17-03-Ozempic

Ozempic vs. Big Food, le clash des appétits qui transforme l'agroalimentaire

© Cookie Studio

Face au phénomène Ozempic, l'industrie agroalimentaire est au pied du mur. Comment continuer à vendre des aliments ultra-transformés quand les GLP-1 semblent déprogrammer les cerveaux addicts à la malbouffe ? Les géants du secteur cherchent la riposte.

Big Food a peur. Ce n'est pas l'indiscrétion d'un analyste alarmiste, mais la confidence du patron de Novo Nordisk à Bloomberg. « Des PDG de grandes entreprises alimentaires m'ont appelé. Ils sont effrayés. », révèle ainsi Lars Fruergaard Jorgensen, à la tête du laboratoire danois fabricant d'Ozempic et de Wegovy. Au cours d'un entretien au média économique, le dirigeant a confirmé ce que les marchés pressentaient déjà : l'industrie agroalimentaire prend désormais la menace GLP-1 très au sérieux (comme les fabricants de prothèses pour genoux).

Et pour cause : environ sept millions d'Américains prennent déjà ces médicaments amaigrissants. Morgan Stanley estime que ce nombre pourrait atteindre 24 millions en 2035. En 2023, le sémaglutide est devenu le médicament le plus vendu aux États-Unis, avec 13,8 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Selon certaines projections d'analystes, le marché du GLP-1 pourrait atteindre 150 milliards de dollars d'ici 2030. Dans le rapport « The Business of Losing Weight » paru en janvier 2025, le cabinet de conseil PwC évoque un potentiel de 137 millions d'individus éligibles à l'approche médicamenteuse, soit la moitié de la population adulte du pays… En bref, pas besoin de sortir de business school pour le comprendre : c’est un tsunami qui, de la restauration à la mode, en passant par le voyage ou les loisirs, pourrait disrupter de nombreuses industries consumer.

En première ligne bien sûr, le secteur agroalimentaire. Avec désormais à l’agenda, cette question existentielle : comment vendre des aliments ultra-transformés à ces consommateurs dont le cerveau a été « reprogrammé » pour les rejeter ?

Quand les médicaments transforment les préférences alimentaires

Trinian Taylor, un concessionnaire de 52 ans, le raconte au New York Times : lui qui se levait la nuit pour s'enfiler des bols de céréales, se réveille désormais avec des envies déconcertantes : « Des salades. Du poulet. » Il continue : « J'adore les blettes. Je mange beaucoup de chou frisé. » Cet ancien addict au sucre ne supporte plus la moindre friandise. Ses pulsions de junk food ont presque toutes été remplacées par une envie de produits frais et non emballés. Le « bruit alimentaire » (food noise en anglais, désignant les pensées incessantes autour de la nourriture) incessant a enfin disparu de son cerveau.

Son cas n'est pas isolé. Ces nouvelles molécules imitent le GLP-1, une hormone naturelle qui ralentit la digestion et donne le signal de satiété au cerveau. Plus surprenant : ces médicaments ne se contentent pas de réduire les appétits, ils sont aussi capables de dégommer notre goût insatiable pour les produits ultra-transformés, notamment en régulant la libération de dopamine dans le cerveau – d'où les effets rapportés de ces médicaments sur d'autres addictions, comme l'alcool ou la cocaïne.

Les données confirment ces changements. Selon PwC, les utilisateurs de GLP-1 dépensent 11 % de moins en alimentation – surtout en snacks. Une étude de l'université Cornell/Numerator, relayée par le site spécialisé FoodDive, révèle une baisse de 6 % des dépenses alimentaires globales dans les six mois suivant le début du traitement. On comprendra alors que la perspective de dizaines de millions de personnes réduisant leur apport calorique à 1000 calories (la moitié environ de l'apport calorique conseillé pour un homme adulte) par jour peut donner des sueurs froides aux industriels. Comme le résume le New York Times, « pour un secteur qui commercialise depuis des décennies des produits destinés à des personnes incapables de s'arrêter de manger, la situation est inédite : soudain, ces consommateurs le peuvent. »

« Ce n'est pas ce qui m'empêche de dormir »

Face à cette transformation radicale des habitudes alimentaires, l'industrie agroalimentaire oscille entre inquiétude et opportunisme, pour s'adapter à cette clientèle moins affamée et plus soucieuse de ses pratiques de santé. En novembre 2024, Michele Buck, PDG du fabricant de confiseries Hershey, concédait un « léger » effet Ozempic. Mais face à la menace, d'autres géants composent au contraire un visage serein. Ramon Laguarta, PDG de PepsiCo, a assuré aux analystes en janvier 2025 que l'entreprise ne constatait « aucun impact direct » des médicaments GLP-1 sur ses activités.

Une assurance partagée par Mondelēz International, entre autres propriétaire des biscuits Oreo et du chocolat Cadbury. Après avoir travaillé avec un cabinet de conseil pour évaluer l'impact des GLP-1, son PDG a conclu que ces médicaments pourraient réduire les volumes de Mondelēz d'à peine 1,5 % d'ici 2035. « De toutes les menaces qui pèsent sur notre activité et les risques auxquels nous devons faire face, ce n'est pas ce qui m'empêche de dormir », a confié Dirk Van de Put à Food Dive. Pour le dirigeant, plutôt que de fabriquer des produits plus sains, il s'agit donc de fabriquer des portions plus petites…, en attendant que les patients reviennent à leurs anciennes habitudes quand ils cesseront de prendre le médicament. Il faut dire que Mondelez est également moins exposé au risque, car seul un quart de son activité provient des États-Unis, le plus gros marché des GLP-1. Et jusqu'à présent, l'impact de Wegovy et d'Ozempic a été modéré par les difficultés de Novo Nordisk à répondre à la demande.

