
En tant qu'adulte, retrouver ses amis pour boire une bière relève parfois de l'impossible. « Quelles sont tes dispos ? Es-tu libre jeudi en 8 de 19h à 20h30 ? »
Est-il question de l'organisation d'un apéro ou d'une pénible réunion Teams ? Nul ne peut le dire. À l'heure des annulations de dernière minute, des notifications incessantes et de l'injonction à la productivité, prévoir une rencontre avec ses potes peut s'apparenter à un parcours du combattant. L'experte en relation Shasta Nelson parle même de scheduling fatigue : la fatigue qui résulte des efforts nécessaires à la coordination d'agendas bien remplis. Pour court-circuiter les 345 messages WhatsApp obligatoires, certains ont décidé de partager leur Google Calendar avec leurs amis, explique Tori Latham. Cela permettrait aussi de se tenir informé sur ce qui se passe dans la vie de son ex-coloc ou de sa vieille copine de fac. En mal d'amitié, certains se tournent vers les apps qui fleurissent des deux côtés de l'Atlantique. En 2011, Nextdoor invite à rencontrer ses voisins. En 2016, l’application de rencontre de Bumble propose Bumble for Friends, et en 2017, Peanut se lance à destination des femmes esseulées nouvellement mamans. En France, Yubo est créé en 2015 à destination des jeunes, et OpenBubble en 2021 pour retrouver un peu de « chaleur humaine. » Une déclinaison numérique symptomatique du mal-être ambiant.
Une pathologie du lien dans la société
Plus que la fameuse « récession sexuelle », l’épidémie de solitude nous pèse. Cette dernière serait partiellement imputable à ce que la Fondation Jean Jaurès qualifie de « sociose », une pathologie du lien dans la société entraînant une mise à distance de l'autre. La situation est telle qu'elle a donné lieu à un marché balbutiant. Pour arrondir leurs fins de mois, certains jeunes Chinois proposent leur service en tant qu' « amis à louer » (17 dollars de l'heure.) C'est le cas de Yang, 27 ans, qui a rencontré dans un magasin IKEA de Beijing un premier client désireux de converser amicalement de ses déboires amoureux. Pas encore de location d'amis en France, mais c'est peut-être pour bientôt.
D'après la Fondation de France, 1 personne sur 5 déclare se sentir régulièrement seule. En 2023, 1 Français sur 10 se trouve en situation d’isolement total, c'est-à-dire sans aucune rencontre avec des personnes issues de la sphère travail, famille, amicale ou associative. Concrètement, nous voyons moins les autres. Il y a dix ans, les gens passaient six heures et demie par semaine avec leurs amis proches, un chiffre qui tombe à 2 heures 45 minutes en 2021, rapporte The Guardian. D'après The General Social Survey, la fréquence à laquelle les couples mariés américains passaient la soirée avec une personne de leur quartier passe de 30 fois par an en 1974 à 20 fois par an en 1998. Selon la DDB Needham Life Style Archive, les Américains recevaient annuellement des amis chez eux entre 14 et 15 fois dans les années 70. Dans les années 90, ce chiffre tombe à 8. Aujourd’hui, la moitié des Américains ont moins de 3 amis, souligne une étude de 2021.
Aller seul au bowling et norme de réciprocité
Dans la Nouvelle-Angleterre du début du 19ème siècle, les choses étaient bien différentes. Dans son ouvrage A very social time (1996), l'historienne Karen Hansen observe que l’époque était « très sociable ». On passait l'après-midi à prendre le thé, débarquait à l'improviste, construisait ensemble des granges, organisait des pique-niques, séjournait plusieurs semaines chez ses amis et aidait ses voisines à accoucher. Indépendamment de la classe sociale, l'importance des relations sociales était claire pour tout le monde. Quelque 100 ans plus tard, cela commence à partir en cacahouète. Dans son livre Bowling Alone: The Collapse and Revival of American Community (2000), le sociologue Robert Putnam observe que nos relations amicales déclinent depuis le début du 20ème siècle et que passer du temps avec les autres s'apparente de plus en plus à un fardeau. C'était alors, dit The Atlantic, les « premières gouttes d'une révolution antisociale », muée aujourd'hui en « déluge ». Dans son ouvrage, le sociologue développe le concept de norme de réciprocité ( « generalized reciprocity » ) pour décrire les services que l'on rend sans rien attendre en retour : déneiger devant sa porte et celle de son voisin, dépanner un inconnu d'une pièce au parking, payer une tournée à ses amis. Faute de temps passé ensemble, les occasions de respecter cette norme de réciprocité se font de plus en plus rares. Cela érode le sentiment de confiance en sa communauté et génère de nombreuses externalités négatives : baisse du bénévolat, de l'implication dans la politique et des dons du sang.
