On a milité pour le télétravail, mais une fois qu’il est imposé, il prend une autre saveur. Laëtitia Vitaud, experte du futur du travail, répond à nos questions.
Pour de nombreux individus, la période est synonyme de télétravail imposé. Et ça peut être très déroutant. Pourquoi ?
Laëtitia Vitaud : Les contenus qui abordent le sujet en ce moment se trompent de prisme. On ne peut pas parler du télétravail comme si la situation était « normale » , se contenter de lister les outils pour travailler de chez soi. Ça n’est pas pertinent. Ça nous empêche de traiter les vrais sujets, celui du changement abrupt, de l’isolement, de la culture d’entreprise.
Quels sont les risques de passer au télétravail du jour au lendemain ?
L. V. : Les risques existent surtout pour les gens qui n’ont pas l’habitude d’en faire. Le premier est de répliquer la culture du présentéisme avec une multiplication des réunions en ligne ou à distance. C’est incompatible avec la réalité des gens, ça peut tourner au désastre. Si la culture d’entreprise n’est pas propice à l’autonomie, au travail asynchrone, nous risquons d’assister au pire des pratiques managériales.
Quand on pense au télétravail, on pense à l’agilité, la liberté, l’adaptation. Une dimension complètement annihilée par le confinement…
L. V. : C’est l’autre problème. Impossible de dire à ses équipes que l’on n’est pas disponible, ou que l’on s’absente. Nous sommes en confinement, chez nous. Que pourrait-on avoir d’autre à faire que de travailler ? C’est une vraie intrusion dans notre intimité, nous n’avons nulle part où aller. C’est quelque chose de complètement nouveau : quand tu es en télétravail, en temps normal, tu organises ta journée comme tu l’entends. Tu n’as pas à t’occuper de tes enfants, à gérer ta vie de famille ou à faire des calls toute la journée. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour tout passer en ligne. Certains sont confinés dans des lieux terribles, rien n’a été préparé, et dans la majorité des cas, on n’a pas eu le temps de faire l’audit du matériel à disposition.
Se pose aussi la question de l’éclatement des équipes, et de la pérennité de l’activité…
L. V. : C’est l’autre différence avec le télétravail contractuel, qu’il soit régulier ou occasionnel. Les travailleurs et travailleuses font face à un changement inédit, les équipes sont éclatées, et parfois réduites si certains membres se retrouvent au chômage partiel. Les talents ne sont plus en situation de force : tout le monde se retrouve à la merci du donneur d’ordre, que ce soit l’employeur ou le client.
Justement, quel est le rôle de l’employeur dans ce cas de figure précis ?
L. V. : Être un bon manager, ce n’est pas juste chercher à s’inspirer des meilleures pratiques, de ce qui se fait ailleurs. C’est prendre en compte les situations particulières, rassurer les équipes, leur présenter leurs droits. Il y a une angoisse immense qui pèse sur toute l’économie. Les managers doivent jouer un rôle de ciment, communiquer auprès des équipes, et les informer des possibilités et des évolutions.
Il se crée parfois des tensions au sein même des équipes qui continuent à travailler à distance. Comment expliquer ces difficultés à communiquer ?
L. V. : C’est un énorme sujet. En communication, il y a toujours trois dimensions : les mots, le ton employé et le langage corporel. C’est ce dernier qui prime en général. À l’écrit, la communication corporate est censée être efficace, aller à l’essentiel. En temps normal, elle fait partie d’un tout : on peut écrire à ses collègues, les appeler, aller les voir pour préciser certains sujets, organiser des réunions physiques pour compléter en présentiel. Les emojis peuvent un peu aider, à la marge… mais ça ne remplace pas le fait de se parler en vrai.
L'autre aspect, c'est le stress inhérent généré par la situation. Nous faisons face à une inutilité profonde de nos métiers par rapport à ce que font les gens qui sauvent des vies ou nourrissent la population. Sans compter que les personnes les plus utiles sont les plus en danger, et pas souvent les mieux payées. La question n’est pas nouvelle, mais on se la pose de manière plus violente. Ça peut mener à une recrudescence d’agressivité et de stress et donc de difficultés à communiquer entre les équipes.
Quels sont les risques de ces incompréhensions ?
L. V. : De manière générale, les risques du télétravail à 100% sont multiples. Ne jamais voir ses collègues peut créer des formes de paranoïa, un sentiment d’exclusion, c’est plus difficile de se sentir valorisé… Nous vivons cela en ce moment, à une échelle unique. Tout le monde expérimente l’isolement, l’incompréhension et la peur.
Comment s’en prémunir ?
L. V. : En fonction du message, il vaut mieux privilégier certains canaux, faire preuve de bon sens. Il existe de nombreuses solutions qui permettent de s’entendre, de se voir. Attention à ne pas tomber dans un mode de compensation d’outils plus « riches » qui nous sollicitent en continu. Et surtout, il faut respecter l’intimité de son interlocuteur ou interlocutrice. Envoyer d’abord un message pour savoir comment va la personne, si elle est disponible, via quel canal elle est joignable…
Il y a aussi des équipes au chômage partiel. Comment les patrons doivent-ils communiquer avec elles ?
L. V. : Il est très important de montrer que c’est une situation exceptionnelle, que ce dispositif doit permettre de maintenir l’entreprise à flots, de prolonger son activité. Ça peut paraître anxiogène, mais il suffit de bien présenter les choses. Expliquer que « grâce à ce dispositif, nous continuerons à travailler ensemble quand la situation le permettra », c’est positif. Ce n’est pas la peine de le faire tous les jours, mais un petit check de temps en temps, quitte à en faire un petit rituel, c’est important.
Le « middle-management » a-t-il un rôle à jouer également ?
L. V. : Il s’agit plus d’une responsabilité sociale, de jouer le rôle de relai pour s’assurer que tout le monde va bien – y compris du point de vue sanitaire et psychologique. Les gens peuvent se retrouver en danger, mal vivre le confinement ou la démobilisation. Il faut vérifier que tout va bien.
Y a-t-il un risque à contacter ses collègues qui ne travaillent pas si l’on est soi-même en télétravail ?
L. V. : Il ne faut surtout pas obliger les gens à participer à des réunions s’ils sont au chômage partiel. On peut envisager une petite newsletter hebdomadaire, pour informer sur l’évolution des événements, parler des difficultés ou des doutes. Mais il ne faut surtout exiger aucune réponse, aucune présence.
Côté organisations, qu’est-ce que cet événement aura de positif ?
L. V. : Le côté positif, c’est qu’on ne pourra pas revenir en arrière. Tout le monde sera content de retourner au bureau, mais à plus long terme les entreprises ne pourront pas prétendre que certaines activités ne peuvent pas s’effectuer à distance. Nous apprenons à travailler avec de nouveaux outils, nous gagnons en autonomie. Nous faisons un véritable saut de génération. Il sera compliqué de retourner à une culture du présentéisme. Par ailleurs, certaines entreprises feront face à des problèmes de trésorerie tels qu’elles devront faire des choix. Peut-être qu’elles seront amenées à se passer de bureaux – en particulier les start-up – car ceux-ci entreront dans la case des « coûts variables ». Et puis la peur qu’une telle crise se reproduise changera évidemment les comportements. Les entreprises seront forcément plus agiles.
Félicitations et merci pour cet article de fond très réaliste. Il y a urgence à proposer des solutions.
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