En instaurant le primat de la notion de flux, la pensée logistique a rationalisé notre monde. Aujourd’hui, depuis les montagnes de colis dans les entrepôts Amazon jusqu’aux files de supermarché et aux patients dans les hôpitaux, tout est affaire de flux à gérer et à optimiser.
Notre monde est logistique, nous dit le sociologue des techniques Mathieu Quet. C’est un monde de ports industriels, de super-conteneurs longs comme quatre terrains de foot et d’entrepôts géants. Un monde de caristes, de palettes et de transpalettes, mais aussi de puces RFID et de logiciels de gestion de la supply chain. Outre les outils et les techniques, la logistique est surtout un mode de pensée : optimisation et gestion des flux sont ses principes cardinaux. Aujourd’hui dans une file de supermarché comme à l’école ou à l’hôpital, tout est affaire de flux et de gestion des flux. Dans son dernier essai, le sociologue et directeur de recherche Mathieu Quet décrypte comment la logistique gouverne le monde.
Quelle activité ou entreprise incarne la quintessence de ce que vous nommez la « pensée logistique » ?
MATHIEU QUET : Amazon est l’acteur majeur dans tous les esprits dès lors qu’il est question de logistique. De fait, cette multinationale du numérique a énormément contribué au renouvellement de l’activité logistique. De par son infrastructure lourde et ses entrepôts qui constellent les banlieues périurbaines, mais aussi grâce son modèle de plateforme qui parvient à capter des flux de marchandises qui ne sont pas les siens, tout en visant une réduction permanente des temps de livraison. Toutefois, l’objet de mon livre est de montrer que la pensée logistique déborde largement l’activité d’Amazon. En fait, elle s’étend aujourd’hui à l’ensemble de nos activités et caractérise autant la mise en circulation de biens et de services qu’un état d’esprit et un ensemble de pratiques du quotidien.
Comment la logistique est-elle intégrée aux différents aspects de notre vie ?
M. Q. : Il s’agit d’abord d’une infrastructure d’accès à des biens et à des services. C’est grâce à la logistique que l’on mange, du poireau de l’AMAP à la pizza chez Franprix. Mais c’est aussi le pouvoir d’organiser des vies individuelles et collectives. La pensée logistique nous façonne dans la mesure où elle nous pousse à gérer nos relations avec les autres en optimisant l’usage de notre temps et de nos ressources, depuis la queue du supermarché qu’il s’agit de maîtriser jusqu’à l’emploi du temps que l’on cherche à densifier. Cet état d’esprit de l’optimisation permanente est déterminé par des outils et des protocoles issus de la pensée logistique.
De quelle manière ce processus de logistisation a-t-il transformé le monde ?
M. Q. : Historiquement, le pouvoir logistique relève de la guerre et de l’organisation des armées. Il s’agissait de formaliser des moyens efficaces pour déplacer les personnes et les biens nécessaires pour mener les guerres. Après la Seconde Guerre mondiale, le champ de la logistique s’est étendu à la conduite des entreprises puis à celle des villes et des pays. Ce processus s’est d’abord manifesté de manière très concrète dans la mondialisation croissante des échanges, la croissance de la sous-traitance dans des pays éloignés, la puissance acquise par les distributeurs mais aussi les changements réglementaires et techniques, comme l’augmentation continue de la taille des porte-conteneurs.
Ce qui me paraît encore plus frappant, c’est la manière avec laquelle la pensée logistique a imposé le primat de la notion de flux et la méthodologie du traitement de ces flux. On ne parle plus d’une entreprise textile de confection de vêtement, mais d’un système qui traite des flux intrants (tissu, fil, investissements financiers) pour en faire sortir des vêtements. On ne parle plus d’un hôpital qui va soigner des patients mais d’un système qui traite des flux (de matériel, de patients, de personnel) pour en faire sortir de la santé.
Quels sont les outils et techniques privilégiés du régime logistique ?
M. Q. : Le conteneur et le porte-conteneurs, la palette et le transpalette sont des instruments fondamentaux de la standardisation du transport. Il faut également citer les entrepôts, qui couvrent de plus en plus de surface dans les zones périurbaines en France. Ils témoignent à la fois de l’imposition d’un pouvoir logistique mais aussi des transformations de la classe ouvrière dans les pays riches puisqu’ils remplacent désormais les usines. Je pense également aux firmes de programmation informatique qui vendent des solutions de gestion et de planification des ressources. Ou encore aux câbles sous-marins qui permettent la circulation des données. La fonction de ces outils est de rendre plus efficace le traitement des données, des biens et des flux. Sans oublier les armées de livreurs et livreuses qui nous livrent nos produits ou repas, ainsi que les cartons d’emballage qui saturent désormais nos existences.
