
Dans son livre Le grand krach de l'attention, Tim Hwang explique que la publicité ciblée, le moteur économique d'une grande partie du web, est survalorisée et à l'origine d'une bulle financière qui pourrait mettre en péril l'économie. Interview.
Cette interview a initialement été publiée le 21 octobre 2020, date de la publication de Subprime Attention Crisis, puis mise à jour le 25 février 2022 à l'occasion de la publication de sa version française Le grand krach de l'attention (C&F Éditions).
Lorsqu’il travaillait chez Google, une question taraudait le chercheur Tim Hwang. Pourquoi personne ne parle de la publicité ciblée, manière dont le géant du web gagne 80 % de ses revenus ? Ces encarts publicitaires dont le contenu est censé être personnalisé pour chaque internaute selon son activité sur le web, son âge, son genre... En creusant le sujet, il se rend compte que ce moteur financier qui fait rouler le web (les GAFA, les médias et bien d'autres services en ligne), qui façonne nos usages (pensez au bouton like, un simple moyen de collecter des données et proposer des pubs personnalisées), et qui agite beaucoup de peurs autour de la surveillance de masse, est bien plus fragile qu’il en a l’air.
Le fruit de ses recherches, le livre Subprime Attention Crisis (dont la traduction française Le grand krach de l'attention a été publiée en février 2022 chez C&F Éditions), jette un pavé dans la marre. Il décrit le fonctionnement opaque de l’industrie de la publicité en ligne et explique que le ciblage issu de la collecte de données est largement survalorisé. À ses yeux, la pub en ligne est à l'origine d'une nouvelle bulle financière qui pourrait mettre en péril des pans entiers de l’économie. De la même manière que l’éclatement de la bulle des subprimes a provoqué la crise de 2008.

Vous affirmez que la publicité ciblée, soit le business model d’une bonne partie du web, ne fonctionne pas. Sur quelles preuves vous appuyez-vous pour faire ce constat ?
Tim Hwang : Plusieurs faits mettent à mal l’idée que les publicités ciblées influencent nos comportements d’achats. Procter & Gamble, l’un des plus gros annonceurs au monde, a décidé en 2017 de retirer 200 millions de dollars de son budget marketing digital pour le réinjecter dans de la publicité plus classique. Ce qu’ils ont découvert, c’est qu’il n’y a eu absolument aucun changement sur leurs ventes, leurs revenus, ni les comportements d’achats de leurs clients. Par ailleurs, des articles de recherche montrent que la publicité ciblée fonctionne essentiellement sur les personnes qui auraient acheté le produit quoiqu’il arrive.
Et avant de savoir si ces publicités fonctionnent, il faut comprendre qu’elles sont très peu vues par les internautes. Il y a quelques années Google a par exemple publié un rapport montrant que près de 60 % des publicités ne sont jamais vues sur internet. Elles sont soit bloquées, soit placées à des endroits peu visibles.
Est-ce vrai pour n'importe quelle pub en ligne ? Il m’arrive par exemple de cliquer sur une publicité ciblée Instagram... Suis-je une exception ?
T. H. : Si vous cliquez sur une publicité en ligne, vous êtes clairement une exception. Le taux de clics est généralement aux alentours de 0,01 %. Mais l’idée n’est pas tellement de dire que la publicité ciblée ne fonctionne pas du tout, mais de savoir si c’est globalement efficace. Et les preuves évoquées plus haut montrent que ça ne l’est pas. Contrairement à ce qu’avancent les géants du numérique et les autres acteurs de la pub digitale, ça ne l’est pas plus qu’une pub dans un magazine ou à la télévision.
Vous avez vu le business des adtech de l’intérieur, chez Google. Les ingénieurs qui conçoivent des outils de ciblage croient-ils en leur utilité ?
T. H. : Il y a de vrais croyants qui pensent que ce système fonctionne. L’une des choses que j’entends régulièrement, et notamment depuis que j’ai publié mon livre, c’est : « vu l’argent qui est dépensé dans la publicité en ligne, c’est que ça doit marcher ». Je ne crois pas du tout à cet argument. D’autre part, il y a aussi des personnes, poussées par des incitations perverses, qui survendent intentionnellement ce type de publicités tout en sachant qu’elles n’ont pas beaucoup de valeur. Leur but est de convaincre les annonceurs que les publicités en ligne sont meilleures que la pub classique.
