Pour Didier Onraita, fondateur du réseau d’épicerie en vrac day by day et spécialiste de la grande distribution, la crise actuelle nous invite à repenser nos modèles et redonner toute sa place au commerce de proximité. Interview.
Alors que le pays est quasiment à l’arrêt, le secteur de la distribution lui tourne à plein régime. Est-ce que ça se fait aux dépens des petits commerces ? Quelles évolutions voyez-vous pour le secteur ?
Didier Onraita : Il va y avoir un intérêt grandissant pour tout ce qui est générateur de confiance. Et en particulier dans les métiers de la distribution. Dans les situations de survie qu’on a observées il y a 15 jours, on a vu des gens se ruer dans les magasins pour faire des réserves. C’est parce qu’ils avaient besoin, à ce moment-là, d’être sûr de trouver un lieu avec des stocks. En matière de confiance, les commerces de proximité ont un vrai rôle à jouer. On a plus confiance en quelqu’un qui est à côté et qui est identifié. Dans la grande distribution, il y a une forme d’anonymat et de déresponsabilisation. Alors que le commerçant de quartier est un élément de notre quotidien au même titre qu’une gardienne dans certains immeubles, ou un pharmacien. Le commerce de proximité sera un centre de confiance.
Pourtant, en cette période de « guerre », les gens semblent continuer à accorder leur confiance aux grosses enseignes.
D.O : Le terme de guerre, employé par Emmanuel Macron, est inapproprié pour qualifier la situation actuelle. En fait, c’est exactement l’inverse. En temps de guerre, on est privé du matériel. Mais jamais du collectif. Or, en ce moment, on a à manger, on peut se faire livrer, la télé tourne à plein, on est en permanence sur nos écrans. En revanche, le confinement nous prive des autres. Pour l’espèce humaine, le groupe est le niveau de sécurité le plus important. Cette privation, qui n’a rien avoir avec celles de la guerre, est donc quelque chose qui va nous permettre de nous rappeler de l’importance de la rencontre et de la relation à l’autre. Et par extension, de la proximité en matière de distribution.
Ce besoin de proximité, est-ce vraiment nouveau ?
D.O : Dans une moindre mesure, c'est une situation qu’on a déjà vécue lors de l’arrivée des 35h. La réduction du temps de travail n’a pas eu pour effet de créer de l’emploi mais de supprimer les temps de socialisation de l’entreprise. Avant les 35h, dans toutes les entreprises, et principalement le tertiaire, il existait des temps de rencontre. On allait boire un café plusieurs fois par jour et c’était considéré comme des moments importants. Dans la grande distribution où j’ai été formé, les RH insistaient sur l’importance de partager un café avec son équipe. Avec la mise en place des 35h, on a dû rogner sur ces temps de socialisation. Et simultanément, on a vu apparaître un intérêt pour les commerces de proximité, particulièrement dans les grandes villes. C’est quelque chose qu’on va revivre car cette crise va nous faire reprendre conscience de l’importance de la « villagisation » du quotidien.
Proximité, besoin de socialisation, « villagisation » du quotidien… qu’est-ce que cela veut dire pour l’individu ? Est-ce compatible avec une économie mondialisée ?
D.O : Sur le plan de la relation de l’humain aux institutions, l’individu est un numéro et ça a toujours été le cas. Mais la crise actuelle met en lumière un changement important, celui de la perception de la valeur de chaque individu. Chaque être humain en tant qu’individu est désormais d’une importance considérable pour le collectif, qu’il soit productif ou non. Il y a 25 ans, la Chine aurait probablement eu une autre réaction face à l’épidémie. Elle aurait vraisemblablement laissé mourir les gens.
Vous voyez donc cela comme un phénomène mondial ?
D.O : Effectivement, et c’est particulièrement intéressant de remarquer que ce changement sociétal s’opère dans toutes les économies développées. Ça démontre en fait que la classe moyenne n’est pas morte. Bien au contraire. Elle n’est plus de la même forme, elle se structure différemment, elle est probablement plus segmentée mais elle n’a jamais été aussi vive. Ça nous oblige à nous poser la question de l’évolution des choses dans les 10 ou 15 années qui viennent.
Justement, qu’est-ce que ça présage pour l’après-crise ?
D.O : Une lecture purement économique et cynique de la situation dirait qu’on est en train de mettre à mal l’économie mondiale pour sauver des gens qui étaient déjà « des centres de coûts élevés ». Sauver la jeunesse productive aurait un sens économiquement parlant. Mais ce n’est pas la situation que nous vivons. Aujourd’hui, la valeur de l’individu en tant qu’individu vivant est plus forte de jamais. Ça dit quelque chose de notre rapport à la vie, à la mort et à l’individu. Cette crise doit nous engager à trouver des manières de structurer nos économies, nos commerces et nos services différemment.
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