Conquer Your Day, Gymlib… les boîtes qui se lancent sur le créneau du bien-être en entreprise fleurissent. À leur tête, souvent le même profil : d’anciens du conseil ou de la finance. On a cherché à comprendre pourquoi.
On l’a dit et répété. Les bullshit jobs, c’est fini, terminé. On ne veut plus en entendre parler. La finance et le conseil ne sont pas en reste, et bon nombre de golden boys choisissent de tout plaquer pour voguer vers d’autres horizons. Leur filon de prédilection ? Le bien-être en entreprise. Sport, méditation, team building… Serait-ce l’effet d’une crise de la reconversion plus violente dans ces secteurs qu’ailleurs ?
Vivre de sport et d’eau fraîche
Ils viennent de PwC ou de Deloitte, sont d’anciens banquiers ou financiers. Le genre de profils dont la carrière est tracée avant même la remise de diplôme. Pourtant, tous se sont reconvertis. Et dans un secteur porteur : celui du well-being en entreprise.
Pour certains, le virage a été net. C’est le cas de Romain Rainaut et Grégory Mollet-Viéville, co-fondateurs de CYD (Conquer Your Day). « Après avoir travaillé 10 ans dans la finance à Londres, j’ai eu un déclic », se souvient Romain Rainaut. Un Ironman (l’un des plus longs triathlons au monde, ndlr) et la rencontre de son futur associé plus tard, il choisit de monter une agence dédiée au bien-être en entreprise. Il précise : « nous ne sommes pas des dictateurs du quinoa, nous voulons révéler le potentiel des gens grâce au développement personnel. » Que ce soit par des séances de sport, des conférences sur le bien-être, des événements, l’aménagement d’espaces ou un suivi digital, leur offre s’adapte aux besoins des entreprises. Parmi les boîtes déjà séduites, on compte AccorHotels, Roland Berger ou Chanel.
Pour d’autres, il a été progressif. Quand Sébastien Bequart et Mohamed Tazi quittent Deloitte avec l’idée de lancer Gymlib, ils créent d’abord un service dédié au grand public pour permettre d’accéder plus facilement aux salles de sport. C’est lors de l’arrivée de leur troisième associé, Grégoire Véron – un ancien d’Accenture – qu’ils étendent leur offre aux entreprises. « Nous sommes convaincus des bienfaits d’une activité physique régulière sur la productivité », explique Sébastien Bequart. On veut bien le croire, et nous ne sommes pas les seuls : parmi les clients de Gymlib, on retrouve Accenture et Deloitte (tiens, tiens…) mais aussi Le Royal Monceau, TF1, Fabernovel ou Deliveroo.
Ils ne sont pas les seuls à s’être lancés sur le créneau. En France, Anne-Charlotte Vuccino, ancienne directrice conseil, a lancé YOGIST, une méthode pour adapter la pratique du yoga au lieu de travail. Au Royaume-Uni, Gian Power a quitté PwC pour créer Unwind, un service pour guider les employés sur le chemin de la méditation.
Des voies généralistes élitistes et peu de questions
Difficile de ne pas voir le point commun à tous ces profils. Ils sont issus de secteurs où la pression est très forte, où l’équilibre vie pro / vie perso est difficile à conjuguer, et où les horaires sont à rallonge. Béatrice Moulin, co-fondatrice de Switch Collective confirme d’ailleurs que la majorité des profils qui suivent le programme de son entreprise sont issus des secteurs banque, finance, audit et conseil. « Ce sont des gens qui ont l’habitude de faire des nocturnes, de donner du temps à leur boîte et à leurs clients. Certains ne veulent plus accepter ça. » Elle identifie deux parcours parmi ceux qui se retrouvent dans ces secteurs : d’un côté, ceux qui ont voulu ce type de carrière ; de l’autre, ceux qui ont choisi des voies généralistes élitistes et qui se sont laissés porter. « En général, les personnes qui se sont posé le moins de questions au départ sont celles qui en souffrent le plus après 5 ou 10 ans de carrière. C’est logique d’être sensible au développement personnel : ça les touche d’abord en tant qu’individus, puis ils transmettent à d’autres ce qui les a aidés. » Une intuition confirmée par l’expérience vécue par Sébastien Bequart. « C’est vrai que l’on connaît les travers des entreprises. De nombreuses personnes autour de moi ont fait des burn-out pendant leurs années d’audit et de conseil. On est stressé, on n’a plus le temps de faire du sport, ni de voir ses amis ou ses proches… Ça permet de cultiver une forme d’ambition, mais ce n’est pas très sain. C’est pour ça qu’on prône l’équilibre en tant que fondement de la productivité. »
Un discours de légitimité
Pour Jean-Laurent Cassely, auteur de l’ouvrage La révolte des premiers de la classe (aux éditions Arkhê), c’est justement le fait d’avoir été soumis à ces situations de stress qui rend leur discours légitime. « Évidemment, il y a une part de storytelling un peu caricatural. Mais dans ce cas précis, ils connaissent exactement ce dont ont besoin leurs clients. Ils savent que ce qui permet de retenir les talents, c’est l’argent et le confort de vie. Les entreprises ont donc besoin de ce discours qui allie productivité et bien-être au travail. » Plus généralement, il explique que la condition sine qua non pour se reconvertir ou lancer sa société est d’avoir identifié un marché au préalable. « Pour vendre ce type de services B2B, il faut connaître le fonctionnement des organisations. Passer par ce genre de structures est une bonne formation : le secteur est neuf, les problématiques sont récentes. Pour les identifier, il faut donc venir de l’intérieur du système. » Encore une fois, c’est approuvé par Sébastien Bequart. « Nous nous adressons à des entreprises dont les problématiques sont proches de celles que nous avons connues dans le passé. Quand elles voient des entrepreneurs de 35 ans qui ont fait une dizaine d’années en cabinet d’audit, elles savent que nous avons une bonne compréhension de leurs sujets. »
Pour Béatrice Moulin, le côté « transmission » n’est pas négligeable. « C’est plus facile de convaincre les gens en ayant été dans leur situation et dépassé les problèmes qu’ils connaissent. »
Attention aux bullshit jobs au carré
Évidemment, ces profils réunissent tous les ingrédients pour une reconversion réussie. Ils ont, en général, la capacité à élaborer des business plans, à investir dans les secteurs porteurs, un peu d’argent de côté et un super réseau. Alors, vrais repentis ou investisseurs au nez fin ?
Jean-Laurent Cassely nous avertit : ce secteur du bien-être au travail pourrait bien camoufler ce qu’il appelle « les bullshit jobs au carré », c’est-à-dire « les bullshit jobs qui soignent les bullshit jobs. » Tout se joue en périphérie des RH, sur le marché de la souffrance au travail. « La démarche n’est pas forcément cynique, mais en général, les solutions permettent aux boîtes de régler les problèmes sans s’attaquer aux questions fondamentales du management. » Les risques de dérive ? Se suréquiper plutôt que de changer en profondeur. Allez, on croise les doigts. La tendance est là : et si ces supers-auditeurs-financiers-consultants parviennent à gérer le bien-être comme leur portefeuille clients, peut-être qu’ils réussiront à vraiment modifier les systèmes délétères. On l’espère !
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Le bien-être au travail passe nécessairement par le management de la santé au travail et le management socialement responsable, dont l'objectif est de mettre le volet social de la RSE au cœur des activités, pratiques et préoccupations de l’entreprise. Autrement dit, le bien-être ne doit pas être perçue du seul point de vue de sa dimension biologique et psychique, mais de l’organisation sociale.