
Si le mouvement de libération de la parole laissait entendre que les relations hommes-femmes allaient s'apaiser, c'est surtout la pensée masculiniste qui se répand en ligne.
Les plaintes déposées par l’actrice Judith Godrèche contre les cinéastes Benoît Jacquot puis Jacques Doillon pourraient laisser penser que s'ouvre là un nouveau chapitre, dans la continuité de Metoo. Mais depuis 2017, l'atmosphère a bien changé. Et le mouvement a soulevé un backlash de très forte ampleur. La remontada du masculinisme, pendant revendiqué du féminisme, est sensible dans les collèges jusque dans le discours public.
La journaliste Pauline Ferrari documente depuis plusieurs années les mouvements masculinistes et antiféministes en ligne. Elle a publié un essai, Formés à la haine des femmes. Comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux, paru chez JC Lattès, en novembre 2023. Interview.
Votre livre commence par le récit d’un choc, quand vous avez découvert dans la bouche de collégiens des discours hypermasculinistes.
P. F. : Depuis trois ans, je me rends dans les collèges et les lycées pour parler d'informations. Ces dernières années, beaucoup des célébrités ont été accusés de violences sexuelles par leurs partenaires féminines, et certaines de ces affaires concernées des personnalités qu'ils admirent – des rappeurs ou des footballeurs. Comme dans les établissements scolaires, cela provoque beaucoup de débats, nous en avons discuté. J’ai été sidérée d’entendre les plus jeunes défendre l’idée que la plupart des femmes sont des manipulatrices et des menteuses, et que leurs motivations sont la célébrité et l’argent. Et ils généralisent leurs propos aux femmes de leur entourage qui elles aussi ne voudraient qu’une seule chose : « montrer leurs fesses sur Instagram ». On entend aussi des propos très violents vis-à-vis de l’homosexualité. Évidemment, dans certaines classes, ces discours sont moins présents. Mais ce qui est certain, c’est qu’il y a quelques années seulement, on ne trouvait ces débats que sur des forums obscurs. Ils sont remontés à la surface.
Vous dites que le Covid a balayé l’effet Metoo ? Comment l’expliquez-vous ?
P. F. : Depuis le début des années 2020, on a constaté la multiplication des contenus produits par les influenceurs masculinistes. En quelques années, leurs discours se sont propagés chez les plus jeunes de manière très décomplexée, mais aussi dans les médias, dans certains ouvrages de littérature et sur les réseaux sociaux. Le procès en 2022 de Johnny Depp et Amber Heard a eu également un énorme impact. Johnny Depp accusait son ancienne épouse de violences conjugales et de violences sexuelles et, en ligne, cela a donné lieu à un déferlement de discours extrêmement violents contre Amber Heard. Or, comme le montre Cécile Delarue dans son documentaire La justice à l'épreuve des réseaux sociaux, il s’agissait d’une campagne de diffamations très finement orchestrée par des groupuscules masculinistes.
La chercheuse américaine Adrienne Massanari parle d’une « techno culture toxique ». Quelle est la part de la techno dans la propagation de ce phénomène ?
P. F. : Les masculinistes n'ont pas attendu Internet et les réseaux sociaux pour exister. Mais grâce à ces outils, ils ont pu valoriser cette sous-culture de manière rapide, à l'abri des regards et sans être inquiétés. Elle a désormais un langage particulier, une imagerie symbolique, des références filmographiques, des mèmes... Ils parlent d’ailleurs des réseaux sociaux comme de réseaux de résistance qui permettent de sortir du mensonge sociétal dans lequel nous serions et regarder enfin la vérité en face.
Du fitness à la spiritualité en passant par des conseils séduction... tous les centres d’intérêt peuvent mener au masculinisme ?
,P. F. : Oui, on a l'impression que tous les chemins en ligne mènent les hommes, et particulièrement les plus jeunes, au masculinisme. Dans les témoignages que j'ai réunis d'anciens masculinistes, tous racontent y être arrivés par des réseaux très différents. Avant d’être happés dans un vortex de contenus autrement plus radicaux, l’un a commencé via une star de l’ésotérisme, l’autre par les jeux vidéo... Les études américaines parlent de manosphère pour désigner cette nébuleuse de sous-communautés qui entretiennent de forts liens mais sans liens évidents. Cela permet à cette communauté de réunir des profils très différents : des adolescents qui n'ont pas de relations sexuelles et qui se définissent comme incels (des hommes étant incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle, état qu'ils décrivent comme célibat involontaire ou inceldom – NDLR), ou des pères de famille séparés qui estiment que la justice ne leur a pas donné le droit de voir leurs enfants. Mais ces communautés sont devenues très poreuses et se renforcent en ligne – et hors ligne. Par ailleurs, TikTok, avec son algorithme qui viralise des contenus de niche, semble cibler particulièrement les jeunes garçons pour leur proposer en quelques clics des contenus masculinistes et à tendances sexiste.
La porosité entre l'extrême droite et les contenus masculinistes est-elle avérée ?