Ocytocine et plaisir d'offrir
Le problème va au-delà de poubelles pas ramassées et de voisins non salués. En examinant le cas de 2 000 Presbytériens, la chercheuse Carolyn Schwartz a découvert en 2016 que ceux enclins à aider les autres étaient nettement plus heureux que les autres. Même conclusion pour Paul Wink et Michele Dillon après avoir examiné les données collectées chaque décennie à partir des années 1930 sur des habitants de San Francisco. De nouvelles recherches suggèrent qu’il pourrait y avoir une explication biochimique aux émotions positives, associées au fait de faire le bien. Une étude publiée par la National Academy of Science montre que choisir de faire un don d'argent activerait le système mésolimbique, la partie du cerveau stimulée en réponse aux récompenses monétaires, au sexe et aux autres stimuli positifs. Cette action activerait également l'hypothalamus, la partie du cerveau qui produit des substances chimiques qui favorisent le lien social, comme l’ocytocine.
Qu'on reste chez nous, qu'on ne bouge pas du canap'
Un effritement des liens communautaires qui n'est pas seul responsable de l'atrophie de l'amitié. Citons aussi les algorithmes et les chambres d'écho sur Internet, l'éclatement du salariat et l'enclavement des régions, ou la multiplication des services clés en main (Uber X, Cajoo...) promettant un monde sans frictions. Au sujet des applis censées faciliter la vie, Florence Ortelli, autrice de Nos Cœurs Sauvage (Arkhê), nous rapportait dès 2021 : « Elles ne veulent qu’une chose : qu’on reste chez nous, qu’on regarde des séries, qu’on ne bouge pas du canap’ et surtout qu’on ne dorme pas. » Des services sur-mesure qui déboucheraient selon l’essayiste Vincent Coquebert sur « une hausse de la solitude doublée d'une confiance amoindrie en l'avenir », et sur « la prolifération d'une empathie de plus en plus sélective, qui se déploie en cercle concentrique et s’éloigne de toute conception universaliste. » Avant cela, l'universitaire américain Rich Heyman avait observé que l'amélioration des conditions de vie avait incité les individus à s'asseoir devant la télé, entourés seulement de leur famille nucléaire. (Un triste constat, tempéré par la youtubeuse Mina Le : « Au moins, les gens regardaient la télévision ensemble. Aujourd'hui, ils sont tous à table chacun sur leur téléphone. » )
La maison de rêve
Pour les plus fortunés, cette télévision se trouve dans leur « maison de rêve ». Dans Redesigning the American Dream (2002), l'architecte et planeuse urbaine Dolores Hayden explique que cette dernière a remplacé la ville idéale, espace de contacts et de rencontres. Depuis les années 50, ces maisons de banlieue sont devenues de plus en plus grandes (les Américains bénéficient de la surface habitable par personne la plus importante jamais enregistrée au monde), et de plus en plus riches en fonctionnalités (home cinema, piscine, spa, garde-manger de la taille d'un tank…). Un retrait stratégique sur la maison qui vide les rues et infirme de multiples sociabilités pourtant primordiales pour la vie en société. « La majorité des gens ont appris à jouer librement dans la rue. Ils ont appris la négociation sociale. Ils ont appris les interactions non scriptées, non chorégraphiées et non surveillées, avec les autres. Ils se sont disputés, ils ont établi des règles, ils ont fait la paix, ils se sont séparés, ils sont redevenus amis. Ils ont développé leur muscle social. Et la majorité des enfants de ces mêmes personnes ne jouent pas librement dans la rue. Et je pense qu'un adulte a aussi besoin de jouer librement dans la rue », explique la psychothérapeute Esther Perel dans un épisode du podcast Pivot (à 50 minutes).
