En s’attaquant à l’énergie, principal levier d’emprise russe sur l’économie mondiale, les Occidentaux engagent un bras de fer qui aura des conséquences fortes pour les entreprises et les particuliers, notamment en Europe.
Le gaz et le pétrole sont le poumon de l’économie russe et les Occidentaux visent l’asphyxie. Mardi 8 mars, un pas supplémentaire a été franchi dans la riposte qui fait suite à l’invasion de l’Ukraine. Les États-Unis ont annoncé un boycott pur et simple du pétrole et du gaz russe, suivis par le Royaume-Uni. Bien plus dépendante du gaz et du pétrole russe, l’Union européenne se montre plus prudente et a annoncé un plan pour réduire ses importations de gaz russe de deux tiers. Les prix du baril de pétrole (139,13 dollars pour le baril de Brent lundi) et ceux du mégawatt de gaz (345 euros le mégawattheure, du jamais vu) atteignent déjà des sommets. Alors que certains annoncent déjà un choc énergétique mondial, Daniel Mirza, enseignant-chercheur en économie à l’Université de Tours et chercheur au Laboratoire d'Economie d'Orléans, revient sur les conséquences de ces sanctions qui toucheront les Européens et Européennes au portefeuille.
Pourquoi la question du gaz russe est-elle si déterminante aujourd’hui ?
DANIEL MIRZA : La question du gaz russe est délicate. Prenons le pétrole : les alternatives au pétrole russe sont relativement simples à trouver. Les sources d’approvisionnement sont multiples et relativement proches géographiquement, je pense au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, des pays avec lesquels nous entretenons des relations diplomatiques plutôt bonnes. C’est tout à fait différent pour le gaz puisque, sans la Russie, nous aurions à nous approvisionner auprès de pays éloignés géographiquement : Chine, États-Unis, Canada, Australie. Cela suppose une chaîne logistique plus complexe, avec un acheminement par navire sous forme de gaz liquide. Une autre alternative serait de s’approvisionner auprès de l’Iran, un pays qui produit du gaz mais qui fait l’objet de sanctions économiques. Plus proches de nous, la Norvège et l’Algérie pourraient représenter des alternatives, mais leur capacité cumulée de production représente seulement un tiers de ce que produisent les Russes…
Quelles vont être les conséquences des sanctions fortes annoncées par les États-Unis et l’Europe sur la question du gaz, du pétrole et des minerais russes ?
Les fortes sanctions prononcées par les Américains et les Européens visent aujourd’hui le gaz et le pétrole russe et pourraient concerner demain des minerais comme l’aluminium ou l’acier. La conséquence la plus directe sera l’augmentation du prix de ces matières premières. C’est la loi de l’offre et de la demande : à demande mondiale égale, quand l’offre mondiale se raréfie alors les prix augmentent. Cette flambée des prix va affecter en profondeur les chaînes de production qui dépendent de ces ressources énergétiques. Les entreprises qui dépendent de l'énergie pour leur production seront touchées. En France par exemple, la consommation de ces matières premières représente près de 5 % des coûts de production (de 2 à 10 % selon les secteurs). Mais les particuliers seront également touchés et les factures d’énergie seront nécessairement plus élevées dans les mois à venir. Se déplacer, se chauffer et même travailler reviendra plus cher.
Jusqu’à hier les Occidentaux évitaient soigneusement d’appliquer des sanctions visant les matières premières et l’énergie. Pourquoi ?
Les ressources énergétiques russes occupent une part importante des importations en Europe. En Allemagne, 70 % du charbon importé et près du tiers du gaz viennent de Russie. La dépendance est encore plus forte en Italie, un pays qui importe 90 % de son charbon et 47 % de son gaz auprès des Russes. Il y a aussi le pétrole, puisque ces deux pays importent respectivement 27 % et 14 % de pétrole russe. En comparaison, la France est moins dépendante car elle peut compter sur son parc nucléaire pour l’électricité ; concernant le pétrole, elle se fournit en partie auprès des pays producteurs africains (Nigéria, Algérie, Libye). Toutefois, compte tenu de son appartenance à l’Union européenne, la France se doit d’être solidaire avec les pays de l’Union avec lesquels elle fait l’essentiel de ses échanges. Ainsi, elle doit aussi se poser la question de sa dépendance indirecte à l’égard des ressources énergétiques russes.
Cette dépendance est-elle une fatalité ?
La question de la dépendance aux ressources énergétiques russes doit être mise en perspective avec la consommation d’énergie totale des pays européens. En Europe on peut compter sur des sources d’énergies alternatives aux hydrocarbures comme l’énergie renouvelable (solaire, éolien et hydroélectricité) et le nucléaire. Or, les importations d’hydrocarbures des pays comme l’Allemagne et l’Italie deviennent minoritaires quand on considère toutes ces énergies consommées. On peut estimer cette dépendance à l’égard des ressources énergétiques russes. Mes calculs sont basés sur des bases statistiques françaises et allemandes. L’Allemagne dépend de la Russie à hauteur de 12 % pour sa consommation énergétique, un chiffre qui descend à 4 % pour la France, qui bénéficie de son parc nucléaire. La plupart des autres pays européens doivent pouvoir se situer dans cette fourchette.
Peut-on aujourd’hui anticiper le coût que représente la fin de l’approvisionnement en gaz et en pétrole russe ?
Les sanctions visant les ressources énergétiques russes vont conduire à une augmentation des prix mondiaux de ces ressources, qui aura un effet en cascade sur le prix des biens et services payés par les consommateurs et consommatrices. Cette flambée pourra toutefois être contenue si les producteurs rognent sur leur marge, dans un premier temps. À plus long terme, le vrai risque concerne l’inflation. Elle sera nourrie par un mécanisme appelé la « spirale prix-salaires ». Quand le coût de la vie augmente, les salariés ont tendance à demander des augmentations de salaire qui engendrent elles-mêmes des augmentations des prix.
Ces décisions politiques, et leur cortège de conséquences sur les prix, devraient nous inciter à fortement modérer notre consommation d’énergie, tout en misant sur des énergies alternatives. D’autant que, pour limiter la spirale prix-salaires, il faudra mener une politique consistant à aider massivement les fabricants de biens durables en Europe en les poussant à investir et s'équiper de sources d'énergies propres, et subventionner l'écart de prix des matières premières lié à la sortie du marché mondial de la Russie. La France et les pays européens s’endetteront encore plus, mais dans un contexte d’inflation il est d’autant plus facile de résorber le coût de la dette. Sans compter qu’une telle politique nous aidera à faire d’une pierre deux coups : protéger nos démocraties et nos économies tout en menant une politique d’investissements sur le plan environnemental.
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