Ce serait une erreur de voir dans les micro-influenceurs une nouvelle version de la foire aux égos. Généreux, maladroits, vulnérables, leurs aventures relèvent bien plus d'une entreprise de co-construction du moi à l'ère des relations parasociales. Et nous rappellent qu'un « je » ne prend consistance qu'à contribuer à un « nous ».
C’est peut-être un détail pour vous, mais pour un philosophe, ça veut dire beaucoup. L’émergence d’un nouveau genre de « micro-influenceurs » au naturel, capables d’agréger autour d’eux une communauté de fans hyperamicale, a en effet de quoi nous interpeller : leur mode opératoire tranche sur le tout-venant du YouTube business. C’est que Lili Barbery, Ichon ou Barbara Butch n’ont pas vraiment de plan marketing, font peu de montage, ont beaucoup d’hésitations et de maladresses assumées, y vont avec une bonne dose d’authenticité et donc de dévoilement de soi. Et ainsi, créent une relation, pourrait-on dire, organique, avec leurs « fololo », comme les appelle Inès « paillettes dans ma vie » Reg. Car ces micro-icônes en mode brut ne cultivent pas seulement une conversation soutenue avec ceux qui les suivent et les soutiennent. Mieux, ils s’épanouissent au travers de cette conversation. Nous voyons se densifier leur propos, leur confiance en eux-mêmes, leur personnalité au fur et à mesure que leur communauté se fortifie – et pour le plus grand plaisir de cette dernière.
Alors, j’entends les critiques. Pour peu que l’on soit de mauvaise humeur, on aura vite fait de n’y voir que le show pathétique, voire parfois gênant, d’anonymes en quête de l’importance qu’ils n’ont pas, et qui plus est, soutenus par une communauté si narcissique qu’elle s’abîme dans le spectacle quotidien de ce banal « presque-moi-même ». Mais voilà, quand on est de mauvaise humeur, on ne fait pas attention aux choses importantes.
Association d’égos fêlés
À l’inverse, pour peu que nous acceptions – ce sera ici ma proposition – d’appréhender cette expérience d’ingénierie existentielle avec générosité, c’est un tout autre horizon de sens qui se déploie. Tout d’un coup, nous faisons attention à ce qui se joue véritablement pour ces nouvelles stars de proximité et pour leurs minipublics : non plus la démarche d’un égo blindé que motive en premier lieu la reconnaissance sociale. Mais plutôt : une association d’égos naturellement fêlés en quête de confiance en eux-mêmes. Ou encore : une entreprise de co-construction du moi.
Et c’est là que ça devient intéressant. Parce qu’elles s’encombrent de tout un tas de médiations électroniques, les relations dites « parasociales » (c’est-à-dire qui se jouent dans les mondes numériques) ont un mérite : elles rendent explicite le mode d’emploi de l’être humain. Ainsi, ces volontés désorientées mais qui pourtant se lancent online redécouvrent un genre de vérité éternelle. À savoir qu'il n’y a pas de construction de soi sans emmêlement aux autres. Nous ne sommes ni séparés, ni fixés. Bien au contraire, nous sommes pris dans un constant flux d’échanges qui régulièrement nous change. Et c’est un processus qui ne concerne pas seulement nos relations primaires, avec nos parents, nos frères et sœurs, nos amis d’adolescence. Mais qui dure toute la vie et s’active à l’occasion de toute sorte de rencontres. Autrement dit, pas d’entretien du « je » sans la station d’accueil d’un « nous ». Et c’est précisément ce que, pris dans le mythe hypermoderne de la nécessaire affirmation de soi, nous avions oublié.
