
En 2024, des bad girls d'un genre nouveau ont fait main basse sur le Zeitgeist culturel. Ni méga-pop stars, ni artistes de niche, Sabrina Carpenter, Chappell Roan ou Charli XCX transforment l'industrie musicale, influencent la mode, interrogent la féminité et le genre, et s'invitent même dans la sphère politique. Décryptage.
À moins d'avoir passé l'été dans une grotte ou en zone blanche, difficile de l'ignorer : l'été 2024 aura été brat – du nom du dernier album de Charli XCX. La chanteuse britannique de 32 ans a créé un moment de culture pop identifiable entre mille, submergeant de vert néon les réseaux sociaux, s'invitant même dans la présidentielle américaine. Si Charlotte Emma Aitchison, de son vrai nom, a sonné la fin du « brat summer » sur les réseaux, ses nouveaux projets seront, de ses propres mots, « résolument dans la bratosphère ». Qu'on se le dise, la nouvelle vague de chanteuses pop est là pour dynamiter les codes et imposer ses propres règles du jeu.
La fin d'une époque
Si vous en doutiez encore, il suffit de mettre en parallèle la saison glorieuse de la sensation pop britannique avec le come-back raté de Katy Perry. L'icône des années 2010 n'a pas été épargnée à la sortie de son single Women's World. Il faut dire que la chanteuse a aligné les faux pas, frappant par sa cécité culturelle à l'ère post #MeToo : collaboration avec Dr Luke, producteur accusé d'agression sexuelle, son daté et paroles cringe, au féminisme si bossy que même 2011 n'en n'aurait pas voulu.
Avoir plus de dix ans de carrière dans le show-business à l'heure de TikTok ne signifie pas pour autant être dépassé par la situation : Beyoncé et Taylor Swift sont toujours des powerhouses – déroulant leur légende à coups de concept albums et méga tours réglés comme du papier à musique. Mais dans cet univers ultra-maîtrisé, la spontanéité manque. Et à l'ère de l'horizontalité triomphante, la recette pour devenir l'idole des jeunes a changé.
C'est dans cet espace vacant que s'inscrit la nouvelle vague pop. Derrière la figure de proue Charli XCX, Sabrina Carpenter ou Chappell Roan creusent ce sillon. Loin d'être de jeunes débutantes, elles ont patiemment forgé leur carrière, sans se laisser décourager par les obstacles. Créatures de MySpace et de YouTube première époque (Charli tire son pseudo de son handle MSN Messenger), elles ont fédéré une fan base fidèle, avant de connaître un succès mainstream. Avec leur identité visuelle propre, chacune à sa manière renouvelle l'archétype – pas vraiment nouveau – de la bad girl. Et en 2024, elles ont des choses à dire sur What it feels like for a girl (du nom de cette vieille chanson de Madonna).
Charli pulvérise la clean girl
Repérée sur Myspace à 16 ans en 2008, Charli XCX devient en quelques années une figure de l'hyperpop, en collaborant avec le label PC Music et la productrice SOPHIE. En 2023, elle signe Speed Drive sur la BO de Barbie. En 2024, son sixième album brat atteint la 2ème place du classement des albums au Royaume-Uni et la 3ème place du Billboard américain. Et surtout, devient ce phénomène global, formidable machine à mèmes, grâce aux générateurs disponibles en ligne. Son esthétique lofi est reprise par les internautes et les marques – Charli est devenue égérie H&M à l'automne 2024 (brat ou pas ? Sa communauté se déchire sur Reddit). Brat s'est même invité dans les arcanes du pouvoir, via la campagne de Kamala Harris ou dans la Summer playlist 2024 de Barack Obama.
Selon Charli, la fille brat (sale gosse) « aime faire la fête, dit peut-être des bêtises, se sent bien dans sa peau, mais (…) a aussi peut-être une déprime et continue à faire la fête malgré tout ». Entourée des it girls Gabbriette Bechtel ou Alex Consani, sans renier des figures tutélaires comme Chloë Sevigny ou Julia Fox, Charli y cultive un look éclectique et sans règles, très Y2K, se départissant rarement des lunettes de soleil ultra-enveloppantes, sauf pour laisser entrevoir ses yeux de sirène remontés à coups de face tape néon.
