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Nouvelles spiritualités et développement personnel : le nouvel opium du peuple ?

© Marcos Paulo Prado

Écouter son ressenti. Vivre selon son cœur. Cultiver de vrais liens. Croire en soi... Ces injonctions sont-elles notre nouveau catéchisme ? Thierry Jobard, auteur d'un essai critique, questionne nos nouvelles croyances. Interview.

Les nouvelles spiritualités, nouvel opium du peuple ? La question mérite d’être posée quand on constate l’explosion des ventes des livres qui surfent sur cette vague. Thierry Jobard est bien placé pour en parler. Responsable du rayon Sciences humaines d’une grande librairie de Strasbourg, il a vu cette catégorie croître et les livres se multiplier. Auteur d’un savoureux essai Comment la mode du développement personnel exacerbe l'individualisme et détourne de l'engagement collectif paru aux éditions Rue de l'échiquier, Thierry Jobard ne cache pas ses intentions. Porter un regard critique sur cette littérature qui, sous des dehors bienveillants de soin de soi, tourne en boucle cette obsession d’un soi à optimiser. Au détriment de l’autre ?

Cette interview prolonge notre enquête sur les nouvelles spiritualités – parue en mars 2023 dans notre revue Tous Chamanes, disponible ici.

Sur les ventes de livres, que représente le marché des nouvelles spiritualités ?

Thierry Jobard : C'est un marché qui a explosé mais qui reste difficile à circonscrire car pour établir un chiffrage, il faut des catégories. Or, il est difficile de définir où commencent et où s'arrêtent les nouvelles spiritualités. Vous avez un arc qui part du religieux au sens large, qui passe par le néochamanisme, le néodruidisme, tout le néopaganisme, avec parfois une dimension écologique ou féministe, par le biais de la sorcellerie notamment qui a été portée par l’essai de Mona Chollet (autrice de l’ouvrage à gros succès Sorcière, la puissance invaincue des femmes, paru en 2018, NDLR). Toutes ces productions s’avèrent extrêmement fluides et mouvantes. Elles se nourrissent de tout, des courants de l’ésotérisme jusqu’au développement personnel, et elles s'hybrident en permanence. Il y a des passerelles dans tous les sens donc, et on découvre de nouvelles tendances chaque semaine. L’influenceuse Lena Situations qui revendique sa passion pour le sujet a fait de très bonnes ventes en 2020 avec son livre Toujours plus, + = +, et Virginie Despentes a sorti en fin d’année dernière son coffret d’oracle rock. Claude Levis Strauss a été le premier à parler de bricolage, pour souligner cette manière de piocher dans des éléments de différentes provenances. Les sociologues des religions parlent d’un syncrétisme qui part du postulat qu’il existe une sagesse immémoriale dans toutes les religions qui, toutes, contribuent à une vérité, intemporelle.

Ces nouvelles formes de spiritualités semblent toucher un public plus large et plus populaire.

T. J. : Oui, il y a une forme de démocratisation qui a été accélérée par les mois de confinement et le public est de plus en plus jeune. Le passe culture a d’ailleurs eu un gros impact. À Strasbourg, nous avons fait partie des départements pilotes. Cela fait donc deux ans et demi qu'on voit comment ce passe culture a favorisé les mangas d’une part – qui représentent entre 70 et 75 % des ventes – et la catégorie, disons, du développement personnel et de l’ésotérisme, d’autre part. Je caricature à peine en disant qu’avant, ce type de livres attiraient surtout de vieux soixante-huitards qui s’adonnaient un peu honteusement à ces lectures. 

Les ouvrages d’ésotérisme étaient censés transmettre des savoirs cachés. Et c’étaient des lectures un peu exigeantes. Est-ce qu’en se popularisant, ce type de production a changé de forme ?

T. J. : Les nouvelles spiritualités partent du principe que l'individu doit concocter lui-même ses croyances. Il faut donc que les messages passent rapidement pour qu’il puisse piocher. Beaucoup d’ouvrages délivrent des sortes de recettes : Tu as tel problème. Tu peux faire ça pour le régler. Et il existe des recettes pour tout. On ne va pas rentrer dans des sommes qui refont l'histoire de l'astrologie, du spiritisme ou du chamanisme. Les ouvrages de référence peuvent être cités parce que le développement personnel a toujours été à la recherche d'ascendances prestigieuses. Mais c'est juste une parenthèse.

