
Cinq mois après avoir bouclé sa campagne de financement participatif, le nouveau média d’investigation (et ONG) Disclose, sort sa première enquête. Retour sur une rédac' qui veut changer la donne.
Contrairement aux discours officiels, des armes françaises achetées par l’Arabie Saoudite sont bien utilisées sur des civils dans le conflit armé qui sévit au Yemen. Cette information, sortie à la fois sur France Inter, Konbini, Mediapart, Arte info et The intercept est le fruit d’une enquête menée par Disclose. Ce média a été créé en 2018 par deux anciens journalistes d’Envoyé Spécial et Marianne et avait collecté près de 82 000 euros lors d’une campagne de crowdfunding. Pensé comme une ONG, Disclose entend changer la manière dont on mène des investigations en France. Geoffrey Livolsi et Mathias Destal nous ont expliqué comment ils souhaitent montrer l'exemple pour un journalisme engagé.
En 2015, votre documentaire Évasion fiscale, enquête sur le Crédit Mutuel, a été censuré par Canal+. Est-ce cet évènement qui vous a poussé à créer Disclose, un média complètement dédié au journalisme d’investigation ?
Geoffrey Livolsi : Nous étions plusieurs à réfléchir à cette option depuis 2014, mais l’impossibilité de diffuser mon enquête sur le Crédit Mutuel a clairement provoqué un déclic. Cela nous a confortés dans l’idée qu’il fallait aller vers de nouveaux modèles, encore plus indépendants des financiers.
Que pensez-vous de l’état du journalisme d’investigation en France ?
Mathias Destal : Il ne s’est jamais aussi bien porté ! Il est bon de le rappeler : nous ne sommes pas une démocratie bâillonnée. Entre Mediapart, Le Canard enchaîné, Le Monde, ou bien Cash Investigation, nous avons une très belle offre, et les gens aiment ça. Tout le monde sait que l’investigation a besoin de temps, d’argent et d’indépendance. Mais on sait moins que ce format souffre d’un autre problème : la course à l'exclusivité. La plupart des journalistes utilisent les mêmes sources, généralement issues du monde judiciaire. Ils ont donc tendance à sortir les informations très rapidement parce qu’ils savent que d’autres sont aussi dessus.
Que voulez-vous apporter de différent ?
G. L. : En France, le système politico-financier et l’évasion fiscale sont déjà bien traités. Nous irons donc sur des sujets différents, comme l’environnement ou des thématiques sociales. L’idée est de faire de l’enquête d’initiative. Nous voulons éviter la chasse au scoop pour prendre notre temps, mais sans attendre qu’il y ait une enquête judiciaire pour démarrer. Par exemple, nous pourrions nous intéresser à la pollution des rivières en France en nous basant sur des données publiques.
Pourquoi voit-on si peu d’articles basés sur des données publiques ?
G. L. : Ce type d’enquêtes exige énormément de temps. L’État donne effectivement un accès libre à une grande quantité de data, mais tout est fait pour qu’elles soient inexploitables. Dès que tu les télécharges, une fois sur deux, tu fais planter ton ordinateur parce qu'il y a des millions de lignes. Et quand tu arrives enfin à ouvrir les fichiers, ils sont totalement illisibles. Je considère que c’est notre rôle de trier et d’éditorialiser tout ça, mais la plupart des médias estiment que c’est celui des ONG. C’est aussi pour cette raison que nous avons décidé de prendre ce statut. En France, l’acronyme est chargé de valeur : quand on est une ONG, on est automatiquement perçue comme étant au service des citoyens.
Outre l’utilisation des data, vous dites vouloir être une sorte de « laboratoire de l’investigation ». Qu'est-ce que ça donne ?
M. D. : Nous voulons recourir à plein de formats différents. On apprécie beaucoup l’immersion, par exemple. Ce n’est pas un hasard si Geoffrey Le Guilcher fait partie de notre équipe. Il est l’auteur du livre Steak Machine (une immersion de plusieurs semaines dans un abattoir). Nous voulons aussi travailler à partir d’enquêtes photos qui sont le parent pauvre du journalisme.