Pour décrire le marché de la publicité en ligne, vous filez la comparaison avec le secteur de la finance. Quelles sont les principales ressemblances ?
T. H. : Encore aujourd’hui lorsqu'on pense au secteur de la pub, on imagine des personnes dans des bureaux, qui vendent des espaces publicitaires. Évidemment, il y en a encore. Mais le plus gros du revenu n’est pas généré par ces personnes. La publicité d’aujourd’hui ressemble davantage à Wall Street. Il s’agit de vastes places de marché, guidées par les données. Ce sont des algorithmes qui achètent et vendent des espaces publicitaires. Quand vous visitez un site web, des algorithmes répondent à une mise aux enchères d’une fraction de seconde et décident quelle publicité s’affichera pour vous. Ces places de marché automatisées ont marchandisé et rationalisé notre attention. Ce que j’explique dans mon livre, c’est que si le secteur de la publicité ressemble de plus en plus aux marchés financiers, il souffrira des mêmes problèmes.
Quels sont ces problèmes ? La création d’une bulle financière ?
T. H. : Oui. Le schéma propice à une crise financière est en place car une distorsion se crée entre le prix de la publicité en ligne et sa valeur réelle. Deux éléments expliquent cette distorsion. Le premier est l’opacité du marché. C’est très compliqué de savoir exactement ce qu’il s’y passe et donc d’avoir une idée de la valeur réelle de ce qui s’y échange. D’autant que les acteurs qui notent l’efficacité de la publicité en ligne sont aussi ceux qui la vendent. Il y a quelques années, les équipes de Facebook ont annoncé que, d’après leurs données, de nombreux utilisateurs regardaient des pubs vidéos et qu’il fallait donc créer des contenus et des publicités en conséquence. Suite à cela, énormément de médias et d’annonceurs se sont tournés vers la vidéo, ce qui a par ailleurs entraîné des licenciements et d'importantes réorganisations. Sauf qu’il s’est avéré que Facebook avait gonflé ses chiffres d’environ 60 %.
Le deuxième élément, c’est la progression des adblocks (utilisés par 50 % des Américains) mais aussi de la fraude, le recours aux fermes à clics ou au « domain spoofing » (usurper le nom de domaine de sites premium pour faire croire que les pubs sont diffusées sur des espaces de qualité). Autant d'usages qui font chuter la valeur de la publicité en ligne.
Si cette bulle des adtech éclate, les conséquences économiques seront-elles aussi importantes qu’en 2008 ?
T. H. : Je le pense, oui. Le marché des hypothèques, qui était au cœur de la crise de 2008, est sans doute plus profondément enraciné dans l’économie. Mais il est intéressant de penser à tous les services et produits qui sont financés par la publicité en ligne. La recherche autour de l’intelligence artificielle, par exemple, est largement financée par la publicité ciblée. Plus prosaïquement, des services que nous utilisons massivement comme Google Docs sont aussi financés par la publicité en ligne. Donc l’impact serait certainement très étendu.
Est-il envisageable que cette bulle n’éclate jamais et que le marché continue sa croissance exponentielle ? Puisque comme vous le soulignez, les marketeurs et les annonceurs ne sont, pour le moment, pas franchement réceptifs aux études qui prouvent que ça ne fonctionne pas...
T. H. : En 2007, on avait l’impression que tout le monde gagnait des tonnes d’argent et que rien ne pouvait arrêter cela. Juste avant que la bulle éclate, les banques ont eu de très bons résultats trimestriels. Ce momentum fait partie de la construction d'une bulle financière.
D’autre part, la régulation de la collecte des données personnelles, le RGPD notamment, est en train d’égratigner la confiance que certains ont dans la publicité en ligne. Les acteurs de la pub perdent l’accès aux données. Cela leur permet de se rendre compte que ces données n’ont jamais été vraiment utiles. Ces restrictions législatives créent une crise de confiance, on commence à questionner la manière dont est géré ce business depuis trente ans.
Ressentez-vous que cette perte de confiance gagne du terrain ?
T. H. : Oui, cela a commencé lorsque des annonceurs comme Procter & Gamble ont réduit leur budget pour la pub digitale. Et je le ressens d’autant plus depuis la sortie du livre. De nombreuses personnes de l’industrie de la pub me confient : « Vous dites tout haut ce que je pense depuis plusieurs années. »
ça arrive un peu tard comme révélation choc maintenant que les cookies tiers vont bientôt tous disparaître, non ?