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« Trop d’État nuit à l'innovation » : d'où vient cette idée reçue ?

Régulièrement, sur les réseaux, la communauté des pro cryptos s'enflamme. Dérapages et crispations, qu'est-ce que racontent les passions et les clashs de la communauté crypto ?

Sur Twitter, petit baromètre de nos passions contemporaines, c’est la curée. Tweets assassins, mèmes agressifs, franches insultes : le cyberharcèlement bat son plein dès lors qu’il est question de cryptomonnaies. Il faut qu'ici, les investisseurs ne misent pas que de l’argent, ils y mettent aussi beaucoup d’eux-mêmes, de leurs aspirations à leurs affects les plus intimes. Jusqu’à parfois franchir la limite symbolique qui sépare l’engagement du fanatisme et la ferveur du harcèlement. Si la communauté des pro cryptos ne se réduit pas à ses trolls, elle tend à se distinguer par la violence de ses affects. Dès lors, une question se pose : pourquoi les cryptos suscitent-elles autant de passions, et souvent des passions tristes ? 

La revanche des geeks sur les banquiers

S’intéresser aux affects qui s’expriment au sujet des cryptomonnaies fournit un bon thermomètre de la défiance qui s’est développée vis-à-vis du système monétaire et financier. Pas de surprise, le mercure s’affole et on tutoie les sommets. Les raisons de la colère sont à chercher du côté de la succession des crises financières, depuis celle de 2008 jusqu’au climat actuel d’inflation rampante. Une défiance qui provient aussi de la multiplication des scandales financiers, de l’évasion fiscale massive à l’opacité entourant l’action des banques, tout autant que du sentiment diffus d’une liberté qui se restreint à mesure que la surveillance financière s’accroît. La mobilisation contre les mesures de restriction de circulation (passe sanitaire) qui a marqué les mois passés a attisé la colère contre le système et ses institutions. Au Canada, après deux semaines de blocage contre le passe sanitaire, l'État fédéral a menacé les propriétaires de camions d'un gel de leurs comptes bancaires et d'une suspension de l'assurance de leurs véhicules. Une décision perçue comme une déclaration de guerre qui n’a fait qu’aviver la colère. Pour Simon Polrot, ancien avocat, cofondateur et responsable des affaires européennes de l’ADAN (l’association qui représente les entreprises françaises du secteur des actifs numériques et des technologies blockchain), ce signal interroge. « Il montre que les États ont la capacité de bloquer les avoirs des citoyens de manière discrétionnaire. » 
 
Vent debout contre cette mesure, les partisans des cryptomonnaies n’ont pas manqué de dénoncer la déviance d’un système marqué par la collusion entre les banques et les États. Ainsi, le spectre du gel discrétionnaire des avoirs vient alimenter la peur de la confiscation et renforcer le sentiment que les devises numériques sont une alternative saine à un système jugé coercitif et corrompu. « Une partie des affects hypertrophiés qui s’expriment au sujet des cryptomonnaies provient de cette défiance nourrie par le vécu intime des crises financières, mais aussi par la croyance forte dans les valeurs portées par les cryptomonnaies », décrypte Simon Polrot. « La communauté des “Bitcoiners” est largement constituée d’une base libérale d’individus qui veulent contrôler leur destin, reprendre le contrôle sur l’économie en inversant le rapport de force pour le faire partir de la base. C’est la revanche des geeks sur les banquiers. »

Stress financier et effet casino 3.0

Le sentiment d’un rétrécissement de l’horizon financier et d’un futur toujours plus incertain peut expliquer la force des affects qui traversent la communauté crypto. Des affects qui expriment souvent de la peur. Une peur de la confiscation, d’abord, renforcée par la tendance actuelle à la régulation. Un réflexe de crispation qui a pu être alimenté par certaines réactions très négatives de la part des institutions financières ou par des communications maladroites. « Certains considèrent que les régulateurs n’insistent que sur les aspects négatifs, comme le financement du terrorisme, et font parfois des associations hâtives, ce qui peut être perçu comme une attaque contre l’identité même des investisseurs et épargnants en cryptos. » Une posture qui génère elle-même du stress financier puisque lorsqu’une personne publique attaque un actif, c’est sa valeur potentielle sur le marché qui peut s’en trouver affectée. Les passions tristes qui s’expriment au sujet des cryptos témoignent ainsi d’une peur plus générale du lendemain, une posture inquiète face à un avenir jugé incertain. Ce stress financier pousse à chercher la meilleure manière d’investir et de faire fructifier son pécule, sans que l’inflation ne vienne en grignoter une trop grande partie. À ce titre, l’investissement en Bitcoin relève d’un choix stratégique, risqué, mais conscient et assumé : « J’ai mis toutes mes économies en Bitcoin pour assurer l’avenir de ma fille de 4 ans », tweetait un « cryptoamateur », inquiet que les différents paquets législatifs européens ne viennent entraver cette stratégie pour le futur (qui relève, à bien des égards, de la survie).

