
Pour la sociologue Mahnaz Shirali, Clubhouse et Twitter ont permis aux Iraniens d'acquérir une sagesse collective, indispensable à la poursuite de leur mouvement contre la République islamique.
Des femmes se coupant les cheveux, des manifestantes brûlant leur voile au milieu d’une rue… Ces images, qui ont tourné sur les réseaux sociaux, signalaient les prémisses de la révolte des Iraniennes et des Iraniens contre le régime islamique. Près de trois mois plus tard et malgré la répression, les manifestations, déclenchées par la mort de la jeune Mahsa Amini arrêtée pour un voile mal ajusté, embrasent toujours le pays. Elles se sont récemment doublées d’une grève générale dans une cinquantaine de villes. Pour la sociologue et politologue Mahnaz Shirali, les réseaux sociaux jouent bien plus qu’un rôle de documentation dans ce soulèvement : ils en sont le point de départ et l’élément structurant. Twitter, Instagram et Clubhouse ont canalisé la rage des Iraniens avant de la diriger vers le régime islamique, explique-t-elle.
Mahnaz Shirali a été témoin de cette rage latente lors de son enquête sociologique menée sur les réseaux sociaux persanophones à partir de 2020. Dans son ouvrage Fenêtre sur l’Iran, le cri d’un peuple bâillonné (Les Pérégrines, 2021), elle décrit le comportement des internautes et raconte comment les espaces en ligne sont devenus le seul lieu d’expression d’un peuple privé de droits fondamentaux. À ses yeux, la méfiance collective qui y régnait il y a encore un an, a laissé place à ce qu’elle nomme « une sagesse collective » et un état de conscience nationale.

Dans votre livre, vous évoquez d’autres agissements de la République islamique qui ont eux aussi embrasé les réseaux sociaux iraniens sans avoir déclenché une révolte de cette ampleur. Quelle différence cette fois-ci avec la mort de Mahsa Amini, catalyseur en septembre des premières manifestations ?
Mahnaz Shirali : Le meurtre de Mahsa Amini était la goutte d’eau qui a fait déborder de vase. C’est un évènement qui est survenu dans un contexte de tension et de mécontentement général que je décrivais déjà au cours de mon investigation menée sur les réseaux sociaux il y a deux ans. Les Iraniens se reprochaient beaucoup leur inaction, leur immobilisme et leur silence entre eux. Et tout d’un coup le meurtre de Mahsa Amini a joué le rôle d’évènement déclencheur. Tout d’un coup la société a explosé. Les êtres humains peuvent accepter l’humiliation pendant un certain temps, puis réagir très fort.
Quels rôles jouent les réseaux sociaux dans cette révolte ?
M. S. : Jusqu’alors ils canalisaient la rage des Iraniens, dévoilant à quel point ils étaient mécontents. Puis les réseaux sociaux ont réussi à conduire la rage qui cuvait dans la société iranienne vers les vrais responsables de leurs problèmes. En un an, les choses ont beaucoup changé. Les jeunes se critiquaient, s’entre-déchiraient, étaient violents les uns envers les autres. Depuis le mois de septembre, cette rage s’est dirigée vers les vrais responsables de leurs problèmes. Les relations entre les jeunes se sont assainies, ils sont devenus cléments et solidaires les uns envers les autres. Ce n’était pas le cas l’année dernière. Les mêmes qui s’entredéchiraient hier font front commun aujourd’hui. Malgré toutes les victimes et l’immense violence du régime, je trouve que nous sommes dans une meilleure situation aujourd’hui que l’année dernière à la même époque. La conscience nationale n’a jamais été aussi forte. Il y a un vrai élan de solidarité.
Comment les réseaux sont-ils parvenus à diriger cette haine vers les dirigeants ?
M. S. : Grâce à des plumes tranchantes, une centaine d’influenceurs des réseaux sociaux très habiles pour mettre des mots sur les souffrances des Iraniens. Ce sont tous des jeunes, entre 20 et 30 ans, qui viennent de toutes les classes sociales. Que vous soyez riches ou pauvres, vous souffrez des mêmes malheurs en Iran : le manque de liberté et le manque de perspective. Il y a une généralisation des malheurs qui fait que quand une partie de la société se lève, c’est toute la société qui se réveille.
Quels réseaux sont utilisés et que s’y passe-t-il ?
M. S. : Twitter, Instagram et Clubhouse sont très utilisés. Sur Clubhouse, des rooms (salles de discussion) sont organisées 24 heures sur 24. Les Iraniens se réunissent, se parlent, se donnent des conseils. À n’importe quel moment, il y a des salles Clubhouse regroupant plus de 4 000 personnes. Ceux qui sont en Iran demandent des conseils aux Iraniens de l’étranger. Ceux qui sont à l’étranger écoutent les témoignages de ceux qui sont sur place. Il y a un esprit de solidarité. Ces discussions ont réussi à abolir les distances entre les Iraniens d’Iran et ceux de l’étranger. Ils échangent, se donnent leur vision des choses. Twitter et Clubhouse ont créé une sorte de sagesse collective.
Que voulez-vous dire par « sagesse collective » ?