On a beaucoup parlé de la loi du secret des affaires. En quoi entrave-t-elle votre travail ?
G. L. : Le texte est assez pervers. En tant que journaliste, il est difficile d’y trouver quelque chose auquel s’opposer. Plusieurs amendements vont même dans notre sens. Mais la loi s’avère très menaçante envers les lanceurs d’alerte. Désormais, ce sont eux qui prennent les vrais risques. Par ailleurs, les médias sont contraints de faire appel à la justice pour pouvoir sortir leurs enquêtes. On l’a constaté lors de l’enquête Implant Files qui révélait un scandale sanitaire mondial sur les implants médicaux. Le Monde a été obligé de porter plainte auprès de la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) pour utiliser certains documents censés relever du secret des affaires. Il existe d’autres lois tout aussi pernicieuses. La loi Macron de 2015, par exemple, autorise certaines PME à garder leur bilan financier secret. Or, ce type d’information est souvent primordial dans un travail d’enquête.
Vous vous revendiquez d’un journalisme de solution. Comment comptez-vous faire bouger les choses ?
G. L. : Nous estimons que notre action va au-delà de la simple enquête. Nous voulons faire du vrai journalisme engagé avec des actions militantes, en donnant aux populations locales des outils pour s’organiser. Nous avons des avocats dans notre équipe. Nous pourrons lancer des procédures pour demander un accès à des informations que nous jugerions d’intérêt général. Bien sûr, nous ne pouvons pas tout prendre en charge. Mais nous voulons aider les gens à se réunir en collectif pour agir au niveau local à la suite d’une enquête.
Avec la crise des Gilets jaunes, certains citoyens revendiquent produire de l’information. Comment appréhendez-vous ces prises de parole dans le paysage médiatique ?
G. L. : Avant, il y avait de grands médias d’opinion, de droite et de gauche. On se dirige vers plus de médias de niche ou plutôt des médias de cause. Dans un contexte de crise de confiance généralisée, des personnalités comme Maxime Nicolle (l’un des leaders des Gilets jaunes) ou Marc Rylewski (un ancien paparazzi qui se présente comme un journaliste Gilets jaunes et qui interviewe des personnalités ou des personnes dans la rue) vont être mises au même niveau que des chercheurs ou des experts. Cela va être intéressant – et difficile – de faire face à ces nouveaux acteurs. Ils vont brouiller un peu plus les pistes. Mais s’ils sortent des informations intéressantes, pourquoi pas ?
Certains youtubeurs se lancent aussi dans l’enquête d’investigation comme Sylvqin ou le Roi des rats…
M. D. : Il faut arrêter de penser que les journalistes sont les seuls à pouvoir mener des enquêtes. Nous avons aussi envie de décloisonner, et de nous enrichir d’autres pratiques. Toutefois, nous préférons rester à l’origine de nos enquêtes parce que nous avons une grammaire commune et que nous savons rapidement si cela peut mener quelque part ou pas.
Le travail des journalistes est de plus en plus décrié. Doivent-ils se remettre en question ?
M. D. : Nous devons revoir nos approches. Le bruit médiatique incessant nous a rendus sourds. Il faut du silence pour retrouver la voix de l’information. Il faut surtout renouer un contrat avec les citoyens. Mais les journalistes ne sont pas les seuls en cause. Les directions sont devenues des canards sans tête qui tournent en rond, paniqués par la chute de leur audience, tandis que les chaînes d’info en continu ont tout raflé. Il faut également envisager un changement de système structurel. L’économie des médias a connu un moment de prédation, mais il est possible que les prédateurs soient maintenant repus. Par ailleurs, elle a été droguée aux subventions. C’est l’accumulation de ces facteurs qui constitue le problème.
G. L. : On garde ce système au nom du pluralisme, mais cela a surtout pour effet de permettre aux investisseurs de récupérer de l’argent public. Il faut accepter que, si des médias doivent mourir, il faille les laisser mourir. C’est dommage pour leurs collaborateurs, mais l’arrivée de nouveaux acteurs peut apporter des choses nouvelles.
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