Il fut, en effet, un temps où ce fait élémentaire relevait d’une aveuglante évidence. Jusqu’au xviie siècle, disons, être un homme, être une femme, consistait à jouer, au sein d’une communauté, le rôle qui nous avait été assigné par la naissance, la tradition, la nécessité. On est d’accord : les humains avaient alors plein de problèmes, notamment liés à la rareté des ressources et à l’autoritarisme des institutions. Mais pas ce problème proprement moderne : découvrir que notre moi nous a été livré sous la forme d’un petit tas de pièces détachées, parfois défectueuses, éparpillées là, par terre, à nos pieds. Et comprendre que personne, vraiment personne, ne fera à notre place le taff de nous construire un personnage qui fonctionne à peu près correctement. Jusqu’au xviie siècle, en effet, notre identité nous était toujours donnée, et l’affreux désarroi du « mais c’est quoi le putain de sens à ma vie ? » n’existait pour ainsi dire pas. Pour ça, il a fallu attendre que les thèses du philosophe anglais Thomas Hobbes deviennent mainstream. Il a fallu attendre l’institutionnalisation de l’individualisme libéral.
Le crash des particules élémentaires
Lorsqu’il publie, en 1651, Le Léviathan, Hobbes s’affronte à un problème très concret : les guerres de Religion qui déchirent l’Europe depuis plus d’un siècle. Son idée : s’inspirer des découvertes de Galilée pour imaginer une société peuplée non plus par des communautés organiques, mais par des individus se comportant comme des atomes isolés les uns des autres. À cette fin, il pose deux affirmations décisives.
Première affirmation : nous sommes tous libres, égaux dans nos facultés et rationnels. Voilà pourquoi – c’est la deuxième affirmation –, « l’Homme est un loup pour l’Homme ». À l’état de nature, en effet, puisque nous sommes libres, égaux et rationnels, nous nous retrouvons en compétition pour nous approprier les meilleures ressources. Comment alors échapper à la guerre de tous contre tous ?
L’Homme selon Hobbes comprend que, pour vivre en paix, il se doit de renoncer à sa liberté naturelle pour entrer dans la cité. Là, sa sécurité sera assurée, et il pourra vaquer à son business en nouant et en se protégeant par des contrats – toujours réversibles – avec ses semblables.
Tel est le nouveau pacte social que propose Hobbes et qui deviendra la matrice de notre imaginaire moderne. Tout se passe en effet comme si nous débarquions dans la société avec un moi déjà bien fixé et des objectifs rationnels que nous atteindrons en nous défiant d’autrui et en l’instrumentalisant à l’occasion.
Et il est vrai que ce crédo de l’individualisme libéral s’est avéré d’une redoutable efficacité. N’a-t-il pas permis l’émancipation du plus grand nombre hors des attaches communautaires, et l’établissement de sociétés pacifiques ?
Oui, mais jusqu’à un certain point seulement. Car l’effet « particules élémentaires », comme dit Michel Houellebecq, que Hobbes a jadis imaginé a désormais massivement envahi la réalité de nos sociétés. Par-là, il nous arrive d’« oublier » que notre réalité psychique est autrement plus complexe que cette fable d’un humain aux allures de petite machine volontaire, déjà déterminée et toujours calculatrice.
Tel est, de fait, le retour d’expérience de nos micro-influenceurs. Lili Barbery constate qu'« on est plus narcissique quand on ne veut pas se montrer ». Ichon comprend que pour progresser, « la première vraie étape, c’est le partage ». Sandréa a détesté jouer la comédie : « Je ne pouvais plus vivre avec une carapace. L’humain a besoin d’être vulnérable pour être. » Quant à Barbara Butch, elle se retrouve en position de « grande sœur référente » et confesse : « J’aurais adoré à 16 ans avoir un modèle comme moi, j’essaie d’être cette personne. » Ici, pas de clauses rigides d’un contrat mais une générosité partagée au nom d’une mécanique anthropologique : c’est lorsque nous prenons soin de nos relations que se met en branle le processus de réinvention de soi.
Philosophie de la relation
Nombre de philosophes au xxe siècle ont, de fait, illustré cette vision alternative de la subjectivité. Et c’est le philosophe français Gilbert Simondon, peu connu mais très influent, qui l’a formulée le plus clairement.
