Un verre rempli de morceaux de sucre

Agro-alimentaire : « L’impunité est finie »

© sam thomas via Getty Images

Nestlé vient d'adopter le Nutri-Score, ce logo qui indique aux consommateurs la qualité nutritionnelle des produits. Une victoire, mais une victoire qui présage d'autres combats.

Il y a quelques années, la commission européenne alertait sur le besoin de mieux informer les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des produits. Les uns – les ONG, notamment – prônaient l’adoption d’un logo unique. D’autres – les acteurs de l’agro-alimentaire, surtout – de ne pas légiférer.

Un point partout, la balle au centre. Le règlement INCO sur l’information des denrées alimentaires a été voté. Mais les entreprises ne sont pas obligées d’apposer de logo informatif, clair et lisible sur leurs emballages pour aider les consommateurs dans leur choix.

Plusieurs propositions étaient en compétition. Certaines associations, à l’instar de foodwatch, avaient milité en faveur du Nutri-Score, développé par le professeur en épidémiologie nutritionnelle Serge Hercberg. « À l’époque, on sait que le lobby de l’industrie agroalimentaire avait dépensé un milliard d’euros pour le bloquer », affirme Karine Jacquemart, qui dirige l’antenne française de l’ONG. Des propos démentis par Jérôme François, Directeur Marketing de Nestlé. « Il y a une espèce de fantasme sur les sommes dépensées par les industriels, s’agace-t-il. Certes, au départ, nous n’étions pas convaincus par l’utilité d’un tel logo. Mais nous avons mené des tests ; ceux-ci ont montré que c’était utile pour les consommateurs, et nous avons adopté un système proche du Nutri-Score peu de temps après. »

Les marques doivent devancer les lois

Le 26 juin 2019, Nestlé a annoncé adopter officiellement le Nutri-Score comme système pour ses branches européennes. Après avoir tenté de développer un logo alternatif jugé trompeur (aux côtés de PepsiCo, Coca-Cola, Mondelez, Mars et Unilever), et alors que rien n'obligeait les équipes à changer de camp, l'initiative mérite d'être soulignée. Surtout dans la mesure où Jérôme François ne souhaite pas que les États légifèrent à ce sujet. Tout se fait sur la base du volontariat et, selon lui, c'est plutôt très bien comme ça.

Pour Karine Jacquemart, les grosses entreprises ont une responsabilité à endosser en l’absence de loi. « Lors de nos échanges avec Jérôme François, j’ai insisté sur le rôle que Nestlé avait à jouer. Le poids qu’a cette société sur le secteur et en Europe implique de montrer l’exemple. » Selon elle, c’est justement parce que de grosses boîtes adoptent le logo que les institutions pourraient légiférer : elles doivent créer le mouvement ! Si tout le monde attend que ça se passe, rien ne bougera.

Un constat partagé par Gilles Reeb, fondateur de l’agence Uzful. À l’occasion de la sortie d’un livre blanc sur les engagements que doivent prendre les marques de l’agro-alimentaire, il nous explique que les marques qui prennent le risque d’anticiper et d’aller au-devant des lois obtiennent un réel avantage. « Appliquer la loi, c’est être déjà en retard. Dans le cas de Nestlé, l’adoption du Nutri-Score est un peu tardive : ce n’est plus vraiment un argument. » Il admire Fleury Michon, qui s’est positionnée beaucoup plus tôt en essayant de faire changer la perception de l’industrie de la charcuterie. « À l’époque, les équipes expliquaient que ne pas adopter le logo, c’était faire courir un risque réputationnel au secteur tout entier. » Il compare aussi les démarches de Danone et Nestlé. « Il s’agit de deux géants de l’agro-alimentaire, positionnés sur des produits similaires. Mais Nestlé est plutôt dans une position de suiveur que de leader. Du côté de Danone, on voit une vision, une mission d’entreprise. Le patron, Emmanuel Faber, prend la parole sur des sujets citoyens, s’engage. Définir une mission, c’est rendre possible des décisions stratégiques. On entre dans une nouvelle ère : celle de l’influence positive et du earned media que génèrent ces actions. »

« Je ne peux pas faire changer le secteur tout seul »

Gilles Reeb admet néanmoins que prendre les devants n’a rien de facile, même si les bénéfices concurrentiels à tirer de la transparence sont une évidence. « Quand une entreprise fait le pari de montrer la voie, elle peut se mettre à dos certains lobbies. S’extraire d’un syndicat ou d’une confédération n’est pas si simple, constate-t-il. Il y a une vraie prise de risque à sortir de la norme. » C’est aussi ce qui explique le discours de « défense » de certaines sociétés. « On entend parfois qu’il faut changer toute l’industrie, que les initiatives isolées ne servent à rien, se désole Gilles Reeb. Résultat : collectivement, les entreprises se freinent. » Il rappelle aussi que certaines n’ont pas conscience des enjeux : « 70% des entreprises qui dépendent de la viande n’ont pas fixé d’objectifs sur leurs émissions carbone. L’impact environnemental de la filière viande est complètement nié par ses acteurs. »