P. F. : Tous les masculinistes ne sont pas d'extrême droite. En revanche, les hommes d'extrême droite envisagent le plus souvent la place des hommes et des femmes selon un ordre naturel biologisant et essentialisant. Par ailleurs, certaines grandes figures du masculinisme en France, je pense à Julien Rochedy (165 k abonnés sur YouTube et 81 k sur Instagram) ou Thaïs d'Escufon (206 k abonnés sur YouTube, 59 k sur X), viennent directement de groupuscules de l'extrême droite (Julien Rochedy a milité au Front national de 2006 à 2014 où il a assumé la fonction de directeur national du Front national de la jeunesse (FNJ) entre 2012 et 2014 et Thaïs d'Escufon a été la porte-parole de Génération identitaire de 2018 à sa dissolution par le gouvernement français en 2021 – NDLR). Les liens sont donc très étroits et permettent à l'extrême droite de recruter des jeunes hommes en se basant sur leurs souffrances affectives et sexuelles. Il y a une dimension xénophobe dans le discours qui prétend que les jeunes hommes blancs n'ont plus accès à la sexualité à cause de l'immigration. Mais également cette idée que le féminisme, par sa volonté de déconstruction de la masculinité toxique, amènerait à une dévirilisation des hommes, à une génération d'hommes faibles et donc efféminés puisque soumis aux femmes.
Ces propos flirtent avec des théories du complot où la féminisation de la société serait le grand projet, une sorte de grand remplacement par le genre ?
P. F. : Clairement. Nous serions plongés dans un système politique dominé par les femmes et les féministes et qui viserait à émasculer les hommes et les détruire. On ne parle plus de démocratie, mais d’un matriarcat, une gynocratie. C'est sur ces croyances que se base le masculinisme. Mais chacun peut préférer certains enjeux en fonction de son âge, de ses intérêts propres. Certains seront plus intéressés par les questions autour de la reproduction ou de la séduction, pour d’autres, ce sera le droit des hommes ou des pères...
Est-ce que ce phénomène ne serait pas cantonné au collège, une période de l’adolescence ?
P. F. : Ce qui est juste, c’est que les influenceurs du masculinisme ciblent plus particulièrement les adolescents. Ils savent que c’est une période compliquée par rapport à l'estime de soi, aux relations aux autres, aux relations affectives et sexuelles. Sur tous ces sujets, le masculinisme propose des grilles de lecture très simples, binaires. Il s’agit de ne pas se remettre en question et de faire porter la faute sur un camp jugé opposé, en l'occurrence celui des femmes et des féministes. Certains, arrivés à l'âge adulte, rencontrent dans la vraie vie des femmes et des amis qui vont changer leur point de vue. D'autres, au contraire, vont opérer un processus de radicalisation.
Ces dernières années, des discours antiféministes ont été utilisés par des hommes politiques de premier plan. Faut-il ajouter une dimension internationale et géopolitique au masculinisme ?
P. F. : Oui, ce type de discours ont été utilisés dans le cadre de campagnes électorales. Le meilleur exemple reste celui de Donald Trump qui, par sa volonté de reviriliser l'Amérique attaque le droit à l'avortement, les droits des femmes et des personnes LGBT. Certains groupuscules néonazis très ouvertement masculinistes font partie des soutiens très proches de Donald Trump. Mais Donald Trump n'est que l'exemple le plus émergé de l'iceberg. Jair Bolsonaro au Brésil, Javier Milei le nouveau président argentin, Viktor Orban en Hongrie ou en France, Éric Zemmour, ont beaucoup joué sur l'antiféminisme en passant par le combat d’un wokisme supposément florissant.
En France, de nombreux rapports tentent d'alerter sur la montée de ces mouvements. Sont-ils pris en compte ?
P. F. : Le masculinisme existe depuis longtemps et à chaque rapport, c’est comme si on le découvrait. Le rapport du Haut Conseil à l'égalité de janvier 2023 explique notamment que pour 20 % des hommes de moins de 35 ans, il faut parfois être violent pour se faire respecter. Chaque rapport déclenche quelques articles, on s’indigne, mais aucune mesure n’est prise.
Vous dîtes que vous n’êtes pas sortie indemne de cette enquête, que vous avez métabolisé un certain discours comme étant la nouvelle norme. On ne naît pas masculiniste, mais tout le monde peut le devenir ?
P. F. : On peut tous finir par considérer normal d’entendre tenus publiquement ces propos extrêmement violents. Cela fait environ six ans que je travaille sur les masculinistes, et pour mon livre de manière très intensive, pendant des mois. J'ai tellement consommé cette violence que je me suis effectivement habituée à elle. Ce qui est terrifiant, c’est que j’ai constaté le même phénomène chez les adolescents : pour eux, il est normal de parler de tueries de masse, de suicides ou d'attaques sur d'autres personnes. Nous en sommes là.
À LIRE
Pauline Ferrari, Formés à la haine des femmes. Comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux, JC Lattès, novembre 2023
À VOIR
Cécile Delarue, Affaire Johnny Depp/Amber Heard - La justice à l'épreuve des réseaux sociaux, 2023
Il faudrait aussi considérer le courant "hoministe" (du latin homen,inis = humain) qui prétend traiter et faire connaître les discriminations et le injustices contre les hommes (elles existent). Là, pas de misogynie, pas de "masculinisme", un saine revendication de l'égalité des droits vue à partir des problèmes rencontrés par les hommes, et complètement occultés. L'association représentative est le Groupe d'études sur les sexismes (GES).