines, partant du principe que la commune avait désormais les moyens de bien vivre avec les infrastructures dont elle disposait déjà. De son côté, Amsterdam a décidé de limiter sa visite à 20 millions de touristes par an et a interdit la construction de nouveaux hôtels. Le problème, c’est que nos imaginaires touristiques, finalement assez pauvres, car en bonne partie faits de plages tropicales à cocotiers, sont peu favorables à cette évolution. Il nous faut renouveler nos imaginaires touristiques en réhabilitant le proche ignoré ou méconnu dont la fréquentation peut être vécue comme une découverte et non comme un renoncement.

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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    Merci pour cet article qui m'a fait prendre conscience du mépris de classe que je pouvais avoir envers les voyagistes et - indirectement - celleux qui utilisent leurs services

  2. Avatar Heilwige dit :

    Nous sommes trop nombreux, consommons trop et dégradons trop, sur cette planète.
    L'excès de visiteurs est une plaie pour les lieux et les habitants qui le subissent.
    Pour que certains professionnels fassent un maximum de bénéfice dans un minimum de temps, on impose à ces lieux et personnes des nuisances qu'elles finissent par ne plus pouvoir supporter, et on dégrade ces lieux, les conditions de vie de leurs habitants, et l'expérience des visiteurs eux-mêmes.
    M. Knafou, qui fait du surtourisme son fonds de commerce depuis quelques années, peut jouer sur les mots, trouver des faux-fuyants, ou nier l'évidence : le surtourisme existe, il explose, et il doit être combattu avant que les dégâts qu'il provoque ne soient irréversibles.
    Malheureusement, la solution vers laquelle s'orientent actuellement ces gens qui prétendent nous gouverner est... d'augmenter les surfaces et les créneaux horaires envahis !
    L'homme scie la branche sur laquelle il est assis. Les professionnels du tourisme, dont fait partie M. Knafou, aussi.

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