Rangées d'hommes blancs jeunes en cravate.

Eugénisme, individualisme, racisme… les racines obscures de la Silicon Valley

© DrGrounds via Getty Images

Dans son ouvrage The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley, le journaliste Fabien Benoit décrit les origines idéologiques de la tech californienne. On y découvre une galerie de personnages aussi ambitieux qu’obscures, aux idées teintées d’eugénisme, de racisme et d’hyper-individualisme.

Brillants, visionnaires, ambitieux… Certes. Mais les pères fondateurs de la Silicon Valley ont aussi leur part d’ombre. Ils sont décrits dans l’enquête de Fabien Benoit The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley (Les Arènes), parue le 2 mai 2019. Morceaux choisis.

Leland Stanford, un défenseur de la race blanche à l’origine du vivier de la vallée

« Si tu veux comprendre la Silicon Valley, il faut comprendre Stanford », explique un chercheur en intelligence artificielle à Fabien Benoit au début de son enquête. L’université de la côte Ouest est en effet l’un des principaux viviers d’ingénieurs des entreprises de la tech. Elle a vu naître de nombreuses technologies emblématiques de la Silicon Valley, comme l’algorithme PageRank de Google. Et pour comprendre Stanford, Fabien Benoit s’intéresse naturellement à son co-fondateur : Leland Stanford, qui a créé l’université avec sa femme Jane Stanford en 1885.

« Leland Stanford est loin d’être un personnage sympathique, décrit l’auteur. Défenseur de la race blanche, relais d’un racisme frontal envers la main-d’œuvre chinoise, il ne croit aucunement en la redistribution des richesses. » Avant de se lancer dans l’éducation, l’homme fait fortune en vendant du matériel pour les mineurs, puis en investissant dans la compagnie ferroviaire Central Pacific Railroad. À cette époque, l’industrie ferroviaire américaine est le théâtre d’un des capitalismes les plus sauvages, d’entrepreneurs cupides aux méthodes douteuses. Le chemin de fer se développe « au prix du sang, celui des migrants, souvent asiatiques, en charge de la construction », expose Fabien Benoit.  

David Starr Jordan et Lewis Terman, les promoteurs de l’eugénisme

L’eugénisme s’impose comme l’une des théories dans laquelle baigne Stanford. Elle est notamment promue par David Starr Jordanl’un des premiers présidents de l’université. Et Lewis Terman, professeur de psychologie et père de l’ingénieur Frédéric Terman, considéré comme l’instigateur de la culture entrepreneuriale et industrielle de la Silicon Valley. Lewis Terman rêve « d’une société dirigée par une classe héréditaire d’êtres humains hyper-intelligents », estime le journaliste Noam Cohen, cité dans le livre. À ses yeux cette pensée, partagée par une partie de l’élite de l’époque, est une réaction à l’arrivée de migrants européens et asiatiques pauvres dans la région. Les élites craignent qu’avec ce métissage, la population devienne moins intelligente et moins morale.  

William Shockley, le génie tyrannique et paranoïaque

« C’est un être humain affreux, narcissique et terriblement arrogant. Tout le monde le détestait et il détestait tout le monde ». Cette citation de Joel Shurkin, biographe de William Shockley, reprise par Fabien Benoit, donne une première idée du personnage. Dans The Valley, William Shockley est présenté comme un tyran paranoïaque, mais il est aussi décrit comme un ingénieur brillant. Shockley est à l’origine d’une des inventions majeures du XXème siècle : le transistor bipolaire, qui inaugure l’ère des semi-conducteurs et de la miniaturisation de l’électronique en 1951. Shockley invente ce transistor au MIT, mais il décide de déménager en Californie pour poursuivre ses recherches. C’est donc lui qui emmène le Silicium (silicon en anglais), composant des semi-conducteurs, dans la vallée.

