Nous étions censés avoir tué Dieu ? Les religions n'intéressaient plus que les extrémistes et les traditionalistes ? Et pourtant, les réseaux sociaux consacrent le grand retour de la spiritualité. Explications avec François Gauthier.
Le chamanisme serait la foi qui connaît la croissance la plus rapide en Grande-Bretagne ! Reprise dans un court article de The Economist, l'une des statistiques du dernier recensement anglais et gallois étonne. À raison. Mais les amateurs de réseaux sociaux, eux, ne peuvent pas être surpris. Ils pourraient même trouver ce chiffre un peu faible : entre 2011 et 2021, le nombre de personnes déclarant le chamanisme comme étant leur religion est passé de 650 à 8 000. Car sur Instagram, TikTok and co, depuis la crise du Covid surtout, les chamanes, sorcières, druides et autres « starseeds » croissent et se multiplient. Ils sont littéralement partout... Tous consacrent le grand retour de la spiritualité et les mutations de ses modalités d'expression – parfois franchement loufoques. Qu'est-ce que ce phénomène raconte de notre époque ? On a posé la question à François Gauthier, anthropologue des religions.
À ses yeux, les nouvelles spiritualités ne sont pas si neuves – elles trouveraient leurs racines dans les Lumières du XVIIIᵉ siècle. Mais les réseaux sociaux et la crise du Covid ont accéléré ces tendances à l'œuvre depuis plus de deux siècles. À la manière qu'elles ont de changer notre rapport au divin, les nouvelles spiritualités marquent surtout, selon l'anthropologue, un changement civilisationnel profond. La fin d'un monde dual propre au christianisme, qui part de l’hypothèse qu’il y a deux étages à l'existence, l’au-delà et l’ici-bas.
Comment peut-on expliquer l’explosion des nouvelles spiritualités ?
François Gauthier : La diffusion d'idées auparavant marginales est une conséquence de la libéralisation des médias. Le passage en quelques décennies d’une dizaine de chaînes de télévision à plus de 30 ; puis Internet, qui a tout fait exploser, a ouvert de nouvelles possibilités d'expression et d’agrégation. C’est un phénomène lié au consumérisme qui domine dans nos sociétés. La consommation, de ce point de vue, ne se limite pas à acheter un service ou un produit. Au fond, on consomme des signes d’identité, d’appartenance, de valeurs, des mythologies et des croyances. C’est exactement la logique des réseaux sociaux.
On parle de nouvelles spiritualités, mais sont-elles si nouvelles ?
F. G. : Si on prend du recul, il faut comprendre que les Lumières n’ont pas seulement introduit le culte de la raison, mais aussi celui des émotions, des « passions », comme l’a bien montré le philosophe canadien Charles Taylor. Un exemple : Diderot, fondateur de l'Encyclopédie, nourrissait le culte à la raison mais remplissait ses carnets privés d’émerveillement au sujet de son monde intérieur. De là, est apparue ce que Taylor appelle l'éthique de l'authenticité et de l'expressivité : l'idée que nous sommes à la fois tous égaux et tous uniques, et que le but de la vie consiste à trouver ce « soi » et de l’exprimer. C’est le but de la vie, la forme de salut qui domine aujourd’hui. Il faut être authentique et exprimer notre singularité. C’est une dynamique au cœur de nos sociétés aujourd’hui.
Taylor a également montré comment cette nouvelle éthique expressive a été massifiée avec l'explosion de la consommation dans les décennies d’après-guerre. De marginale et réservée à une certaine élite au XIXᵉ siècle, l’éthique de l’authenticité a pénétré toutes les couches sociales dans la seconde moitié du XXᵉ siècle. Ce rapport au monde suppose une nouvelle conception du cosmos, de l'univers et du sens de la vie. Une conception « post-chrétienne » qui est dominante aujourd’hui, et selon laquelle nous sommes à la fois des sujets uniques et connectés au tout. Le succès de l'hindouisme, du bouddhisme, et des spiritualités orientales en général repose sur le fait qu'il résonne très fort avec cette idée qu’en se connectant à soi, on se connecte à la nature, aux autres espèces, au Tout. Les starseeds, les graines d’étoiles, poussent le curseur jusqu'aux tréfonds de l'univers. Se découvrir comme starseed, c’est connecter avec le cœur de notre univers.
