Mode à la demande : comment des marques court circuitent le cercle vicieux de la fast-fashion

Mode à la demande : comment des marques court-circuitent le cercle vicieux de la fast-fashion

© Asphalte

Co-créer avec leurs clients, vendre, puis fabriquer : c’est le motto de ces marques qui ont décidé de se lancer dans la mode « à la demande ». Rentable et plus écologique, le modèle pourrait offrir un début de rédemption à l’industrie textile, toujours plus fragile depuis la pandémie.

Désastres écologiques, chaînes de fabrication opaques, surplus de stocks au mieux, bradés, au pire incinérés… On ne compte plus les effets néfastes de la surproduction textile. Et la pandémie n’a rien arrangé. Face à la disparition brutale de la demande, les grandes marques de mode ont sombré dans des océans d’invendus à travers le globe. 

Ailleurs pourtant, les promesses d’un nouveau modèle – moins coûteux, plus résilient et moins polluant – ont permis à marques et créateurs de tenir le cap. En ne produisant qu’à la demande et en co-créant avec leurs clients, ils et elles ont pu s’en tirer sans trop de casse. Leur motto ? Vendre d’abord, fabriquer ensuite. En bref, produire juste ce qu’il faut, quand il le faut.

Un business de bon sens

C’est en 2017 que la créatrice Misha Nonoo abandonne les collections saisonnières pour sauter le pas. Pour elle, ce sont les tendances et le gaspillage inhérent au fonctionnement du secteur qui posent problème. « En pariant sur ce que les gens voudront dans six à neuf mois, vous devez investir de l'argent dès le départ pour produire cet inventaire, rapporte-t-elle à Fast Company. Le coût financier et le gaspillage environnemental sont simplement considérés comme le prix à payer pour faire des affaires. » En passant à la fabrication à la demande dans ses usines, elle affirme avoir réduit ses déchets textiles et ses coûts, et en prime, avoir su s’adapter à la situation de crise que nous traversons. « Mon modèle économique me permet de suspendre mon activité d'un jour à l'autre. Je n'ai pas eu à me soucier de mettre en vente des produits invendus ou de trouver un moyen de m’en débarrasser. »

En 2019, le rapport McKinsey « The State of Fashion » faisait déjà état d’une généralisation du modèle, allant jusqu’à prédire l’arrivée d’un « changement sismique » où les vêtements pénètrent le marché « en fonction de la demande réelle » plutôt que d’être imposés par des bureaux de tendances. Une prévision que de plus en plus de créateurs embrassent par les actes, à l’instar de Clément Maulavé, cofondateur de la marque Hopaal. « Il est inutile de fabriquer des vêtements dont personne n’a besoin », raconte-t-il au Monde. Basée à Biarritz, son entreprise confectionne des vêtements à la demande à partir de matériaux 100% recyclés. Son but premier ? « Répondre à un besoin, pas en créer. »

Un virage difficile à prendre

La prise de position est honorable, mais n’est pas pour autant facile à adopter, raconte Rodolphe Gardies, directeur marketing de la marque de mode Asphalte. Co-fondée en 2016 par l’entrepreneur William Hauvette, l’entreprise ne fabrique que ce qui est précommandé par ses clients, des hommes d’une trentaine d’années en moyenne, et les fait participer au processus de création via des questionnaires. Un fonctionnement qu’elle a mis du temps à adopter. « Asphalte est née des cendres de la marque Six & Sept, une marque comme il y en a plein aujourd’hui et qui se voulait être “le Eric Bompard de la laine mérinos” », raconte ce dernier. À l’époque, ses créateurs vendent des pulls pour hommes à la chaîne et à l’aveugle, sans réellement se soucier de ce que veulent leurs clients. « On lançait 200 pulls par collection, ce qui faisait davantage plaisir à nos distributeurs qu’aux consommateurs eux-mêmes, poursuit Rodolphe Gardies. On avait besoin de toujours plus de fonds, pour produire toujours plus de vêtements, qui n’étaient demandés par personne. On marchait sur la tête et pour être honnête, la boîte ne fonctionnait pas très bien. »