« C'est un appel au secours »
Dans un essai intitulé The friendship problem, l'essayiste britannique Rosie Spinks observe qu'entretenir ses relations amicales ressemble parfois à la gestion d'une petite administration. En plus des suspects habituels (capitalisme, réseaux sociaux et droit de zonage), elle impute le phénomène à la disparition des tiers-lieux, qui laissent le champ libre à l'hyper-consommation et à notre obsession bizarre pour les Stanley Cups. (Souvenons-nous aussi de l'étrange tropisme des mères de banlieue pour les céramiques Rae Dunn, qui avait généré des émeutes et l'arrivée du SWAT dans un supermarché de banlieue.) Début janvier, l'essayiste Najma Sharif évoquait dans un tweet les adeptes de la secte Stanley Cup : « Ces personnes n'ont pas de temps pour elle, peu d'amis, et rien à faire. Elles vont collectionner les cups et autres choses dont elles n'ont pas besoin pour se sentir vivante. C'est un appel au secours. »
Des conversations fortuites et sans productivité
En réponse à ce SOS, essayistes et créateurs de contenu américains chantent depuis quelques semaines les louanges du tiers-lieu, ce troisième espace, facile d'accès et peu coûteux (café, parc, bibliothèque...) où l'on se retrouve ailleurs qu'au travail et à la maison. Sur TikTok, les #thirdplace et #thirdplaces rencontrent de plus en plus d'écho, notamment chez les jeunes urbains Américains, soucieux de reprendre en main une ville dont l'urbanisation mise au service de la sphère marchande leur semble de plus en plus hostile. C'est pourtant bien souvent aux zones commerciales que sont reléguées les sociabilités. « Les lieux les plus fréquentés par les personnes en situation de solitude sont les centres commerciaux et les marchés et commerces du centre-ville », note la Fondation de France. À Jakarta, les couples se retrouvent depuis le début des années 2010 dans un IKEA de banlieue. Entre les canapés suédois et les étagères à monter en kit, ils déambulent en rêvant à l'agencement de leur future maison de rêve. Aujourd'hui à Shanghai, c'est à la cafétéria de l'enseigne que les séniors chinois, munis de thermos de thé et de fruits prédécoupés, affluent chaque semaine pour faire une rencontre, rapporte l'AFP.
Dans The Atlantic, la journalise Allie Conti avance : « Nous avons besoin d’espaces physiques pour des conversations fortuites et sans productivité. » Aux États-Unis, pensés et construits autour de la voiture, les tiers-lieux ont été remplacés par ce que le chercheur qualifie de « non-lieux » (non-places), où l'individu n'existe plus qu'en tant que client ou voiture à garer. À défaut de véritables tiers-lieux, demeurent aujourd’hui aux États-Unis et en France des espaces destinés à la production (le coworking) ou au coût d’entrée prohibitif (les bars où la pinte coûtent 12 euros...). Soit, comme le dit Allie Conti, des « ersatz de tiers-lieux. » En deux mots, des espaces privatisés, souvent orientés vers le travail, notamment dans les espaces de coworking. Dans son article intitulé Rendez-vous service et trouvez-vous un tiers-lieu, elle écrit : « Pour moi, le moment passé ensemble comporte quelques éléments : la spontanéité, l'inutilité et la volonté de toutes les parties impliquées d'aller là où la conversation les mène. » Pour endiguer l'épidémie de solitude, Matthieu Chaigne, expert en sciences comportementales, recommande aussi de « recréer des lieux de sociabilisation physiques, comme le fait par exemple l’opération 1 000 cafés. » Pareil pour la Fondation de France, qui met en avant « la nécessité d’agir sur le rapport et l’appropriation des individus à l’espace, de penser les espaces publics qui sont des lieux du lien (parcs, jardins, places, marchés) ».
Garages, bistrots et bancs publics : là où tout le monde connaît ton nom
Pour Ray Oldenburg, sociologue américain derrière le néologisme third place, les tiers-lieux ne sont pas uniquement des espaces fermés. Il s'agit aussi pour lui d'aborder la ville comme une zone où tout le monde connaît ton nom, où les rues seraient des « extensions de la maison » qui « invitent les connexions humaines. » Depuis la pandémie, les tentatives de création de tiers-lieux seraient en hausse, avance d'ailleurs Jorge González-Hermoso, chercheur associé au Metropolitan Housing and Communities Policy Center de l'Urban Institute, dans un épisode du podcast One Point. À Bucarest, les habitants ouvrent leurs garages aux pieds des immeubles pour créer leurs propres tiers-lieux. En Europe de l’Est et dans les pays post communistes, la pratique est courante depuis la chute du mur. Dans un ancien garage au rez-de-chaussée d'un immeuble du quartier Drumul Taberei, un collectif roumain a lancé en 2020 l’initiative Garaj Deschis (Open Garage) pour accueillir diverses activités culturelles et étudier le rôle primordial de cette « pièce supplémentaire » dans la vie de la rue et du quartier.
À lire et écouter :
Le podcast T'as de beaux lieux, co-produit par l’association Nouveaux Imaginaires et le Studio Ground Control, qui à chaque épisode s'attarde dans un lieu alternatif.
L'ouvrage Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien du sociologue Antoine Burret.
tres bon article !
Article très intéressant.
Intérêt pour cet article