Les néospiritualités ne sont donc pas les enfants du seul New Age des années 1970 ?
F. G. : Le New Age comme tel est un phénomène assez restreint mais donne le nom à une nébuleuse beaucoup plus vaste dont les discours sont devenus mainstream. Le mouvement a pris forme dans les années 1960 au moment où les grandes utopies politiques commençaient à s’effriter. Avant, il était acquis qu’on puisse se sacrifier pour le collectif : le parti voire la patrie, le syndicat voire l’entreprise... Désormais, il faut se découvrir et se changer soi pour changer le monde.
Le développement du New Age est donc concomitant avec la dépolitisation ?
F. G. : Exactement. En revanche, ce qui est relativement nouveau dans les courants actuels, c’est la fusion avec le complotisme. C'était en filigrane, mais cette tendance s’est cristallisée pendant la crise du Covid. Dans le New Age, on a toujours été très méfiants à l'égard des vaccins par exemple. Mais dans les années 1990 et jusqu’au début des années 2000, ces mouvements entretenaient un rapport généralement positif à la science. Avec le Covid, il y a eu un désarrimage d’avec le rationalisme scientifique, un grand doute s’est installé dans le rapport à la science et à toutes les autorités, faisant apparaître des « affinités électives » avec l'extrême droite.
Faire ses recherches personnelles, défier un ordre établi... Les nouvelles spiritualités suivent le même type de raisonnement que celui qu’on trouve dans le complotisme ?
F. G. : La société de consommation a généralisé la crise des institutions. On ne croit plus au progrès et tout ce qui faisait notre monde moderne, pour le meilleur et pour le pire : les institutions politiques, la démocratie, la science... Donc effectivement, l’idée que la vérité est cachée par des élites corrompues rencontre une très forte résonance. Les théories du complot substituent une réponse simple, voire simpliste, à une situation très complexe : c’est très rassurant.
Il s’agit non seulement de trouver une identité, mais de trouver sa place dans le monde ?
F. G. : Effectivement, quoi de plus authentique que d'être une graine d'étoiles, une vieille âme. Cela permet une sorte de renversement des stigmates, de passer de : « je ne me sens pas à ma place, je ne trouve pas ma place... » à : « j’appartiens à un groupe d’êtres spéciaux et éveillés ». Cela répond à des questions identitaires et des questions d'appartenance comme on en trouve par exemple dans les sous-cultures – du hip-hop, au punk, aux amateurs de fêtes techno... – qui permettent à des catégories marginalisées de créer une forme de culture qui leur permet de se rassembler et de se sentir exister.
Ces mouvements ne font pas que remettre en question la science, ils y font largement référence. La physique quantique est souvent citée.
F. G. : Ce n'est pas si étonnant. En dehors de l'Occident, les recompositions de la religion se font souvent en accord avec une certaine vision de la science. Au XXᵉ siècle, les religions traditionnelles de l'Inde ont été légitimées en prétendant que tout était déjà dans les Védas. Les musulmans on fait la même chose avec le Coran. Les courants spiritualistes de Madame Blavatsky à la fin du XIXᵉ siècle légitimaient aussi leurs croyances et pratiques avec les dernières découvertes scientifiques. Le New Age l’a toujours fait. En ce qui a trait aux nouvelles spiritualités contemporaines, on note des références fréquentes à la physique quantique, par exemple, même si on ne voit jamais de véritables spécialistes de ces domaines dans les vidéos. Il est vrai que la physique contemporaine fait exploser toutes les bases de notre compréhension du monde. Pour grossir le trait, il n'y a pas d'objectivité, tout est relatif, il existe des points de passage entre différents niveaux d'énergie... Ces notions générales dessinent une toile de fond à partir de laquelle se déploie l’imaginaire des nouvelles spiritualités, dont les starseeds.
L'imaginaire du cosmos est très présent. Mais on ne parle plus de Mars ou de Vénus, mais de galaxies très, très lointaines, à des échelles de temps qui se comptent en milliards d’années... Comment expliquez-vous cet élargissement des représentations ?
