
Les vidéos les plus virales de cette année sont celles montrant des gens en train de péter des plombs dans la rue et s’insulter pour un rien. Décryptage d’un phénomène qui en dit long sur l’état de notre société.
2020 fut une année folle, que ça soit IRL ou bien sur le web. Sur Internet nous avons vu se multiplier des vidéos montrant des gens se hurler dessus, demander à « parler au manager » ou refuser de porter un masque. Mais ce n'est pas tout. Au-delà du « spectacle » caricatural qu'il offre, le besoin de tout documenter témoigne aussi de certaines failles de nos sociétés. Décryptage.
Le supermarché de l’engueulade
Venant majoritairement des États-Unis, le fait de tout filmer est surtout visible chez les Karen, ces femmes d’âge moyen qui appellent la police à la moindre contrariété – surtout si ladite contrariété est provoquée par une personne noire. Mais ces dernières ne représentent que la partie visible d’un l’iceberg que l’on appelle les freakout videos. En anglais, l’expression freak out évoque une crise qui mélange la panique et la colère. Les exemples sont très variés et on y trouve, en vrac, des supporters de Trump qui tentent de faire éclater leur vérité face caméra, toute une panoplie d'hommes et de femmes plus ou moins perturbés par la pandémie mais aussi des réactions face à une personne détenant l'autorité et faisant preuve d'abus de pouvoir, voire de violence.
Un vieux phénomène qui a explosé
Sur Reddit, le plus grand forum de l’Internet, ce type de vidéo se trouve dans la section r/PublicFreakout qui regroupe à lui seul près de 3 millions d’abonnés. Il s’agit du centième subreddit le plus lu de la plateforme et le 5e le plus commenté d'après le site subredditstats.com. Sa croissance est exceptionnelle. Il ne comptait « que » 500 000 abonnés en 2019 et près de 1,6 million au début de l'année 2020. Cette montée en puissance est-elle le signe d'une folie collective ? Ou que nos pratiques pour documenter ces pétages de plombs sont en pleine évolution ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord se pencher sur l’histoire de ce phénomène. Malgré ce gain de popularité récent, le fait de filmer avec son smartphone une altercation dans la rue n’est pas tout à fait nouveau. La plateforme vidéo LiveLeak, sorte de YouTube trash et underground voulant documenter la violence du réel, diffuse depuis 2006 des vidéos de ce type. Cependant, ces vidéos sont longtemps restées cachées dans les tréfonds du web.
L'encyclopédie des phénomènes viraux Know Your Meme estime, quant à elle, que la première occurrence remonte à 2008 avec la mise en ligne sur YouTube d’une vidéo de caméra de surveillance montrant un employé de bureau agresser ses collègues. Il s’agissait en réalité d’un canular marketing mis en place pour faire la promotion du film Wanted, mais la dynamique à l'œuvre laissait déjà présager l'engouement suscité par ces vidéos. Ainsi, en 2010 la vidéo d'un homme hurlant « pourquoi êtes-vous fermé » derrière une porte vitrée était devenue virale.
En 2014, on pouvait déjà compter plusieurs compilations de freakout videos cumulant des vues sur YouTube. Puis, la possibilité de diffuser en direct ce contenu sur les réseaux sociaux, avec l'arrivée d'applications comme Periscope vers 2015, a définitivement permis au phénomène de devenir plus mainstream.