Badge GLP-1 friendly

Une différence de points de vue qui s'apprécie aussi dans les stratégies choisies. Certaines entreprises décident de surfer sur la vague GLP-1. C'est le cas de Conagra Brands, géant des plats préparés, dont certains plats de la gamme Healthy Choice arborent désormais un badge GLP-1 friendly – à savoir une teneur élevée en protéines, un faible apport en calories et beaucoup de fibres. En effet, les pertes de poids rapides s'accompagnent souvent d'une fonte musculaire et les GLP-1 sont connus pour donner des troubles digestifs. Conagra est ainsi devenue la première grande marque alimentaire à cibler explicitement ce nouveau segment de consommateurs. Le Wall Street Journal rapporte que le développement des GLP-1 a eu un impact légèrement positif sur les activités de l'entreprise, dont les plats surgelés individuels permettent un meilleur contrôle des portions. D'autres acteurs suivent dans cette voie, comme Nestlé avec sa gamme de plats surgelés Vital Pursuit, son premier lancement américain de marque depuis près de 30 ans. « La gestion du poids est une grande opportunité » a déclaré ainsi son PDG Laurent Freixe aux analystes. Du côté de Danone, on se félicite aussi du phénomène, au point de se déclarer « extrêmement complémentaire aux GLP-1 », sur l'antenne de CNBC en avril 2024, par la voix de son PDG Antoine de Saint-Affrique.

Réinventer l'ultra-transformé

Pendant que certains acteurs de l'industrie tentent de rassurer les marchés, d'autres travaillent déjà à concevoir les produits alimentaires de demain, adaptés aux papilles « reprogrammées » des utilisateurs de GLP-1. Le NYT est parti à la rencontre de Mattson, une entreprise d'innovation alimentaire qui crée des produits pour les plus grands noms du secteur – McDonald's, White Castle, PepsiCo et Hostess – et aujourd’hui à l'avant-garde de la révolution induite par les GLP-1.

Dans un laboratoire près de l'aéroport de San Francisco, leurs scientifiques expérimentent de nouvelles formulations. Les brownies NourishFit, par exemple, contiennent deux grammes de protéines de lactosérum pour maintenir la masse musculaire pendant une perte de poids rapide. « Les protéines de lactosérum peuvent avoir une texture granuleuse et des notes désagréables », explique Amanda Sinrod, scientifique alimentaire senior chez Mattson, mais ces brownies sont « sans défaut, lisses et sucrés avec des échos lointains de cacao ». Autrement dit : chez Mattson, on tente de rendre appétissant ce qui ne l’est pas vraiment… Comme par exemple cette idée des snacks de viande séchée, actuellement très en vogue, enrichis d’une source de fibres – « l'inuline ? Ou du psyllium ? » – ce qui n’est pas la perspective la plus ragoutante qui soit.

Parmi les autres innovations en développement : un bâtonnet de poulet qui ressemble à une version améliorée d'un bâtonnet de fromage (13 grammes de protéines), des tacos sans glucides utilisant une feuille d'endive pour tortilla, et même un chewing-gum de satiété en quatre saveurs… L'objectif est de créer des aliments qui répondent aux nouvelles préférences gustatives des utilisateurs de GLP-1, qui selon Mattson, « se détournent des saveurs traditionnelles salées, épicées et sucrées » au profit de saveurs plus fraîches et acidulées.

Contrecarrer Ozempic ?

On le voit, il y a donc trois postures face à Ozempic. D'un côté, ceux qui minimisent l'impact des GLP-1 et misent sur des ajustements à la marge : Mondelēz, par exemple, et ses réductions de portions plutôt qu'une refonte complète de ses produits. De l'autre, certains acteurs, comme Nestlé ou Conagra, embrassent le phénomène, en développant des gammes spécifiques, riches en protéines et en fibres. Enfin, des entreprises comme Mattson, qui imaginent déjà l'alimentation de demain, en réinventant goûts, textures et formulations pour séduire ces palais déprogrammés. Mais ces adaptations soulèvent une question éthique : l'industrie pourrait-elle tenter de contrecarrer les effets des GLP-1 en nous submergeant de composés « hyper-gratifiants » ?

Justin Shimek, PDG de Mattson, écarte cette préoccupation. Pour ce scientifique qui a lui-même perdu plus de 25 kilos grâce à un médicament GLP-1, il existe « un désir sincère » dans l'industrie de soutenir les personnes dans leur parcours de perte de poids. Shimek, qui choisit soigneusement ses mots, négocie actuellement avec les plus grandes entreprises de l'agroalimentaire pour développer ces produits optimisés GLP-1.

Interrogée par le NYT, Nicole Avena, professeure de neurosciences à Mount Sinai qui étudie la dépendance au sucre, considère au contraire l'hypothèse plausible. « L'industrie alimentaire dispose d'armoires remplies de composés déclencheurs de récompenses redoutables avec lesquels expérimenter », précise-t-elle au journal.

Carolina Tomaz

Journaliste, rédactrice en chef du Livre des Tendances de L'ADN. Computer Grrrl depuis 2000. J'écris sur les imaginaires qui changent, et les entreprises qui se transforment – parce que ça ne peut plus durer comme ça. Jamais trop de pastéis de nata.

Discutez en temps réel, anonymement et en privé, avec une autre personne inspirée par cet article.

Viens on en parle !
commentaires

Participer à la conversation

Laisser un commentaire