Le rôle de la com’, du marketing, et des ONG

Dans ce contexte, il est important que les professionnels de la communication et du marketing s’emparent des enjeux sociétaux. Gilles Reeb regrette que le rôle du conseil ait longtemps été mis de côté au profit de la créativité. « Aujourd’hui, l’état de conscience doit être au cœur de la réflexion quand on parle de com’ et de marketing », revendique-t-il.

C’est aussi pour éveiller les consciences – et les bousculer – que les ONG donnent l’alerte. « Nous avons mené une grande campagne publique avec d’autres associations pour rendre obligatoire un logo nutritionnel, rappelle Karine Jacquemart. Nous avons eu de nombreux échanges de courriers avec Jérôme François, nous l’avons appelé, nous étions prêts à publier une lettre ouverte au moment où Nestlé a fait son annonce. »

Pas rancunier, Jérôme François comprend le rôle des ONG et reconnaît leur légitimité. « Elles peuvent aider à convaincre les entreprises et la commission européenne à aller dans le sens d’une uniformisation des bonnes pratiques. »

Tous lanceurs d’alerte

Du côté du grand public, la donne aussi a changé. Les outils à disposition se multiplient. La base de données Open Food Facts référence près de 600 000 produits en open source et alimente des applications comme Yuka. Il existe aussi des plateformes du type I-boycott, qui permet aux citoyens et citoyennes de lancer des campagnes de boycott à l’encontre des grandes sociétés à l’origine de scandales éthiques. Enfin, foodwatch vient de lancer le site foodwatchers.fr. Il incite les consommateurs et consommatrices à envoyer les arnaques constatées sur les emballages.

« C’est une nouvelle forme d’engagement, explique Karine Jacquemart. Certaines personnes nous font part des abus qu’elles découvrent par e-mail ou par téléphone. Désormais, elles ont un espace dédié. Tout le monde a un rôle de lanceur d’alerte ! Le message est fort : l’impunité, c'est fini. » Et de prévenir les industriels : « On est là, on vous observe, il va falloir rendre des comptes et prendre la mesure de l’alerte. Les gens s’approprient le sujet, un véritable contre-pouvoir citoyen s’organise. »

Un logo, et après ?

On peut évidemment se réjouir de voir que les grands noms du secteur adoptent des mesures de transparence. Mais elles doivent être suivies d’engagements plus concrets.

Est-ce que Nestlé peut s’engager à reformuler les produits qui seront mal notés par le Nutri-Score ?   « On n’a pas attendu d’adopter ce système pour mener une action d’amélioration de la qualité nutritionnelle de nos produits », avance Jérôme François. Il se félicite que Nestlé soit l’industriel ayant signé le plus de chartes d’engagement dans le cadre du PNNS (Programme National Nutrition Santé). « Mais c’est vrai que le Nutri-Score donne un référentiel, admet-il. Ça permet d’alerter sur certains produits et peut nous donner un avantage compétitif. » Pour rappel, Nestlé avait mené des expériences en magasin en 2016, en apposant un autre logo sur ses emballages (le traffic light, qui vient du Royaume-Uni). Celles-ci avaient montré qu’un système de couleurs avait un véritable impact sur le panier des consommateurs et consommatrices.

Il reste toutefois prudent : maintenant que l’annonce a été faite publiquement, il craint que l’on ne demande des comptes à Nestlé trop rapidement. « Entre l’annonce et la mise en rayon, il y a un certain temps à respecter. On ne va pas jeter à la poubelle les emballages déjà produits. »

Patience, donc. Mais si d’ici deux ans (le délai imposé pour que les entreprises qui s’engagent se mettent aux normes, ndlr) rien ne bouge, nul doute que consommateurs, consommatrices et ONG sauront réagir.

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Mélanie Roosen

Mélanie Roosen est rédactrice en chef web pour L'ADN. Ses sujets de prédilection ? L'innovation et l'engagement des entreprises, qu'il s'agisse de problématiques RH, RSE, de leurs missions, leur organisation, leur stratégie ou leur modèle économique.

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commentaires

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  1. Avatar Cyril dit :

    J'ai du mal à être d'accord avec cela ! On ne peut pas être juge et partie. Les lobbys ont depuis longtemps prouvé qu'on ne pouvait pas laisser aux industries une quelconque responsabilité sociale. C'est à la Nation, par le biais de ses représentants de décider de ce qui est juste et bon pour la communauté.

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