Elle est une femme de gauche écoféministe qui défend un programme radical sur le plan écologique et économique. Pour cela, Sandrine Rousseau a essuyé des vagues de cyberharcèlement d’une magnitude inédite. Entretien avec celle qui assume de cliver, et le paye au prix fort.
Sandrine Rousseau est une femme en politique. Elle est de gauche et porte haut des idées qui en font grincer plus d’un·e : radicalité écologique, refonte du modèle économique, remise en question frontale de la technologie comme moteur de la société. Elle défend une prise en compte courageuse de la question des inégalités, qu’elles soient sociales, de genre ou de race, un mot honni en France. Elle use d’un vocabulaire inédit, reprenant des idées issues des sciences sociales, comme l’écoféminisme ou le concept de déconstruction. Elle assume de jouer sur le terrain de l’intime, en politisant des émotions comme la colère ou la peur. Ajoutons à cela qu’elle n’est pas une professionnelle de la politique, elle n'est ni maire ni député·e mais économiste, et continue de donner cours à l’université de Lille. Pour toutes ces raisons Sandrine Rousseau clive. Candidate malheureuse à l’investiture écologiste à la présidentielle, elle a pourtant su imposer à l’agenda politique des idées et des manières de faire innovantes. Une dynamique qui l’a conduite à rassembler 48,97 % des voix à la primaire écologiste, contre 51,03 % pour son rival Yannick Jadot. Un succès donc, malgré l’échec de l’investiture.
Pour L’ADN, Sandrine Rousseau revient sur ses idées et le rôle joué par les trolls d’extrême droite dans sa campagne. Elle dresse le portrait d’une arène politique en ligne d’une violence inouïe et d’une misogynie crasse. Où la silenciation des femmes et des idées minoritaires est la règle. Sans qu’aucune perspective de modération ou de régulation sérieuse ne soit à l’ordre du jour.
Que répondez-vous aux personnes qui jugent vos idées trop radicales ?
La situation que nous vivons appelle à la radicalité. On se distrait avec un débat sur le nationalisme et la question de l’identité et, dans le même temps, on feint de ne pas voir la réalité. La réalité c’est une température de 38°C à la frontière du cercle polaire, une tornade qui a ravagé une partie de l’est des États-Unis, un dôme de chaleur l’été dernier au Canada, des mégafeux que l’on ne sait plus arrêter ou la forêt Amazonienne en passe d’émettre plus qu’elle ne peut absorber. C’est ça que l’on ne veut pas voir !
La radicalité en soi ne veut rien dire. Il faut la mettre en regard avec son objectif. Le mien est de changer radicalement de système économique dans un temps très court. C’est notre défi.
On vous a présenté comme la porte-parole du « Wokistan ». Avez-vous revendiqué cette étiquette ? Cliver fait-il partie de votre stratégie politique ?
Je ne me présente pas comme « woke », je ne l’ai jamais fait ! On m’a désignée comme ça et c’est principalement le fait d’adversaires politiques. C’est une manière de délégitimer ce que je dis sans rentrer dans le fond de mes idées. Comme l’islamo-gauchisme ou le politiquement correct, le woke a été imposé dans le débat pour faire taire, de manière brutale et sans discussion, l’adversaire politique.
Ce que je pose dans le débat politique, c’est que les inégalités ne sont pas la conséquence imprévisible d’un système ; les inégalités sont le moteur du système. C’est l’enrichissement de quelques-uns au détriment de tous les autres qui génère le dérèglement climatique. Il ne s'agit pas de quelque chose de secondaire dans l’analyse, mais bien du cœur du problème.
Comment comprenez-vous l’hystérisation du débat autour de la « pensée woke » ?
Ce débat permet d’occulter plusieurs choses. Déjà que l’extrême droite a gagné une partie de la bataille culturelle. Le fait que ce mot soit repris sans discussion et que l’on me laisse seule face à cette tempête, sans solidarité ou discours qui explique clairement l’usage de ce mot comme anathème, indique clairement que la gauche a cédé le terrain des idées à l’extrême droite.
Ce débat cache aussi l’idée dérangeante que la France est un pays qui refuse presque obstinément de regarder en face la réalité des inégalités. Nous n’avons aucun outil pour les objectiver scientifiquement, je pense par exemple aux statistiques ethniques. On dit de certaines personnes qu’elles se referment dans des communautés, mais aujourd’hui on ne se donne aucun moyen d’objectiver les différences.