Que se passe-t-il lorsque la machinerie bien huilée de la logistique mondiale cesse de fonctionner ?
M. Q. : Ces derniers mois, les exemples de dysfonctionnements du système logistique se sont multipliés. Des évènements se sont succédé lors de la crise du COVID-19 : fermetures d’usines, ruptures de stock liées à des chocs de demande ou à une diminution du fret maritime. On a pu voir également que la propriété intellectuelle, en imposant des brevets sur les vaccins, a joué un rôle néfaste pendant cette crise. Autre exemple, en mars dernier, un méga porte-conteneurs s’est échoué et a bloqué le canal de Suez pendant plusieurs jours. En 2014, au moment de l’annexion de la Crimée, des cyberattaques de grande ampleur ont visé les infrastructures vitales ukrainiennes, entraînant d’importantes paralysies. La guerre qui se déroule en Ukraine menace aujourd’hui la circulation d’énergie (gaz et pétrole) mais aussi de matières premières (blé, métaux). Ces dysfonctionnements se traduisent d’abord par des chocs économiques qui ont tendance à accroître les inégalités. Ils traduisent aussi la grande vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement complexes. Il me semble que ce point est caractéristique des évolutions de la logistique ces cinquante dernières années. La global value chain conduit finalement à une mise en vulnérabilité des populations lorsque celle-ci se trouve défaillante.
On pourrait au contraire souligner la capacité de résilience de cette chaîne d’approvisionnement globale. Elle parvient souvent à redémarrer malgré les avaries.
M. Q. : C’est vrai du point de vue des pays riches, mais il y a un certain nombre de pays et de catégories de population qui souffrent de manière beaucoup plus violente de ces problèmes d’accès. Allons demander aux Libanais ce qu’ils pensent des dysfonctionnements de la chaîne logistique, eux qui ont des difficultés d’accès au blé en lien avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui ont vu la moitié de Beyrouth soufflée par des produits chimiques entreposés illégalement. Ces populations vivent de plein fouet les conséquences de ces dysfonctionnements. Elles se traduisent par une crise économique sans précédent accentuée par la fuite des devises.
Vous évoquez aussi les pratiques actives de blocage, de déroutage et de déviation des flux. À quoi ressemblent ces formes de piraterie ou d’alternatives à la logistique mondiale ?
M. Q. : La forme la plus classique d’intervention sur les systèmes logistiques est le blocage (d’entrepôt, de rond-point ou de port). Cette technique revêt une importance particulière aujourd’hui car les interdépendances de circulation sont fortes. Sur le plan politique, elle est mobilisée autant pour des revendications réformistes liées au droit du travail (des dockers qui bloquent un port pour réclamer une revalorisation salariale) que dans une perspective de sabotage (le Comité Invisible qui appelle tous les citoyens à se saisir de ce pouvoir de bloquer). Une autre technique fondamentale est la diversion. L’un des enjeux pour les pouvoirs étatiques et ceux du monde marchand, c’est le contrôle de la circulation des flux, de manière à ce qu’ils aillent à certains endroits et pas à d’autres. Dérouter les flux revient donc à questionner ce pouvoir logistique.
Pour mettre en pratique une alterlogistique, il me semble qu’il faudrait se débarrasser du désir d’optimisation permanente et démondialiser les chaînes de production. On voit que des solutions émergent déjà du système logistique lui-même, lorsqu’il est question de favoriser les circuits courts. Je vois aussi des pistes intéressantes dans tous les mouvements sociaux et environnementaux qui questionnent l’hégémonie de la pensée logistique, à l’image des Soulèvements de la Terre, qui opposent une résistance aux mégaprojets tout en affirmant la solidarité profonde qui unit les êtres vivants, humains et non-humains.
À lire : Mathieu Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde chez Zones, janvier 2022
Optimiser est un objectif qui est visé sans que la raison même de l'objectif soit défini... est-ce finalement juste pour répondre à un besoin de "moins coûtant" tout en conservant le besoin "bénéfice maximum"? dans ce cas on se rend compte que le désastre environnemental est vraiment imminent!! merci pour ce bel article et ce beau travail sociologique...