Si ce n’est pas viral, ça n'existe pas
À présent, la moindre anicroche publique entraine le réflexe de sortir son téléphone et de filmer la scène pour la diffuser ensuite sur les réseaux. Pour Katherine Cross, doctorante à l'université de Washington spécialisée sur l'éthique de l’information et des médias, ce réflexe est une nouvelle façon d’être témoin des traumatismes de notre époque. « Filmer ces évènements permet de les documenter, mais sert aussi de catharsis, poursuit Catherine Cross. La vidéo permet d'authentifier ce qui est arrivé et de donner de la valeur à notre témoignage tout en participant à la narration de notre époque. C’est aussi une arme que l’on brandit dans l’espoir que quelqu’un, n’importe qui, puisse être tenu responsable de ces traumatismes. La caméra du smartphone est devenue une fenêtre qui nous emmène tous vers la cour de justice de l’opinion publique et donne l’impression que celui qui est responsable de l'altercation n’a plus aucun endroit où se cacher. Dans un sens, nous sommes tous en train de nous surveiller les uns les autres. »
Concrètement, filmer une personne avec un comportement que l'on considère comme étant outrancier ou déviant et mettre la vidéo sur les réseaux en attente d'une bonne dose d'indignation est ce qu'Internet à de mieux à offrir en matière de “ justice ”. Pour que cette catharsis fonctionne parfaitement, il faut que les images soient partagées le plus possible. Pour cela, il existe tout un écosystème qui s’est développé autour de ces contenus. Sur Twitter, des comptes spécialisés sur les mèmes repostent ces vidéos à leur communauté. Dans un article de The Atlantic, on apprend même qu’il existe certaines agences comme CarlinhaynesMedia, ViralHog ou Jukin Media, dont l’activité consiste à chasser ces contenus, et négocier un accord sur les droits avec les vidéastes, en général le partage de la moitié des revenus générés. Une fois en possession des vidéos, les équipes les revendent à des médias en ligne spécialisés dans la diffusion de vidéos virales. On les retrouve alors sur TMZ, The New York Post, Complex ou The DailyDot qui se chargent de les orner d'un habillage puis de les partager sur les réseaux sociaux.
Les influenceurs et blogueurs jouent aussi un rôle dans ce phénomène. Des personnalités partagent des vidéos de ce type sur leurs réseaux. Perez Hilton (spécialiste des dramas et autres photos de paparazzi, ndlr) en abreuve sa chaîne YouTube pour attirer des centaines de milliers de vues sans vraiment ajouter de plus-value. C'est sans aucun doute cette industrie médiatique du pire qui explique la montée en puissance depuis deux ans du phénomène et de la popularisation des « Karen ».
Un garde-fou contre les brutalités
Les vidéos de Karen et de Ken (leur alter ego masculin) qui s'énervent dans la rue ne sont toutefois pas les seules à alimenter les subreddits et les médias spécialisés. Sous l'appellation de freakout video, on trouve aussi de nombreuses altercations avec des forces de police ou des vigiles abusant de leur autorité ou pris en flagrant délit de bavure.
Pour Katherine Cross, les gens filment ces scènes bien particulières pour créer une sorte « d’effet garde-fou ». En sortant son téléphone, on se protège d'éventuels actes d’agression de son interlocuteur ou d'injustices dont on est témoin. Le phénomène est d’autant plus évident quand il s’agit d’Afro-Américains devant interagir avec la police. « Pour de nombreux citoyens américains, et notamment les personnes racisées, c’est le seul espoir de garantir un minimum de justice [en cas de bavure], explique-t-elle. Je pense même que dans la grande majorité des cas, les gens qui filment des brutalités policières se voient comme un rempart de la justice. Mais cette forme de souveillance (une surveillance par le bas, c’est-à-dire du peuple vers les détenteurs de l’autorité, ndlr) n’est possible que si les vidéos sont visibles, ce qui explique pourquoi elles sont généralement diffusées publiquement. C’est la menace de viralité qui fait que les gens peuvent se tenir plus sages ».
Les freakout videos ne sont donc pas que des machines à générer des vues et du cash. Elles permettent aussi de faire bouger les lignes, à travers l'indignation qu'elles suscitent. Aux États-Unis comme en France, les images du meurtre de George Floyd ou de l'agression de Michel Zecler ont provoqué des mouvements sociaux spontanés de grande ampleur. Sans elles, le mouvement Black Lives Matter n'aurait pas connu un tel regain tandis qu'en France, le projet de loi sécurité globale n'aurait pas été aussi contesté dans la rue et sur les réseaux sociaux. Comme les deux faces d'une pièce de monnaie, la documentation de la folie et de la violence ordinaire alimente une industrie peu reluisante, tout en permettant de contester des aspects problématiques de la société par la même occasion.
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