Diariste des temps modernes, Charli scande ses paroles comme une succession de messages vocaux. Elle parle traumas générationnels dans Apple, met en scène sa dispute médiatisée avec Lorde dans Girl, So confusing – avant de proposer à la chanteuse néo-zélandaise de donner sa version dans un remix collaboratif. Certains analysent aussi le son autotuné et robotique de Charli à l'aune de l'ambiance générale de fin du monde, comme une « pop de récession » que l'on pourrait rapprocher de celles des années 80 ou de 2008, explique The Guardian.
Le quotidien britannique note la façon dont Charli permet aux jeunes femmes d’échapper aux stéréotypes classiques, notamment celui qui veut qu’elles se consacrent au male gaze comme un job à plein temps. « Rien dedans ne dit : Je suis là pour avoir des relations sexuelles », note Cicely Higham, 16 ans, à propos de brat. Suffisamment rare pour une femme en musique, remarque Zoe Williams, tout en notant que la libido s’y exprime plutôt dans son acception jungienne – une énergie vitale qui transcende la simple pulsion sexuelle et anime tous les aspects de notre existence.
Et si l'on oppose souvent cette garce de brat à la Clean Girl, sujette à la surconsommation avec ses 40 leggings et son goût du Pilates Reformer, l'éditorialiste introduit une nuance à cette théorie, en distinguant la Clean Girl de la Pick Me, toutes deux cherchant l'approbation masculine sous des formes différentes. Brat, par son rejet des normes, son attitude désinhibée et hédoniste, propose, elle, une manière d'émancipation, impénitente, imparfaite et maladroite à certains égards – où l'on peut à la fois aimer le Pilates Reformer ET se servir un ballon de rouge, en collant noir et marcel blanc (braless) sur un appareil de gym vibrant, comme Charli dans la vidéo de 360. À choisir une némésis de brat, elle serait plutôt la « very demure, very mindful » (très réservée, très réfléchie) attitude qui a déferlé sur les réseaux en août 2024.
Chappell, la Midwest princess très « camp »
Kayleigh Rose Amstutz, alias Chappell Roan, a commencé à uploader ses chansons sur YouTube, avant d'être repérée par Atlantic à 17 ans en 2015. En plein cœur de la pandémie, la maison de disques lui rend son contrat, malgré le bon accueil reçu par son titre Pink Pony Club, et voici Chappell de retour dans son Missouri natal, à courir les petits jobs. Elle ne lâche pas l'affaire, et revient en 2023, signée par Island Records, avec The Rise and Fall of a Midwest Princess, où elle assume son identité queer, établit son persona drag et reçoit l'adoubement ultime en la personne de Sir Elton John.
Sa performance au NPR Tiny Desk Concert achève de marquer les esprits, avec une audace qui repousse les limites esthétiques du laid et du beau. Elle revendique des influences à la croisée de la pop, du théâtre, du burlesque et du cinéma d'horreur. Une palette qui lui permet de toucher de nombreuses générations qui la comparent à Madonna, Lady Gaga, Alanis Morissette, Kate Bush, ou Cyndi Lauper. Au Governors Ball de New York, elle est sortie d'une grosse pomme, habillée en Statue de la Liberté. Elle pose en total look médiéval avec un groin de cochon sur la cover de Good Luck Babe, où la chanteuse dit adieu à une flamme incapable de se défaire de la gangue de l'hétéronormativité. Diagnostiquée bipolaire, Chappell n'hésite pas à parler ouvertement de santé mentale.
Là aussi, la politique n'hésite pas à utiliser ce « femininomenon » : la chanson de Chappell Roan du même nom a été reprise par la campagne de Kamala Harris, tandis qu’Ella Emhoff, belle-fille de la candidate, arborait à la Convention démocrate une casquette camouflage au blason Harris-Walz, inspirée de celle de Roan. Est-ce à dire que l’artiste se doit de soutenir réciproquement le camp démocrate ? Que nenni : après avoir exprimé sa réticence à soutenir explicitement Kamala Harris pour la présidentielle, Chappell a essuyé sur les réseaux une bronca telle, qu’elle a annulé deux concerts dans la foulée.