Est-ce que l’intention est très différente ?

T. J. : Une formule revient souvent : le but n’est pas de croire, mais d'expérimenter. On est loin de la proposition des religions traditionnelles qui imposent des dogmes, des rituels et la recherche d’un salut qui se situe dans un au-delà. Les sociologues des religions ont montré qu'on est passé d'une adhésion à des canons édictés par une institution, l'Église par exemple, à une forme de psychologisation de la croyance. On est à la jonction du spirituel, de la psychologique et de la thérapie. La dimension de guérison est très importante et l’approche fonctionne en termes de problèmes/solutions. Chacun peut concocter la solution qu'il jugera la plus efficace, la plus adaptée. Toutefois, pour avoir beaucoup discuté avec nos jeunes clients, il me paraît intéressant de souligner qu'ils n'y croient pas vraiment. 

Que voulez-vous dire par : ils n’y croient pas vraiment ?

T. J. : C'est comme votre horoscope que vous allez le lire le matin : s’il vous annonce une mauvaise journée, tant pis, s’il promet de bonnes surprises, c’est mieux. Si cela fonctionne, c'est très bien. Dans le cas contraire, rien de grave. Il n'y a pas de réelle adhésion. Souvent, ces pratiques agissent comme de petites béquilles. 

Et pourtant l’enthousiasme semble avéré ?

T. J. : Oui et j’ai pu le constater lors de la conférence donnée chez nous par l’autrice Natacha Calestrémé, publiée chez Albin Michel, qui a fait d’énormes succès avec ces différents ouvrages (dont La clé de votre énergie, NDLR). La salle était pleine à ras bord. Des gens me contactaient avant la rencontre en me disant qu’ils faisaient le déplacement depuis Sarreguemines, qu’ils avaient une heure et demie de route et qu'ils s’inquiétaient de ne pas avoir de place en arrivant. C’est un phénomène et un engouement qu’on constate aussi sur les réseaux. Sur sa page Facebook et son compte Instagram, Natacha Calestrémé a un vivier de fans impressionnant (respectivement 133 000 et 70 400 followers, NDLR), féminin en très grande majorité, comme c’est souvent le cas sur ces sujets.

Nous avons donc nos auteurs nationaux. Est-ce que le mouvement actuel est mondialisé ?

T. J. : Les États-Unis ont été précurseurs, mais le mouvement se constate au Québec, en Amérique latine, même au Japon et partout en Europe, à l’exception peut-être de l’Europe de l'Est. Sur le marché du livre, il y a beaucoup de traductions, mais nous avons effectivement de très gros succès nationaux maintenant, avec les livres de Fabrice Midal, Christophe André, voire Boris Cyrulnik.

Vous citiez Natacha Calestrémé dont les essais ont été numéro un des ventes en France toutes catégories d’essais confondues. Est-ce que ces ouvrages aussi donnent ces sortes de recettes spirituelles ? 

T. J. : C’est un peu la clé de voûte de son livre La clé de votre énergie dont le sous-titre est : 22 protocoles pour vous libérer émotionnellement. Elle explique, par exemple, comment trouver le nom de votre guide. Pour résumer, il s’agit de tourner le dos à votre bibliothèque en fermant les yeux, vous prononcez une petite phrase rituelle, puis vous prenez un livre au hasard. Vous l’ouvrez, au hasard toujours, et à l'endroit où les pages se sont ouvertes, le premier prénom que vous trouverez sera le prénom de votre guide. Quand je vois le niveau des ventes, on ne peut pas croire que ces pratiques n’influencent pas celles des gens.

Vous établissez un lien entre le néolibéralisme et ces nouvelles pratiques. Comment le formulez-vous ? 