La volatilité des marchés place les investisseurs dans un climat de tension potentiellement explosif. Chaque annonce critique des cryptomonnaies ou chaque mouvement en faveur de la régulation est susceptible de générer une secousse sur un marché particulièrement orageux. L’exposition à des variations de cours brutales et rapprochées alimente donc un état de tension nerveuse propre aux emballements les plus déraisonnables et proche de l’effet casino, version 3.0.

Subvertir sa position de dominé pour se réaliser en dominant

Les personnes qui font le choix de placer leurs économies dans les cryptomonnaies revendiquent une éthique très individualiste, self-made. Assumer s’être formé dans son coin à des savoirs habituellement réservés à l’élite financière est source de fierté. Paradoxalement, cette éthique individualiste fait le lit d’un esprit de communauté puissant, qui s’exprime à plein lorsque la volatilité des cours est la plus forte. Ces tensions sur le marché donnent lieu à de puissants réflexes communautaires, des réflexes générateurs de mèmes comme le fameux HODL (un célèbre mème né d’une faute de frappe signifiant « I Am Holding » : « Je garde tous mes actifs malgré les secousses du marché »). Ou bien encore l’expression WAGMI (« We Are All Gonna Make It » : « Nous y arriverons tous ensemble »), qui signale l’envie, forte, de se voir réussir aux marges d’un système financier qui exclut, d’ouvrir les portes qui demeurent inaccessibles et de s’offrir à soi-même des opportunités qui nous sont habituellement refusées. Ces éléments communautaires nourrissent un effet de camp très puissant. La binarité est souvent de mise : on est avec ou contre eux. Eux sont seuls (ou ensemble) contre les autres. Des « autres » associés à un « ancien monde » à combattre. Parfois, les attaques en règle prennent une tonalité franchement misogyne. Celle-ci peut s’expliquer par la composition de cette communauté, très largement masculine. Les cryptomonnaies se situent à l’intersection de domaines où les femmes sont historiquement minoritaires : la finance et la tech. Les réflexes patriarcaux les plus éculés trouvent donc à s’exprimer dans un contexte où le stress financier renforce le sentiment d’incertitude.

Bitcoin et les cryptos servent les aspirations de ceux qui entendent prendre une revanche sur un système qui les place en position de subordination : malmenés par les crises à répétition, assujettis au pouvoir des banques. Grâce à Bitcoin, il devient possible de subvertir sa position de dominé pour se réaliser en dominant. Aux États-Unis, le phénomène des « cryptomoms » fournit l’exemple de femmes qui tentent d’accéder à l’indépendance financière – et à la réussite business – en misant gros sur les cryptos. Le potentiel émancipateur de la technologie est non négligeable, mais l’illusion de pouvoir renverser le système se heurte parfois violemment à l’écueil de la réalité du marché. Pour un parvenu enrichi, combien de ruinés ? 

Le déni face à une oligarchie qui sert les intérêts des puissants

C’est cette illusion mortifère, savamment entretenue par certains membres influents de la communauté crypto, que dénoncent aujourd’hui les tenants et tenantes de la régulation. Celle-ci est présentée comme un recours, un filet de sécurité pour les plus faibles dans le contexte d’un Far West économique. Car, à bien des égards, l’écosystème des cryptomonnaies est une oligarchie : 90 % de la masse monétaire est détenue par seulement 1 % des porteurs. À l’image de Michael Saylor, influent patron de la tech, qui possédait à l'été 2022 pour 3,4 millions de dollars de Bitcoin. Par ailleurs, les capitaux qui affluent dans le secteur sont issus massivement des gros fonds de pension et fonds d’investissement américains, tel BlackRock, mais aussi de banques privées comme Goldman Sachs. Pour le moment, ceux qui profitent du système sont donc les gros – les « whales » – plutôt que les petits. Un constat partagé par le gendarme des marchés américains, Gary Gensler, qui appelle à plus fortement réguler le secteur dans les mois à venir
 
Pourtant, ni la volatilité des cours, ni les révélations sur les manipulations de marché, ni les risques de pertes sèches ne semblent entamer la croyance, quasi religieuse, dans les cryptomonnaies – et plus particulièrement Bitcoin – au sein d’une communauté plus que jamais soudée. Pour Simon Polrot, cette adhésion sans faille au projet des cryptos souligne la nature idéologique de ce débat qui met en scène des visions du monde concurrentes. « Bitcoin porte des valeurs et des promesses qui font écho à des expériences personnelles vis-à-vis de la société. Il ne s’agit pas d’un débat technique mais d’un questionnement sur la notion de confiance. Le volet financier ajoute une charge émotionnelle à un débat avant tout idéologique. »  

Cet article est paru dans notre dossier - Faut-il débrancher Bitcoin ? - de la revue 31 de L'ADN. Si vous brûlez de dévorer ce numéro passionnant, vous avez 1 000 fois raison... et vous pouvez vous procurer le vôtre ici.

Nastasia Hadjadji

Journaliste, Nastasia Hadjadji a débuté sa carrière comme pigiste pour la télévision et le web et couvre aujourd'hui les sujets en lien avec la nouvelle économie digitale et l'actualité des idées. Elle est diplômée de Sciences Po Bordeaux.
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