Quel est son raisonnement ? Simondon commence par réorienter notre attention. Plutôt que de nous appréhender comme des petits moi déjà faits, finis, ne devrions-nous pas nous considérer comme des sujets toujours se faisant, toujours changeant, toujours en devenir ? C’est que, loin d’être un, entier, cohérent, sûr de mon identité, je m’éprouve le plus souvent comme divisé, dissonant, décalé par rapport à moi-même, « déphasé », dit Simondon.
Déphasé entre quoi et quoi ? Entre d’un côté mon être individuel – je m’appelle Philippe Nassif, j’ai tel métier, telles manies, tel hobby, donc telle identité –, et de l’autre ma nature pré-individuelle : nature que je ne connais pas et qui recouvre ce qui est de l’ordre de mes potentiels, de mes possibles, de mes talents in progress, en attente de modifier mon individualité. D’où vient cette nature inconsciente ? Loin d’être fixe, elle est imbibée, renouvelée, alimentée en permanence au contact des différents milieux au sein desquels j’évolue : par exemple, le milieu amical, le milieu technique telles les nouvelles technologies de la communication, le milieu du travail. Autant de sphères qui impriment en moi des savoirs potentiels.
La question est alors : comment tel nouveau potentiel va venir s’actualiser en moi ? Comment s’opère le passage entre le réservoir de ma nature pré-individuelle et le moteur de mon être individuel ? Que se joue-t-il entre une capacité à l’état virtuel et sa manifestation consciente ? Précisément : c’est lorsque j’entre véritablement en relation avec d’autres que j’actualise mon potentiel.
Pensez à une conversation profonde avec un ami. Ou à une coopération professionnelle réussie. À quand il y a de la magie dans l’air, que de nouvelles choses émergent d’elles-mêmes.
Ce qui opère, ce que vous faites, ce n’est pas ce que vous savez de votre individualité constituée, mais ce que vous ne saviez pas. C’est du nouveau qui apparaît. C’est votre être qui s’épanouit. Simondon formule donc une proposition forte : je ne « m’individue », c’est-à-dire ne me différencie et ne me transforme, que dans la mesure où je participe à un collectif et contribue à l’ « individuer », à le différencier, à le transformer – même de façon minimale. « Je » ne consiste qu’à contribuer à un « nous ».
La prochaine version de nous-mêmes
Revenons à nos micro-influenceurs : à la lumière de la philosophie de Gilbert Simondon, nous comprenons que nous avons moins affaire à un « égo trip » qu’à ce que nous pourrions appeler un « Lego Trip » : les différentes pièces détachées de mon moi cliquent ensemble à chaque fois que je me rends plus explicite aux autres, et donc à moi-même. Voilà une vérité dont nous avons plus ou moins conscience, mais qui tarde à imprimer nos relations en général, et nos relations de travail en particulier. De fait, c’est une expérience pour le moins compliquée à laquelle nous, hypermodernes, sommes conviés. Car jadis, le « nous » explicite précédait le « je » et lui indiquait la marche à suivre. Aujourd’hui, je suis toujours le résultat inattendu d’un nous, mais qu’il m’a fallu aller chercher.
Andy Warhol prédisait à chacun quinze minutes de gloire. Reformulons : à l’avenir, nous disent les inédites vedettes de la parasocialité, chacun aura droit à sa microcommunauté. Et c’est ainsi que nous entraînerons la prochaine version de nous-mêmes.
Cette tribune de Philippe Nassif est parue dans le numéro 28 de la revue de L'ADN - Let's doudou it - et que vous pouvez vous procurer ici.
Bonjour Philippe,
merci pour cet excellent article.
Magnifique.
Captivée par cette tribune éclairante je me rends compte arrivée à la presque fin qu’elle est écrite par mon talentueux ami Philippe (tiens ça commence comme philo;-) Nassif. Plus qu’éclairant, brillant comme toujours!