F. G. : Le phénomène religieux est un phénomène qui n’échappe pas à son contexte, et notre contexte a changé. En Occident, on associe la religion à un Dieu transcendant et tout-puissant mais ce n’est là qu’une vision du monde, très particulière, dans une région spécifique du monde. On peut même dire que c’est une bizarrerie dans l'Histoire, qui aboutit à affirmer que « Dieu est mort ». Or, tuer Dieu a permis de faire apparaître d’autres figures métaphysiques, conformes aussi à nos capacités technologiques, dont les extraterrestres.
Notre civilisation judéo-chrétienne s’est en partie construite sur cette vision d’un Dieu transcendant. Parle-t-on d’une bascule civilisationnelle ?
F. G. : Oui, c’est un changement civilisationnel profond, la fin de ce qu’on appelle le « dualisme ontologique » propre au christianisme, qui part de l’hypothèse qu’il y a deux étages à l'existence, l’au-delà et l’ici-bas. Très clairement, nous revenons à quelque chose qui s'appelle le « monisme ontologique » : la transcendance traverse le monde de part en part, les hommes, les animaux, les choses, les esprits... Appelez cela « la Vie », « l’Énergie », « l’Univers », peu importe. Et ça peut se mêler avec le fond culturel chrétien. Les starseeds évoquent souvent l’idée implicite de Dieu en prétendant avoir été envoyés ici-bas pour accomplir une mission. L'anthropologue des religions que je suis se pose forcément une question : envoyés par qui, envoyés pour quoi ? D’une sorte d’intelligence ou de volonté divine, sans doute. On retrouve au fond le même mythe de la création du monde. L’univers a été créé, non plus en sept jours mais au cours de milliards d'années, pour arriver jusqu’à nous. Les influences bouddhistes sont plus exotiques, elles ne sont pas du tout dualistes, au contraire, elles prétendent que tout est dans tout, et correspondent à ces mouvements de fond la culture en Occident. Je pense que cette société de consommation dont on parlait achève le moment chrétien, le moment dualiste. Quelque part, on revient à quelque chose comme une « normalité » dans l’Histoire humaine : l’être humain existe à l'intérieur d’un univers dont il fait partie et qui est pénétré par toutes sortes de forces spirituelles invisibles. Il faut comprendre que nous, les humains, avons besoin de mythes. Nous sommes des « machines à fabriquer des dieux », comme disait Roger Bastide. L’un de mes professeurs, le sociologue québécois Raymond Lemieux, disait souvent : « Tout ça, c'est du délire, et nos sociétés ont besoin de délires pour exister. Il y a des avantages et des inconvénients à chacun de nos délires collectifs. »
L’une des fonctions des religions consiste à structurer ce que vous appelez nos délires, de fonder une structure sociale. Est-ce que vous pensez que l’apparition d’organisations moins vaporeuses que ce qu’on voit apparaître en ligne finira d’institutionnaliser ces nouvelles pratiques ?
F. G. : La structure des formes religieuses est changeante. Au Moyen-Âge, en Occident, la structure était très différente de ce qu’on connaît aujourd’hui. Ce qui est certain, c'est que maintenant, peu importe où on se trouve, les pratiquants cherchent une expérience à même de leur révéler leur identité profonde, leur soi, et de leur donner un sentiment d’authenticité. On constate cela même chez les jeunes catholiques pratiquants. Leur foi n’est pas justifiée par un héritage. En revanche, ils vont parler de ce qu’ils ont vécu aux JMJ, les Journées Mondiales de la Jeunesse. « Maintenant, je peux dire que j'ai la foi, cela m'appartient parce que j'ai eu une expérience. »
Donc, bien au-delà des nouvelles spiritualités, ce sont les expériences et les rituels quotidiens qui priment – porter le voile ou consommer halal est aussi une manière de vivre une expérience au quotidien et d’exprimer son identité. Effectivement, les institutions religieuses sont souvent inaptes à proposer ce genre d’expériences parce que les Églises chrétiennes ont été conçues sur le modèle paroissial, qui date de la fin du XIXᵉ siècle, et qui est focalisé sur la messe : un rituel sobre et confiné dans un temps et un lieu, à part de la vie de tous les jours. En revanche, ce qui continue de marcher, pour les Églises, ce sont les rituels de vie – les baptêmes, les mariages, les funérailles. Encore et toujours, l'expérience. Et ce qui est vrai pour le religieux l’est dans d’autres registres. En politique, il n'y a plus personne dans les partis, mais il y a plein de monde dans les manifs.
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