Sabrina, la « Bratz qui prend vie »
À l'instar de Charli et Chappell, Sabrina Carpenter, 25 ans, n'est pas née de la dernière pluie. Elle a posté sa première vidéo sur YouTube à 9 ans, une cover de Taylor Swift, dont elle ouvrira le show 15 ans plus tard. Sabrina a fait ses classes sur Disney Channel en 2014 et sorti 4 albums qui ont laborieusement trouvé leur public. Elle perce en 2021 avec Skin, chanson réponse à Drivers License d'Olivia Rodrigo, avec laquelle elle a constitué un triangle amoureux médiatisé (le troisième sommet du triangle étant l'acteur Joshua Bennett, pour ceux qui suivent). Mais c'est en avril 2024 qu'elle explose avec Espresso.
Avec son look de pin-up vintage, on pourrait croire qu'elle est la énième itération d'un produit pop sexy, fabriqué par les hommes à destination des hommes. Mais à bien écouter ses paroles, Sabrina joue de l'humour et de l'autodérision pour commenter ses relations amoureuses. Le journaliste Spencer Kornhaber l'écrit dans The Atlantic : « C'est comme si Betty Boop était douée de sensibilité et écrivait des chansons cinglantes sur les hommes qui la reluquent. C'est une Bratz (ndlr : la Bratz est une poupée qui a cartonné dans les années 2000, dont la lippe charnue, le maquillage prononcé et les formes hyper-sexualisées avaient suscité la polémique) qui prend vie ».
Le business de Sabrina Carpenter est florissant. Elle a participé à des campagnes pour Skims et Marc Jacobs, et fait des apparitions remarquées aux défilés, au Met Gala ou au Vogue World. En quatre ans, le nombre de followers Instagram de Carpenter a presque doublé, passant de 19 millions à 37 millions, selon la plateforme d'intelligence Lefty, rapportée par Vogue Business. Avec un album très attendu sorti en août 2024, et la tournée mondiale à suivre, les affaires de Sabrina ne sont pas près de se tarir, même si les fans sont tombés de l'armoire en voyant les sommets atteints par des prix – merci la tarification dynamique, celle-là même qui avait déjà assommé les nostalgiques d’Oasis.
Middle class pop stars
Les ascensions de Charli, Chappell, Sabrina…, mais aussi Billie Eilish, Olivia Rodrigo, Tinashe ou la tiktokeuse devenue chanteuse Addison Rae marquent un tournant dans l'industrie musicale et la culture populaire. Un moment où la culture de la célébrité se redéfinit à l'aune des réseaux sociaux et des technologies, tandis que les questions autour du genre, des relations hommes-femme ou de la santé mentale occupent le devant de la scène. Si chacune chante les dilemmes propres à sa génération, elles embrassent la même féminité complexe, et la volonté de s'émanciper du regard masculin dominant – sans s'effacer, s'excuser ou se justifier. À l'image de Charli qui commente sur une vidéo spéculant sur les éventuelles procédures esthétiques auxquelles elle se serait prêtée : « Omg I'm obsessed w this shit » (oh mon Dieu, j'adore ce truc).
Ni méga pop stars, ni artistes de niche, les middle class pop stars, ainsi que les qualifie NBC News, se distinguent par une authenticité, une vulnérabilité et un humour tranchant avec les générations précédentes. Et surtout, elles ont appris de leurs sœurs aînées, Lindsay Lohan, Britney Spears et les autres, qui se sont brûlées sur l'autel de la célébrité (à cet égard, on suivra en 2025 le doc Child Star co-réalisé par Demi Lovato, autre ancienne de l'écurie Disney). Elles ne sont plus prêtes à se laisser dévorer par l'industrie prédatrice et ses stans, ni à sacrifier leur intégrité artistique pour des tubes sans lendemain – d'autant que le format single n'a plus la même portée qu’à l’époque des radios et autres supports analogiques. Au contraire, elles privilégient les performances live, la cohérence artistique sur le long terme et une connexion franche avec leurs fans. Chappell Roan, par exemple, a posté un message sans ambages afin de dénoncer la « stalker vibe » de certains d’entre eux. « Quand je suis sur scène, quand je performe, quand je suis en drag, (…) je suis au travail. Dans toute autre circonstance, je ne suis pas en mode travail. J'ai débadgé. J'ai vécu trop d'interactions physiques et sociales non consenties et j'ai juste besoin de (…) vous rappeler que les femmes ne vous doivent rien. »
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