M. S. : Lorsqu’ils se parlent, ils arrivent à des conclusions tous ensemble. Et ces conclusions sont très importantes pour la suite de leur mouvement. Par exemple, lorsque les manifestations de l'université Sharif de Téhéran ont été violemment réprimées par des agents de l’ordre, les étudiants d’une autre université ont montré leur soutien envers leurs camarades et collègues avec un slogan religieux. Tout de suite, il a été repris sur les réseaux sociaux. Dans les Twitter Spaces et sur Clubhouse, il a été dit que ce slogan était malvenu, car le mouvement s’oppose justement à la religion et à toutes sortes de références religieuses. Résultat : nous n’avons plus jamais entendu ce slogan. Je me suis alors rendu compte que cette sagesse collective était partout : concernant les comportements à adopter, les stratégies à employer. Au lieu d’un seul leader du mouvement, il y en a des centaines qui s’harmonisent. Il y a quelques jours Black Reward, un groupe de hackers, a fait fuiter une bande d’enregistrement d’une conversation entre les dirigeants des forces de l’ordre. Ils parlent de leur accablement face à ce mouvement, qui est un « monstre à mille têtes » selon eux. Ils ne savent pas comment faire face à ces jeunes qui ont créé ce monstre dont les têtes repoussent quand on en arrache une.
Cette structure particulière du mouvement est en partie due aux réseaux sociaux ?
M. S. : Pas en partie, à 100 %. D’ailleurs je remarque que leur stratégie contre les forces de l’ordre ressemble à ce que l’on voit dans les jeux vidéo. Car les jeux vidéo présentent des stratégies de fuite qui consistent à se cacher puis à réapparaître à d’autres endroits. Dans les manifestations en Iran, ils s’organisent un peu de cette façon. Ils ne se réunissent pas tous au même endroit. À une heure précise, ils se donnent rendez-vous dans dix endroits différents et lorsque les forces de l’ordre arrivent, ils fuient vers dix autres endroits différents. Les forces de l’ordre sont désemparées puisque tout d’un coup c’est toute la ville qui s’embrase, mais jamais en même temps et jamais au même endroit. C’est comme ça qu’ils ont tenu plus de deux mois.
Comment les Iraniens parviennent-ils à contourner la censure et la surveillance du gouvernement en ligne ?
M. S. : Ils parlent à ciel ouvert d’une certaine manière. Évidemment, il y a des agents et des espions, mais les Iraniens ont quand même des discussions ouvertes. Ils ne donnent pas d’informations précises bien sûr. Ils se donnent des conseils généraux mais très utiles pour ceux qui sont sur le terrain. Ils conseillent par exemple de ne pas se réunir aux mêmes endroits lors des manifestations, de porter plusieurs pulls pour se protéger des coups, d’apporter des parapluies contre les balles de caoutchouc, ou de laisser les portes des immeubles ouvertes pour que les manifestants puissent se réfugier. Ce n’est pas interdit. Le régime le sait mais ne peut rien y faire. Par contre aucun nom n’est donné, les identités sont anonymisées, ils ont recours à des VPN.
Vous signalez dans votre livre la présence en ligne de 13 000 cybersoldats du régime, que font-ils ?
M. S. : Oui ils sont toujours là, en train de nous insulter à longueur de journée. Mais ce qui est drôle c’est que les jeunes les ignorent royalement. Ils ne leur répondent pas. Pour ma part, je les bloque. J’en ai bloqué environ 2 000 depuis mon inscription sur Twitter. Ils sont très facilement reconnaissables. Ils n’ont pas beaucoup d’imagination. Ils mettent toujours la même photo de Ghassem Soleimani (commandant des forces spéciales du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique) en photo de profil, et n’ont que 3 followers.
Sur Clubhouse, certaines grandes salles sont modérées par des agents du régime déguisés en opposants. J’ai récemment identifié l’un d’eux. C’était un monsieur aux paroles très étranges qui allait parfois dans le sens des manifestants, parfois à l’opposé. Ses salles réunissaient au minimum 3 000 personnes. En faisant des recherches, j’ai découvert qu’en 2017 il avait posté une publication Facebook encourageant la population à dénoncer les opposants aux régimes. J’ai publié cette vieille publication sur Twitter, des milliers de personnes ont partagé le post. Ce monsieur m’a copieusement insultée sur ma messagerie Clubhouse puis a disparu. Et beaucoup d’autres personnes influentes sur les réseaux les démasquent ainsi. C’est fatal pour eux, une fois démasqués, ils n’ont plus aucune force.
Cet élan de solidarité et de sagesse collective que vous décrivez n’est pas quelque chose que l’on entend si souvent au sujet des réseaux sociaux…
M. S. : Il faut préciser que l’utilisation des réseaux sociaux par les Iraniens est très différente de ce que l’on voit dans d’autres pays. Pour les Iraniens, Twitter, Clubhouse et Instagram sont les seuls espaces publics qui leur permettent d’échanger et de s’informer. Certains se ruinent pour pouvoir y accéder.
Le fait qu’il s’agisse de l’unique espace public en Iran a-t-il forgé certains comportements ?
M. S. : Oui, par exemple le fait de connecter avec des Iraniens de l’étranger via Instagram a pu susciter une frustration qui a nourri la rage des Iraniens. Si vous avez 18 ans en Iran, votre vie est totalement restreinte, pleine de répression ; et vous voyez votre cousine boire une bière avec son copain, chanter dans la rue… Cette comparaison constante provoque énormément de frustrations et de mécontentements. C’est pour cela que je dis que c’est une révolution des réseaux sociaux.
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