T. J. : Le façonnement de l'individu néolibéral passe par des injonctions qui concernent notre physique : il faut être jeune, mince, sportif, manger cinq fruits et légumes par jour... Mais on parle moins des canons psychologiques. Il s’agit d’être résilient, agile, transformer tout en opportunité, un échec n'est pas un échec mais une possibilité de faire mieux... et si tu n'y arrives pas, c'est de ta faute, c’est que tu n'essaies pas assez. Vous avez en vous des ressources insoupçonnées. Elles ne demandent qu'à venir au jour pour vous permettre de vivre mieux. « Vous êtes Dieu avec une majuscule » (nous dit Lise Bourbeau). En cas d’échec, cela ne peut pas être la faute de l'organisation, de la structure ou de la hiérarchie. Ces discours qui prétendent qu’il faut optimiser l'individu en permanence se retrouvent dans le néomanagement. On parle d'efficacité, de résilience, et on identifie la personnalité des gens en fonction de leur silhouette ou de leur corpulence. Alors si vous êtes un peu maigrichon avec une tête allongée vous êtes comme ça, vous appartenez à tel type de personnalité, selon l'ennéagramme, vous êtes comme si etc.

Cette approche très pragmatique va de pair avec une sorte de « réenchantement » du monde. Dans ces mythologies contemporaines, on invoque des anges, des esprits... 

T. J. : Cela fait partie des débats entre sociologues. Max Weber parlait de désenchantement du monde, Marcel Gauchet de la sortie de la religion, il était question d’une sécularisation générale. On se rend compte que cette sécularisation s'accompagne effectivement d'une forme de réenchantement, mais un réenchantement qui ne part de rien, sauf de soi-même, ou qui se réclame de traditions qui ont été tellement transformées qu'elles n'ont plus rien à voir avec leurs origines.

A-t-on affaire à un mouvement pubertaire qui ne tiendra pas dans le temps ?

T. J. : C’est une bonne question à laquelle il est délicat de répondre. Ce mouvement est dans la continuité de tendances très anciennes qui remonte a minima au mouvement New Age. Mais il est aussi porté par un public très jeune qui, par essence, sera amené à changer, et qui par ailleurs était sous le choc des confinements. Il est chargé des colères et des frustrations de cette période, d’une remise en cause de la parole d'autorité des institutions, religieuses entre autres, et de celle de la science. Il est difficile de savoir si tout cela sera durable. Mais on voit des accointances se mettre en place dans un contre-discours antisystème fondé sur la défiance, la méfiance et une part de paranoïa. On s'abreuve à des sources toutes concordantes qui ne laissent pas la place au doute. Alors ON SAIT. Mais ce savoir-là n'en est pas un, c'est une forme de "clôture cognitive" qui fait croire qu'on appartient à ces "consciences éclairées" à qui on ne la fait pas et qui entend remettre en cause, par exemple, le discours scientifique qu'on juge à la fois abstrait, matérialiste et séparateur. Le tout est de "ressentir" les choses, de décrypter les signes qu'on est capable de voir, pas d'acquérir une connaissance fondée.

Il serait outrancier de prétendre que ces nouvelles spiritualités remettent en cause notre héritage monothéiste ?

T. J. : Pas du tout. Le phénomène a commencé dès le XVIIIème siècle et s'est accéléré avec la société de consommation et d'abondance dans les années 1960. Se sont développées des formes de sécularisation, de désinstitutionnalisation et d'individualisation qui conduisent à se demander si ce que nous appelions jusqu'à présent religion n'est pas tout simplement en train de disparaître. Or la religion est aussi un phénomène social et pas simplement un rapport individuel à la transcendance. Le sociologue des religions Yves Lambert parlait de nouveau tournant axial. Il situait un premier tournant au moment de la mise en place des grands monothéismes – du bouddhisme au christianisme et jusqu’à l'Islam – cet avènement avait donc pris forme sur un temps très long. Selon lui, le nouveau tournant axial ne cherche plus le sens dans le religieux mais dans une sorte de réalisation de soi. Le problème étant : comment on fait un collectif avec ça ?

À LIRE :

Comment la mode du développement personnel exacerbe l'individualisme et détourne de l'engagement collectif paru aux éditions Rue de l'échiquier

Tous chamanes, enquête sur les nouvelles spiritualités, L'ADN, mars 2023

Béatrice Sutter

J'ai une passion - prendre le pouls de l'époque - et deux amours - le numérique et la transition écologique. Je dirige la rédaction de L'ADN depuis sa création : une course de fond, un sprint - un job palpitant.
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