
Le fantasme d'une vie sur mesure et le consumérisme existentiel ne nous mèneront nulle part de bien joyeux. Interview de Vincent Cocquebert.
Dans La Civilisation du cocon (Arkhê), le journaliste essayiste auscultait l'exigence contemporaine consistant à vouloir se lover, à tout moment et en tout lieu, dans un douillet cocon. Installé dans une posture de protection défensive au sein d'une société de plus en plus complexe perçue comme hostile, l'individu, biberonné au capitalisme et à l’ego omnipotent, se réfugie dans le fantasme d'une consommation sur mesure. Dans Uniques au monde (Arkhê), Vincent Cocquebert explique pourquoi nous tombons dans le panneau de la personnalisation à outrance et d'une consommation érigée en levier d’émancipation et mode d’expression d'un soi illusoire.
D'où nous vient cette lubie de la personnalisation à tout prix ? Qu'est-ce que la socialisation par la consommation ?
Vincent Cocquebert : L'une des promesses de la modernité est de s'extraire des communautés pour s'inventer en tant qu'individu unique au monde et devenir maître de son existence. Or, faute de prise sur le monde, et à un moment où les champs de validation narcissique que pouvait être la vie familiale, amoureuse, professionnelle sont de plus en plus chaotiques, la consommation est devenue une sphère refuge. Que devient cette proposition dans un monde où la croyance dans le progrès vacille et où demain est envisagé comme plus dur qu'aujourd'hui ? Cela ne tiendra plus longtemps, puisqu'on sait qu'il nous faudra inévitablement changer de mode de production et de consommation. Nous sommes pourtant arrivés à un tel niveau d'intégration de ces modèles de performance, de valorisation de soi et de distinction à tout prix, qu'il semble, comme le note le philosophe et essayiste slovène Slavoj Zizek, plus facile d'envisager la fin du monde que la fin du capitalisme.
Pourquoi cette proposition ne nous entraîne pas dans la bonne direction ?
V. C. : Face à une société illisible et perçue comme oppressante, l'individu cultive la vision fantasmée d'un monde mis à son service où tout lui parviendrait par capillarité. On parle certes beaucoup de désir communautaire et de nostalgie du collectif, mais les modes de vie que nous plébiscitons nous isolent de plus en plus. L'individu est transformé en monade consommatrice, détachée du monde et d'un destin commun. Une posture illustre nettement le phénomène : la différence de confiance entre notre avenir individuel et collectif. Si les Français prédisent au pays un avenir sombre, chaotique et placé sous le signe du déclassement, ils sont plus optimistes quant à leur futur personnel, signe que l'on arrive de moins en moins à articuler notre ego et notre individualité à un espace commun.
L'utopie moderne n’est plus portée par les pouvoirs politiques, les groupes sociaux ou les syndicats, et les marques l'ont bien compris. Dans une société qui nous pousse à nous envisager comme notre propre but, une dialectique s’est mise en place entre elles et les individus. Dans Le roman national des marques (L'aube Eds De), l'essayiste Raphaël Llorca explique comment les marques viennent occuper cet espace vide. En communiquant de manière massive et de plus en plus subtile, elles sont désormais les détentrices de l'imaginaire des Français. Elles assurent ainsi la promotion d'un épanouissement perpétuel basé sur des produits et services qui nous ressemblent, notamment par le biais du numérique et des algorithmes, à qui l'on attribue presque des vertus chamaniques susceptibles de nous révéler à nous-mêmes.
En quoi cette promesse de réalisation de soi au travers de la consommation est hautement classiste ?
V. C. : La modernité promettait que l’émancipation sociale, soit cette possibilité de s’inventer totalement, allait toucher tout individu, quel que soit son capital économique et culturel. C'est une promesse un peu fallacieuse, car personne ne part avec les mêmes chances. Dans un contexte où le pouvoir d'achat baisse considérablement, la promesse est de plus en plus fragile. Cela entraîne de la frustration : aller vider des magasins pendant les émeutes de banlieue est l’une des illustrations de cette « frustration consommatoire », cette impossibilité d'accéder à ce quasi monde enchanté de la consommation dont la dimension identitaire et existentielle est plus forte que jamais.