Pour ne pas menacer l’idéal d’universalisme qui est l’un des fondements du modèle républicain français ?
Nous avons fondé notre modèle républicain sur une fiction, selon laquelle l’égalité pourrait se réaliser au détriment des différences. En conséquence, on attend des personnes qu’elles soient toutes semblables et qu’elles se fondent dans un ensemble en reniant ce qui les constitue par ailleurs. Mais tout ceci est irréel. Je suis moi-même un pur produit du modèle républicain français, notamment parce que j’ai fait des études supérieures dans l’enseignement public. Pourtant, j’ai été à plusieurs reprises, et violemment, ramenée à ma condition et à mon corps de femme [En 2016, Sandrine Rousseau a accusé Denis Baupin, alors membre du bureau exécutif d'EELV, d'agression sexuelle, devenant l'une des figures du mouvement #MeToo contre les violences sexistes et sexuelles, ndlr]
Par ailleurs, la question des inégalités ne se réduit pas aux questions sociales comme la question du revenu. Je crois qu’il y a des facteurs qui transcendent le revenu, particulièrement la notion de peur. Notre peur est politique. La peur que ressent une femme le soir dans la rue est politique. La peur que peut vivre une personne non-blanche face à des policiers est politique. Que l’on gagne 5000 euros ou 500 euros, on peut fait l’expérience de cette peur.
On entend souvent que la gauche a oublié le social – les inégalités de revenu – au profit du sociétal – les inégalités liées aux facteurs de genre ou de race. Je pense que, là encore, il s’agit d’une manière de jeter un voile sur ces questions sociétales. Mais c’est aussi une manière de nier le fait qu’être noir et riche, c’est quand même être exposé à des contrôles d’identité plus fréquents, à une forme de racisme dans l’accès au logement ou à l’emploi. On ne peut par parler de progrès sociétal sans prendre ça en compte.
Vous avez fait l’objet d’attaques très violentes sur les réseaux sociaux, de même que des personnes de votre équipe, comme Alice Coffin. Elles sont notamment le fait de comptes Twitter qui dénigrent vos idées sur le registre de la satire. Quelle est leur fonction ?
Ces attaques signalent d’une part l’absence criante de progrès sur la place des femmes en politique. On a dit de Ségolène Royal, d’Eva Joly ou de Anne Hidalgo qu’elles en avaient pris plein la tête. On a ensuite prétendu que les choses avaient changé. Mais non. Les femmes qui bousculent l’ordre, à gauche comme à droite, doivent faire face à un discrédit misogyne permanent. De plus, il ne faut pas se leurrer sur l’objectif politique de ces attaques. Il s’agit de décrédibiliser la parole des femmes et de déstabiliser une forme d’opposition. Ces pratiques, on les retrouve au Brésil de Bolsonaro, mais aussi aux États-Unis sous l’ère Trump ou bien en Italie dans le sillage Salvini. Lorsque des hommes réactionnaires sont au pouvoir, les femmes de gauche subissent des vagues de cyberharcèlement.
En dehors des appels au viol et des menaces physiques, j’ai reçu quantité de tweets disant : « elle est bête ». Cet argument me fascine. On dit de toutes les femmes en politique qu’elles sont bêtes mais c’est un argument qui n’est jamais renvoyé aux hommes. Quand Yannick Jadot prend position sur la chasse, on ne le renvoie pas à sa bêtise, on le renvoie à un désaccord politique.
Ces cyberattaques ont des effets au-delà des personnes qui lisent les messages. Je peux dire aujourd’hui que ce climat a jeté une ombre sur ma campagne lors de la primaire. Mes équipes ont pensé à un moment : si elle gagne, ça va être dix fois pire. Est-on prêts et prêtes pour ça ? Je pense même que ces cyberattaques ont contribué à ma défaite. Aller à une présidentielle dans cette ambiance aurait été très difficile. Au final, les trolls ont obtenu ce qu’ils voulaient et c’est très grave.
Comment faire face à ces raids misogynes ?
Nous ne parvenons pas à faire front commun, et c’est aussi très grave. Ce qui m’a frappée lors de ces attaques, c’est ma solitude face à la haine en ligne. Mes équipes se sont relayées pour gérer l'afflux de tweets, certains et certaines ont encore à gérer les conséquences sévères de l’exposition à ces messages haineux. Or mon parti, Europe-Écologie-Les Verts (EELV), ne m’a pas soutenue, alors même que j’ai demandé ce soutien. Les autres femmes politiques très peu. Pourtant c’est un problème politique collectif que de ne pas laisser les femmes s’exprimer et d’organiser des raids de cyberharcèlement contre elles.
