
Standardisation des formats, tentative d'automatisation de la production, manipulation des publics... Le sociologue Mathieu Quet rappelle que la pensée logistique trouve dans le numérique un terreau fertile pour accroître son emprise sur le monde.
Dans son essai Flux. Comment la logistique gouverne le monde (Zones, 2022), le sociologue Mathieu Quet explique comment les outils, les techniques et surtout les modes de pensée tirés de la logistique sur-déterminent notre quotidien. Une rationalisation du monde qui doit beaucoup au numérique... et réciproquement.
Pourquoi considérer que YouTube incarne le versant numérique de la pensée logistique ?
Mathieu Quet : Le régime logistique vise à capter et à intensifier les flux de marchandises, de personnes mais aussi de symboles. Dans cette perspective, l’objectif de YouTube est de mettre en circulation toujours plus de contenus de manière à capter une quantité croissante de vues qui sont ensuite valorisées financièrement. Cette plateforme a donc mis en place un modèle qui incite à une production exponentielle, quitte à favoriser les contenus clivants qui génèreront à coup sûr de l’audience, des partages et des commentaires. De ce point de vue, l’enjeu pour la plateforme YouTube n’est pas de savoir si les vidéos qu’elle héberge sont regardées ou non, ou si elle diffuse un contenu de qualité ou pas. L’enjeu est de maximiser le flux de contenu vidéo. Toutefois, la plateforme s’attache à produire un corpus minimal de normes pour éviter que cette logique de flux ne se retourne contre elle. Par exemple, YouTube n’a pas intérêt à laisser mettre en circulation des contenus pornographiques parce que cela discréditerait son image.
Comment se manifeste cet objectif de maximisation du flux de vidéos ?
M. Q. : Cet objectif d’intensification de la circulation se retrouve dans les appels constants à liker, s’abonner et faire circuler les vidéos. Cette logique conduit à une forme de standardisation des contenus produits par la plateforme. Finalement, ce n’est pas si différent des industries culturelles traditionnelles qui elles-mêmes standardisent les formes et les moyens de diffusion, mais YouTube pousse encore plus loin cette logique. Cela se manifeste par un certain effacement du rôle d’auteur ou de l’idée d’œuvre comme objet transcendant, au profit de logiques purement quantitatives et marchandes. In fine, cela ouvre la porte à une automatisation complète de la production et des modes de mise en circulation des vidéos. Je pense par exemple aux épidémies de « view bots », ces algorithmes automatisés qui génèrent des fausses vues sur des vidéos. Pour des raisons de crédibilité, YouTube doit afficher son intention de réprimer ces usages ; la plateforme n’a aucun intérêt à laisser penser au marché que les vues qui sont affichées sous les vidéos n’ont aucun sens. Mais de l’autre côté, elle encourage cette course au nombre de vues. C’est cette contradiction qui illustre la logique de maximisation de la mise en circulation des contenus.
Vous expliquez que cette tentation de l’automatisation pourrait aussi affecter nos manières de consommer les contenus. YouTube entend faire de nous des consommateurs robotisés ?
M. Q. : Il faut être prudent avec cet imaginaire de la robotisation des affects et de la consommation. Non, YouTube ne cherche pas à faire de nous des robots. Toutefois, il est vrai que le web repose sur une économie des affects, c’est ce que montrent les chercheurs Camille Alloing et Julien Pierre dans leur ouvrage Le web affectif : une économie numérique des émotions (INA, 2018). La structure et le modèle économique des plateformes numériques créent les conditions de notre manipulation. L’enjeu pour ces plateformes est de capter notre attention, elles le font en s’adressant à nos affects. Par la suite, l’expression même de ces affects est standardisée : par un nouveau type de langage (émojis) et des fonctions (likes). L’objectif est de parvenir à mesurer les opinions et les avis. C’est également ce qu’observe le spécialiste d’études littéraires Yves Citton qui parle des affects comme l’une des denrées principales des écosystèmes numériques. Ou encore ce qu’explique Shoshana Zuboff lorsqu’elle affirme que le mouvement d’automatisation concerne les machines, mais aussi les personnes. Il s’agit d’extraire et rationaliser au maximum les données comportementales d’usage pour les monétiser.
À quoi ressemblent les tentatives de sabotage et de piraterie de ces flux logistiques de données numériques ?
M. Q. : La mise en fuite (leak) est très fréquente dans le domaine numérique. Le pirate informatique a d’ailleurs largement contribué au retour en grâce de la figure du pirate. Pour illustrer la réflexion sur le sabotage, j’aime mobiliser l’exemple du partage illégal de biens culturels en peer-to-peer. Avec le peer-to-peer, il s’agit de faire échapper les flux à la profitabilité des grandes industries culturelles. Cet outil a d’ailleurs une histoire particulière, il a été successivement déconsidéré puis interdit avant de réémerger et d’être délégitimé par des modèles marchands de diffusion de type Netflix. À ceci près qu’utiliser Netflix n’est aucunement contestataire, il y a en revanche un enjeu d’accessibilité : il est plus facile de payer un abonnement que d’échanger des fichiers pour lesquels il faut aller chercher des sous-titres en ligne. Les cyberattaques informatiques, les introductions de virus sont d’autres exemples de perturbations des flux logistiques. Mais je pense également à des mises en fuite plus tactiques : répondre n’importe quoi à un questionnaire en ligne, utiliser un VPN ou des moteurs de recherche alternatifs. Ce sont des petites actions qui contribuent à ce que les utilisateurs et utilisatrices se sentent acteurs et actrices de leurs vies numériques.
Merci pour cet article