C’est en inversant le modèle qu’est né Asphalte : « au lieu de produire des pulls à la chaîne, on s’est dit qu’on allait en produire un seul, à l’aide de nos clients. » Pour créer ce que la marque appelle son « pull parfait », il a fallu poser des questions, beaucoup de questions aux consommateurs, notamment au sujet des problèmes qu'ils rencontrent avec leurs pulls. « Ça rétrécit, ça bouloche, ça pique, ça se détend au lavage… on a engrangé tellement de réponses grâce à ce premier questionnaire que l’on s’est mis au boulot sur une pièce test », poursuit le marqueteur. Mis en précommande lors de leur première campagne, leur premier pull de laine à col rond cartonne et s’écoule à 2 500 exemplaires. « En un lancement, on a réalisé l’équivalent d’un an de chiffre d’affaires sur le site de Six & Sept. »

« Faire peu de vêtements, mais les faire bien »

Cinq ans plus tard, Asphalte a fédéré une communauté fidèle de 100 000 clients. Avec un chiffre d’affaires de 13 millions d’euros en 2020, on peut dire que la marque a su répliquer son succès. Le secret ? « Itérer » et reproduire à l'identique la recette qui a fonctionné. « On va, très humblement et très sincèrement, chercher les besoins des gens sur chaque produit, explique Rodolphe Gardies. Il y a beaucoup d’inertie dans notre modèle car on a tout le temps besoin de savoir sur quels vêtements se lancer avant de créer. Ça prend du temps. »

La parka, le t-shirt en coton, la paire de sneakers… Chaque produit, fabriqué en Europe, se veut être un indémodable de la garde-robe masculine, et bientôt féminine en octobre, si le lancement de la première campagne se passe bien. « À terme, l’idée est de se limiter à 200 pièces classiques par garde-robe. Plutôt que de faire des collections à l’infini, on garde les mêmes produits et on les améliore ! » Ensuite, c’est toujours la même rengaine qui se met en marche. Une fois que les clients ont sélectionné les pièces qu’ils souhaitent porter, il faut « chercher le bon fournisseur, s’assurer que les matières sont bien écoresponsables, passer les tests de résistance et de délavage ; pour être sûrs qu’à la fin, notre marque tienne sa promesse : faire peu de vêtements, mais les faire bien. » Temps de livraison estimé ? Deux à trois mois. 

Il y a parfois de l’incertitude, mais les avantages de la précommande sont nombreux. L’argent venant directement des acheteurs, la marque peut financer la production avant de financer ses fournisseurs et croître organiquement en restant complètement indépendante. « C’est comme lancer un crowdfunding à chaque fois qu’on lance un vêtement ! » En produisant en juste quantité, elle contourne aussi le cercle vicieux de la surproduction et du gaspillage. Pour Rodolphe Gardies, l’équation est vite faite : « pas de stock invendu = pas de soldes ou de promos bidons. En ne dévaluant pas nos prix, on évite accessoirement de pousser les gens à l’achat en abusant de dark patterns… »

Sensibiliser, sans faire culpabiliser

Dans le secteur toutefois, le naturel revient facilement au galop. « On nous demande souvent pourquoi on ne fait pas de stock pour livrer plus rapidement », poursuit-il. La réponse est simple : ça ne fonctionne pas. « La précommande marche mieux que la stratégie du stock chez nous, parce que c’est l’expérience de co-construction qui intéresse les gens. » Une démarche collaborative qui aiguille les équipes dans la moindre de leurs décisions. Depuis peu et sous l’impulsion de sa communauté, Asphalte est l’une des premières marques françaises à afficher le score environnemental (CO2, eau, énergie) de ses vêtements, devançant ainsi les directives de la loi climat sur le sujet. 

« Notre but à terme, c’est de viser plus large que “l’urbain écolo-bobo”, caricature volontairement Rodolphe Gardies, à savoir les gens qui n’ont plus les moyens de s’offrir des vêtements de mauvaise qualité. » Il ne cache pas que le chemin sera encore long pour embarquer le plus grand nombre, car on n’empêche pas les gens d’aller chez H&M du jour au lendemain. « Il faut composer avec la pression personnelle que l’on ressent tous face à la crise écologique, et dans le même temps, marketer que c’est cool de consommer moins, sans faire culpabiliser ». Lui compte sur la coalition de marques pour changer les choses. « Plutôt que de se tirer dans les pattes, on devrait regarder plus loin et ensemble, là où se trouve le véritable danger...»

Margaux Dussert

Diplômée en marketing et publicité à l’ISCOM après une Hypokhâgne, Margaux Dussert a rejoint L’ADN en 2017. Elle est en charge des sujets liés à la culture et la créativité.
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