Comment l’expliquez-vous ?
C’est une question irrésolue, que je leur poserai un jour. Lorsqu’on prend position publiquement sur la question du féminisme et que l’on prétend être conscient des enjeux liés au sexisme, alors il faut défendre les femmes qui font face à du cyberharcèlement. Quand bien même on n’est pas d’accord. Il y a un enjeu de protection de la parole qui incombe aux partis.
La plateforme Twitter a-t-elle pris des mesures ?
Absolument pas, Twitter n’a rien fait. Ils ne m’ont certifiée qu’après la primaire alors que j’ai fait plusieurs signalements pour le compte parodique. Mais la plateforme n’a, à ce jour, pris aucune espèce de mesure. Pourtant Twitter a une responsabilité dans le fait que les femmes politiques sont la cible prioritaire d’attaques misogynes violentes de la part de l’extrême droite.
Pour vous discréditer, l’extrême droite use du sarcasme. Que répondez-vous à l’argument selon lequel la gauche a perdu le sens de l’humour ?
L’extrême droite a toujours utilisé le sarcasme et la caricature. Notamment pendant la montée du nazisme, période qui a vu la diffusion de nombreuses caricatures sur les Juifs. Je ne vois pas en quoi la gauche a perdu le sens de l’humour, en revanche je vois bien en quoi nous sommes en train d’imposer le sens du respect. Je suis quelqu’un qui rit énormément, mais je me refuse à le faire lorsque l’humour s’exerce au détriment des autres.
L’extrême droite est à l’avant-garde de l’innovation en matière d’usage des réseaux sociaux. Que faut-il faire face à cela ? Se positionner sur les mêmes canaux pour mener la bataille des idées ?
C’est une vraie question qui n’appelle pas de réponse simple. On ne peut pas utiliser le même registre violent mais il faut pourtant protéger le cadre de l’expression démocratique. Ce n’est pas le cas aujourd’hui alors même que c’est une question essentielle pour la démocratie. Là-dessus les GAFAM doivent rendre des comptes, précisément parce qu’ils sont devenus des acteurs de la démocratie à part entière.
Nous devons aussi questionner notre dépendance à l’égard de ces plateformes pour faire campagne. C’est une question épineuse car, en temps de Covid, comment faire campagne sans Twitter, Facebook ou Instagram ?
Avez-vous réfléchi à comment faire campagne sans ces canaux de diffusion ? Planchez-vous sur des solutions alternatives ?
Nous avons considéré la plateforme Twitch, mais on voit que les mêmes effets de meute et autres raids s’y déroulent aussi. Le porte-à-porte est évidemment la base de toute campagne politique. Mais la période rend cette démarche plus difficile, et quantitativement c’est moins efficace. La prochaine étape des réseaux sociaux c’est de faire en sorte que chaque candidat ait son réseau. C’est ce qu’a fait Trump avec Truth Social. Mais c’est dangereux car se déploie sur ce canal une parole raciste, misogyne et absolument libérée de toute contrainte extérieure.
Je suis globalement inquiète de la violence de ce que j’ai subi, mais aussi de la tétanie collective que j’ai pu constater face à ce déferlement de haine. On laisse nos démocraties entre des mains sales.
Les réseaux sociaux ne sont pas que des défouloirs cathartiques. On peut les utiliser pour renouveler la conversation politique. Comment convertir la conversation en ligne en engagement politique, car on voit dans le même temps que de moins en moins de personnes se rendent aux urnes ?
Lors de ma campagne, j’ai utilisé des mots, des concepts (écoféminisme, déconstruction, prédation ou encore racisé·e) qui n’avaient jamais été utilisés dans la vie politique. Et j’ai par ailleurs expliqué que ma candidature ne procédait pas du plan de carrière mais plus d’un engagement né d’une colère intime. Paradoxalement, cela m’a valu beaucoup de haine mais aussi une adhésion assez forte de la part de personnes très éloignées de la politique. J’ai été frappée du fait que 80 % des personnes qui m’ont rejointe n’étaient pas politisées. Les réseaux sociaux ont donc permis que mes mots et mon message atteignent ces personnes. Il y a donc là quelque raison d’espérer.
Le programme politique de Sandrine Rousseau, désormais ralliée à Yannick Jadot, candidat écologiste à l'élection présidentielle, est à retrouver ici : sandrinerousseau.fr
Participer à la conversation