La promesse de l'hyper-personnalisation repose sur un mythe : celui de l'existence d'un moi authentique...
V. C. : Aux discours technicistes et rationalistes vantant les mérites d'un soi ordonné et cohérent sont venues se substituer des notions de développement personnel teintées d'ésotérisme et de new age. Cela produit l'idée de « moi intérieur », de « moi véritable ». Une nouvelle promesse émerge : mieux se comprendre, à force d'écoute et d'intérêt, permettrait de mieux comprendre le monde, il faudrait donc chercher le reflet de son intériorité dans des artefacts taillés à notre mesure. Or c'est l'inverse : c'est grâce aux interactions avec les autres et avec l'altérité que l'on peut cerner les contours de son identité, identité élaborée par un processus indéfinissable et qui nous dépasse. Cela passe par de multiples extensions identitaires : nos enfants devenus signes de différenciation ; nos animaux de compagnies devenus des mini-nous à qui l'on sert des croquettes personnalisées ; nos voyages, taillés pour nous distinguer des autres, les fictions dans lesquelles on doit forcément pouvoir s’identifier. Cette inclinaison est cultivée et s’étend à l’ensemble de nos comportements : on attend de manière véhémente que tous les champs sociétaux nous apportent une expérience d’identification et de restauration de la personne que l'on croit être à un moment donné.
Vers quoi nous mène tout ça ? Quels risques pour la vie en collectivité ?
V. C. : Une hausse de la solitude doublée d'une confiance amoindrie en l'avenir bien sûr, mais aussi la prolifération d'une empathie de plus en plus sélective, qui se déploie en cercle concentrique et s’éloigne de toute conception universaliste. La preuve avec les échanges sur ce qui se passe au Proche-Orient en ce moment. Nous n’essayons même plus de tenter d’accéder aux représentations de l’autre. Notre mode de pensée par défaut est devenu très polarisé. La sociologue américaine Ashley Colby explique le phénomène entre autres par la fin de la société de l'abondance, qui nous pousse à voir le diable partout : « Tout comme l’exploitation apparemment sans fin de l’énergie bon marché nous a amenés à nous considérer comme des dieux, nos ressources désormais en baisse nous font voir des monstres qui se cachent partout dans l’ombre. » Pour certains, les « wokes », pour d'autres les minorités sexuelles.
Comment dans ce contexte retrouver la faim de l'autre ?
V. C. : Il faut que l'on arrive à admettre que la réalisation de soi ne peut être un but individuel, encore moins une quête intérieure. Je sais qu'il faut rappeler que tout est politique, et il faudrait évidemment que les hommes politiques soient en mesure de produire un discours cohérent et un imaginaire optimiste et fédérateur. Néanmoins, on ne peut pas toujours attendre qu'une composition politique interdise ou modère certains comportements : une société est aussi une somme d'individus qui ont – je pense – leur part de travail à accomplir. Je ne parle pas bien sûr des catégories sociales qui se retrouvent dans des conditions matérielles et alimentaires déplorables... Pour retrouver la faim de l'autre, il faut défétichiser la marchandise et intégrer que la consommation, structurée pour nous laisser croire à un accomplissement personnel ne peut pas être une sphère refuge, d'autant moins quand cette sphère est soumise à de fortes turbulences. S'y accrocher peut-être générateur de colère et de frustration, sentiments qu'il faudrait pourtant injecter ailleurs.
Très belle analyse. La bascule vers quelque chose de plus juste dans la quête du bonheur est heureusement en marche mais les dégâts collatéraux nombreux... L'effondrement de l'idéologie consumatoire signera peut-être l'émergence de la conscience
Très intéressant
Mise en garde très utile.
Chercher ceux qui nous ressemblent mais aussi ceux qui sont différents et avec qui les échanges sont si enrichissants, qu'il s'agisse de différences sociales, de générations ou de cultures. Bref se renouveler sans cesse, apprendre à faire le deuil de ce qui ne peut plus être.