Shockley est un ingénieur épatant, mais un piètre manager. Il créé un laboratoire dans lequel il fait régner la terreur. Il enregistre les conversations téléphoniques de ses chercheurs, fait vérifier leurs rapports, veut les faire passer au détecteur de mensonge... Ses chercheurs finiront par le quitter pour créer un autre laboratoire. Shockley part alors enseigner à Stanford, où « il embrasse des vues totalement racistes et eugénistes », écrit Fabien Benoit. Il affirme que seule la sélection génétique peut améliorer l’être humain et que les humains au QI inférieur à 100 devraient être stérilisés. L’ingénieur ira même jusqu’à faire « cadeau » de sa semence à l’humanité (merci bien) en la déposant dans une banque de sperme dont le but était de perpétuer les gènes des génies.

Pour Fabien Benoit « Shockley préfigure l’un des traits de caractère des futurs patrons de la Silicon Valley ». L'auteur reprend la formule lapidaire de l’investisseur Marc Andreessen selon laquelle tous les patrons de la Silicon Valley sont des dictateurs. 

Ayn Rand, la philosophe de l’égoïsme qui inspire les patrons de la tech

La philosophe et romancière Ayn Rand, quasiment inconnue en France, est une star Outre-Atlantique. Et en particulier en Californie. Beaucoup d’entrepreneurs, de Steve Jobs à Jack Dorsey (Twitter), en passant par Travis Kalanick (Uber), se réclament de sa pensée libertarienne. Celle que Fabien Benoit appelle « la Che Guevara du capitalisme » grandit pendant la Révolution bolchévique.

« C’est un traumatisme pour la jeune fille. Aussitôt, elle développe une haine viscérale du communisme et du collectivisme », explique l’auteur. Dans ses romans We The Living, La source vive et La grève, elle défend l’idée de mérite, les vertus de l’égoïsme et de l’individualisme, le rejet de la religion et des projets collectifs. « Le premier droit de l’homme sur terre est le droit de l’ego », écrit notamment Ayn Rand. La Grève, son roman phare, raconte comment des entrepreneur et créateurs sont opprimés par un état collectiviste. Ils disparaissent et prouvent ainsi que sans eux le pays court à la ruine. On comprend ce qui a séduit les entrepreneurs de la Silicon Valley.

 Peter Thiel, la technologie contre la démocratie

Ce personnage sulfureux de la Silicon Valley, devenu conseiller de Donald Trump, est l’un des premiers investisseurs à avoir parié sur Facebook. Il est aussi à l’origine d’un important réseau d’entrepreneurs de la Vallée : la Mafia PayPal. Une bonne partie des anciens de cette entreprise, co-créée par Peter Thiel en 1998, a ensuite fondé de grands succès de la tech. Elon Musk (fondateur de Tesla, Space X) et les fondateurs de YouTube font notamment partie de la famille PayPal.

Fabien Benoit raconte les années étudiantes de Peter Thiel à Stanford aux côtés de son acolyte David O. Sacks.  Les deux amis fondent The Stanford Review, un journal néo-conservateur censé lutter contre le politiquement correct. La publication s’illustre selon Fabien Benoit par « son rejet de l’égalité, son sexisme et son élitisme patent ». « Pour eux, Stanford allait littéralement devenir un pays du tiers-monde si les minorités et les femmes devenaient trop présentes ». Le Stanford Review véhicule aussi des idées homophobes. David O. Sacks y « plaisante sur la mise en place d’un cours de self-défense pour les hétérosexuels dans les douches », écrit Fabien Benoit.  

Peter Thiel développe par la suite une vision anti-démocratique et hyper-individualiste (inspirée d’ailleurs d’Ayn Rand). Il estime que la politique est cassée, qu’il faut la liquider et que la technologie est une alternative au système politique.  « Peter Thiel est très radical. Ce qu’il veut, au fond, c’est détruire les institutions, qu’il considère comme oppressives. On dit souvent que Peter Thiel dénote dans le paysage de la Silicon Valley, mais c’est faux. Peter Thiel, c’est la Silicon Valley », résume le journaliste Noam Cohen.

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Marine Protais

À la rubrique "Tech à suivre" de L'ADN depuis 2019. J'écris sur notre rapport ambigu au numérique, les bizarreries produites par les intelligences artificielles et les biotechnologies.

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